Le voyageur

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Pierre monta dans le train. À cette heure tardive, les quais étaient quasiment déserts. La plupart des gens étaient déjà rentrés chez eux. Mais lui, il était resté tard au bureau.

L’avantage à cette situation, c’était le wagon vide. Il se dirigea résolument vers la place stratégique, à un coin du wagon, à côté de la fenêtre et dans le sens de la marche. Il jeta un coup d’œil à sa montre et poussa un profond soupir, il allait louper sa correspondance et allait devoir attendre la prochaine pendant vingt bonnes minutes.

Alors, il se cala au fond de son siège et enfonça des écouteurs dans les oreilles. Un seul autre voyageur monta dans le wagon. Il s’assit de l’autre côté de l’allée centrale, dos à Pierre. Un étudiant, pensa Pierre. Puis, il s’en désintéressa en sentant le train se mettre en route.

Derrière la fenêtre, c’était le noir le plus total. Pourtant, ils avaient quitté les tunnels depuis belle lurette. Décembre, c’était vraiment un mois à pas mettre le nez dehors. Encore, avec de la neige, ça aurait été un peu plus potable. Ça aurait peut-être rendu le paysage moins morne. Mais là, avec la flotte à longueur de journée et le ciel tellement bas qu’il semblait vouloir venir s’écraser sur le sol, c’était juste déprimant.

Au fur et à mesure des arrêts, il voyait des lumières défiler. Bientôt. Bientôt, il arriverait à sa correspondance.

Il jeta un nouveau coup d’œil à sa montre. Avec beaucoup de chance, il pourrait encore avoir le prochain train.

Alors que le train quittait une nouvelle gare, la musique dans ses oreilles grésilla avant de complètement se couper. Allons bon, c’était bien sa veine, la batterie devait être à plat.

De toute façon, il n’allait pas tarder à arriver. Encore deux arrêts. En rangeant les écouteurs dans une poche de son blouson, il jeta un rapide regard à l’autre passager, l’étudiant. Il était calé contre la fenêtre et semblait perdu dans la contemplation du paysage. Pierre ne pouvait pas voir son visage et, de toute façon, il s’en fichait pas mal. Le truc important, c’était que son arrêt approchait.

Alors que le train ralentissait en vue d’un nouvel arrêt, les lumières se mirent à grésiller avant de s’éteindre complètement. Elles revinrent cependant rapidement quand le train stoppa sa course.

Pierre jeta un nouveau regard à l’étudiant. Il devait s’être endormi, il n’avait même pas réagi à l’absence de lumière.

Un nouveau coup d’œil à la montre. Zut, c’était fichu pour la correspondance. Il allait devoir se peler les miches en attendant le train d’après. En plus, il avait oublié l’écharpe au bureau et le col de son manteau ne protégeait pas suffisamment contre les rafales humides.

Il n’identifia pas de suite ce qui clochait. Mais il y avait bien un détail qui lui égratignait la rétine depuis un petit moment déjà. Cet étudiant, il ne bougeait vraiment pas. Il vit son bras qui pendait mollement du côté de l’allée centrale. Dans un train, on gardait ses bras avec soi, ça évitait à des passagers pressés de vous mettre un coup dedans.

Et puis, le truc qui clochait vraiment, c’était son écharpe. Pierre n’avait pas vraiment prêté attention à sa couleur jusque-là, mais il était à peu près certain qu’elle n’était pas rouge au départ.

Il se décala un peu vers l’allée centrale et vit le bout de l’écharpe trainer sur le sol. Sauf qu’elle ne trainait pas sur le sol. Non, elle trempait dans un liquide. Et ce liquide s’enfuyait inexorablement par ses fibres jusqu’au sol.

Le tableau se reconstitua alors entièrement dans l’esprit de Pierre. L’étudiant qui était monté en même temps que lui était assis égorgé à seulement quelque pas de lui.

Un frisson des plus désagréables le parcourut de la tête aux pieds. Il sentit un froid mordant l’envahir à l’intérieur. Ça devait être ça, la peur.

Comme électrisé, il se remit debout et jeta des regards affolés de tous les côtés. L’étudiant, lui, ne bougeait toujours pas. Forcément, il devait déjà s’être vidé de son sang. Pierre ne le voyait que de dos et c’était sûrement pour le mieux. Que pouvait refléter le visage d’un mort ?

Mais peut-être qu’il n’était pas mort. Peut-être qu’il avait besoin d’aide. Peut-être…

Peu conscient de ses mouvements, Pierre fit un pas dans sa direction. Son regard était toujours fixé sur la flaque sombre par terre. La main qu’il avait vue pendre nonchalamment la touchait presque. Il vit quelques gouttes écarlates glisser le long des doigts immobiles. Et tomber.

Ploc-ploc.

Ploc-ploc.

Pierre hésita pour le second pas.

Et surtout, pour la première fois depuis sa découverte, il se demanda comment ça avait pu arriver.

Le froid à l’intérieur s’intensifia jusqu’à lui donner la nausée.

Depuis qu’ils étaient montés dans ce wagon, ils avaient été seuls. Absolument seuls. Personne d’autre n’était passé. Personne. Il ne s’était tout de même pas égorgé tout seul ?

Il ne fit pas de second pas. Il fallait qu’il descende du train. Qu’il file loin, sans demander son reste.

Sauf qu’il ne pouvait pas vraiment filer comme ça. Il ne manquerait plus qu’une caméra de surveillance le surprenne en train de quitter le wagon pour qu’on l’accuse de tout. Tremblant de la tête aux pieds, il tira le signal d’alarme.

Alors que le train ralentissait, il sentit ses jambes se dérober sous lui et il se laissa tomber sur un siège à quelques pas du cadavre. Sous le choc, il frotta une main contre l’autre. Un truc clochait ici aussi. Il était sûr qu’il avait des gants quand il était monté dans le train. Il fouilla frénétiquement ses poches, mais ne les trouva pas. C’était sûrement idiot, mais il lui semblait de la plus haute importance de remettre la main sur ses gants.

Il inspira un coup et tenta de calmer les tremblements de ses mains. Il avait dû perdre les gants quelque part à la gare. Ou peut-être qu’il les avait aussi laissés au boulot, comme l’écharpe.

Il ne voyait toujours pas le visage de l’étudiant qui était résolument tourné vers l’extérieur. D’ailleurs, il ne le regardait pas, ce visage. Toute son attention était attirée par la main de laquelle gouttait toujours le sang.

Pierre resta là jusqu’à l’arrivée des pompiers, puis des flics. On lui posa des questions, on écouta sa version embrouillée. Non, il n’avait vu personne, et oui, c’était la première fois qu’il voyait la victime. Était-il possible qu’il se soit assoupi pendant le meurtre ? Il ne savait pas, mais pourquoi pas, après tout. Est-ce qu’il avait touché au corps ? Il y avait du sang sur lui. Non… Enfin, il n’en était plus très sûr. Est-ce que ça les dérangerait qu’il sorte prendre l’air ?

On le laissa finalement partir après avoir pris ses coordonnées pour les besoins de l’enquête.

Il avait largement loupé sa correspondance.

Alors qu’un autre train l’emmenait chez lui, il n’arrivait à fixer son attention sur absolument rien. Il revoyait encore et encore la main, le sang, l’écharpe…

Et surtout, surtout, il ne comprenait pas comment ça avait pu arriver.

Peut-être que les flics avaient raison. Peut-être qu’il s’était endormi et que quelqu’un avait profité de ce moment pour entrer dans le wagon et égorger l’étudiant. Mais alors, pourquoi ce quelqu’un l’avait laissé dans son coin ? Et puis, il était certain ne pas s’être endormi.

Ce fut une délivrance que d’arriver enfin au bon arrêt. Il tremblait toujours de tout son corps. L’air saturé d’humidité de ce mois de décembre lui éclaircit cependant les idées.

Quand il ouvrit la porte de son appartement, les ténèbres l’accueillirent. Il se débarrassa à la va-vite de son manteau, ne s’embarrassa pas de l’accrocher, le jeta par terre dans l’entrée et passa directement à la salle de bain.

Le large miroir lui renvoya son image sous l’éclairage artificiel. Il avait le teint aussi blafard que le cadavre et il nota une tache de sang séché, là, sur la joue droite.

D’une main tremblante, il le frotta.

Pourtant, depuis le moment où il avait réalisé que son voisin de wagon était en train de se vider de son sang, il ne l’avait pas approché. Et il ne l’avait certainement pas touché. Il reporta son attention sur ses mains. Pourquoi avait-il l’impression qu’elles étaient aussi couvertes de sang ?

Il revint à son reflet.

Non, il ne s’était pas approché du cadavre après l’avoir découvert.

Mais il y avait eu cette coupure d’électricité. Juste avant qu’il ne le voie. Est-ce que…

Il se frotta les tempes et ferma les yeux.

C’était dans ce laps de temps que le tueur avait agi, réalisa Pierre.

Le meurtrier s’était approché par-derrière, sa main gantée serrée sur le manche du couteau. Il avait savouré ce moment, cette traque d’une victime choisie au hasard. Ça aurait pu être n’importe qui, mais quelque chose avait voulu que ce soit l’étudiant. La victime ne s’était pas débattue, elle n’avait tout simplement pas compris ce qui lui arrivait. Et déjà, la lame filait, pénétrait la chair. La victime gargouilla quelque chose avant de sombrer définitivement. Le tueur, lui, avait juste ouvert la fenêtre et avait balancé l’arme du crime dans un bosquet bordant le chemin de fer. Personne ne saurait jamais où il s’était débarrassé du couteau, personne ne le trouverait jamais. Puis, il avait louché sur ses gants de cuir, complètement souillés par le sang. Sans davantage de débats intérieurs, il les envoya rejoindre l’arme. Et, avec un sentiment qui s’approchait de plus en plus de l’euphorie la plus totale, il était retourné s’assoir. Toujours dans la pénombre. Mais il avait oublié d’effacer le sang qui avait giclé sur sa joue.

Pierre dut se retenir au lavabo pour ne pas basculer.

Il s’en souvenait.

Il se souvenait du moindre détail. La faible résistance de l’étudiant. Le sang chaud sur les mains, sur l’écharpe. L’euphorie. Surtout l’euphorie. Jamais il n’avait éprouvé une telle joie…

Il releva les yeux vers son reflet. Celui qui lui faisait face, ce n’était plus lui. Il y avait autre chose dans le regard que l’autre lui retournait à présent. Une étincelle qui n’y était pas avant.

Il s’approcha du miroir et frotta de nouveau le sang sur sa joue.

Dans le miroir, ce n’était pas un autre. C’était lui. C’était lui qui avait tué l’étudiant.

Il vit naitre un sourire sur les lèvres du reflet. Sur ses lèvres à lui.

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