À peine sortie de ma rue, j'étais saisie par la magie de ce qui m'entourait et courrais sur le chemin de l'école, prenant le pas des gamins dans le cortège matinal. Des mamans, certaines noires, d'autres voilées, de celles qu'on dit issues des minorités, criaient gare au-dessus des autos vrombissantes, indifférentes à ce flot pittoresque. Happée par la composition du quartier, j'empruntais la perspective la plus longue.
Le départ était sonné. Je grandissais peu à peu, de déceptions en désillusions. À commencer par le ciel : toujours gris, frappé d'un mauvais sort. Puis les immeubles. Sales, mornes, que seuls les visages aux fenêtres égayaient comme autant de taches de peinture. Je marchais vite, ralliant la rivière que je longeais pour aller au bureau. Dans le courant, des canalisations déversaient leurs eaux usées. Par temps sec, des corps de vélos noyés refaisaient surface. Sur le chemin, les passants ressemblaient à la ville, triste mine. Je notais surtout la façon dont ils s'arrangeaient pour ignorer ma présence, comme si croiser leur regard dût valoir la peine. Je les repérais au loin se préparer à ne pas me remarquer. En général, c'étaient des femmes avec un chien en laisse. Elles prenaient d'abord un air dégagé puis baissaient les yeux en me croisant. Avaient-elles été élevées ainsi par leur mère de façon à éviter toutes sortes d'ennuis que la rue apporte ? Je tombais parfois sur des jeunes, peut-être la cause de ce phénomène. Ils venaient là, sur les bancs entre les sapins délavés et les poubelles pleines pour fumer du tabac à rouler. Je risquais alors un sourire qu'ils étaient les seuls à me rendre. Un sourire peu tendre, facétieux, presque effrayant, entrecoupé d'invitations dissonantes. J'abandonnais ces gens à leurs usages.
À mon retour le soleil se couchait derrière l'école, dardant la route de ses derniers rayons. J'aimais perdre du temps à déambuler, la rivière comme dernier témoin de la nature. Un terre-neuve venait parfois me tenir compagnie pour observer le comportement des canards sauvages. Ils se rencontraient dans une union pugnace au printemps puis se promenaient avec leurs rangées de canetons innocents. Les couples ainsi formés se promettaient fidélité pour l'année à venir et pour l'éducation des petits. Le terre-neuve aboyait pour bousculer tout ça et rappeler à tous qu'on était en vie, provoquant haussement de sourcils et de plumes. Je rêvais alors : était-il possible que quelqu'un m'attendît au bout du chemin ? J'éprouvais cette impression qu'un évènement inhabituel va se produire, que la journée va prendre un tournant dramatique. Mais le chien restait mon seul compagnon jusqu'à ce que nos routes divergent.
Ensuite, je rencontrais un vieil homme et un garçon ; la seule vue de ces deux-là ravivait l'âme. Ce grand-père avait le visage fatigué et bienheureux, ses rides dessinaient des sourires désenchantés mais la lumière pétillait dans ses yeux. Quand je les croisais, il serrait jalousement la petite main de son gamin comme s'il avait perdu confiance en l'humanité, on eût dit qu'il se méfiait de tout. Je continuais mon chemin, le cœur serré, oubliant le grand père mais pas le garçon. Cet enfant brillait comme une étoile, un soleil qu'on peut regarder en face. Un sourire frais lui ouvrait le visage et remplissait les espaces vides de mon esprit. Son regard clair et attentif creusait tout mouvement. L'espace d'un instant je regrettais d'avoir grandi et laissé choir l'état de grâce, de ne plus m'étonner de rien. Dans les yeux d'un enfant ou les yeux au ciel, on observe le monde et le monde nous observe.
Toute chose peut être belle si on l'envisage avec ce petit décalage, c'est une question de repères. On peut avoir envie de voir puis aimer du regard. Les canards m'ont toujours fuie, les passants n'ont fait que passer, la vie a déroulé le tapis de ma destinée sous mes pas. Chaque matin perdu est un rappel de l'enfance oubliée sur les chemins. L'amour vibre et bouillonne comme un poème que nous avons tous connu par cœur et dont on comprend trop tard la beauté. L'eau vive fait du bruit mais peu à peu nous nous en éloignons et c'est le silence, la rivière se régénère sans nous. J'ai gagné plus d'argent, j'ai acheté une voiture. Depuis, je ne vois plus rien, indifférente aux chemins des rivières.
Le regard et la franchise des enfants, l'espoir de l'adolescent, la force des adultes, voilà l'idéal. Avance, regarde devant, et si c'est moche détruit pour reconstruire. Regarder derrière est inutile, y a rien derrière, y a que les vieux qui regrettent le passé, le bon temps, la belle époque... Garde tes racines, mais faut en sorte d'y faire pousser un arbre.
J'aime beaucoup, bravo ! et vous adresse un grand sourire !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot
Le regard et la franchise des enfants, l'espoir de l'adolescent, la force des adultes, voilà l'idéal. Avance, regarde devant, et si c'est moche détruit pour reconstruire. Regarder derrière est inutile, y a rien derrière, y a que les vieux qui regrettent le passé, le bon temps, la belle époque... Garde tes racines, mais faut en sorte d'y faire pousser un arbre.
· Il y a plus de 14 ans ·Lézard Des Dunes