Du bleu sur tes paupières

Mireille Roques


Texte déjà paru sous une autre référence (Miro )

C’est cela que j’ai vu,  d’abord. Que j’ai vu  en entrant dans la pièce : ce bleu.  Trop soutenu, un peu pâteux, mal estompé. Ce bleu sur tes paupières. La professionnelle, paraît-il, avait été  très gentille, très compréhensive. Elle avait fait des compliments, dit que travailler sur un si joli visage était un cadeau. Elle avait ouvert une mallette pleine de pots, de pinceaux et  de brosses puis   demandé  qu’on vous laisse seules.  La séance avait duré une heure. Une heure entière à s’occuper de toi.

Moi aussi, j’aurais bien aimé prendre le temps mais chaque fois que je sortais la trousse à maquillage,  tu t’enfuyais en criant. Je te poursuivais de pièce en pièce et tu hoquetais des au secours qui précipitaient le chat sous  les fauteuils. Je finissais  toujours par te coincer  - souvent dans la cuisine - et tu tentais une ultime supplique, un «  tu sais bien que je vais me frotter les yeux » qui marquait ta reddition   autant qu’il annonçait ma défaite prochaine.  A la va vite, entre table et  frigidaire,  je colorais du doigt tes paupières,  passais le mascara. Je te lâchais sur un  baiser. «  Tu me martyrises » disais-tu, ravie.  Dix minutes après, tu m’appelais, le ton exagérément piteux: «  J’ai oublié…tu peux venir ? » Tu faisais semblant d’être désolée ; je feignais d’être fâchée : nous connaissions le scénario par cœur. Tu t’asseyais  sur le canapé, la tête  renversée, théâtrale,  et moi, avec un disque démaquillant  j’enlevais délicatement le rimmel et la poudre amalgamés. Peut-être était-ce là le meilleur : ce moment où, d’une caresse, je restituais ton regard nu.

Parfois, dans les grandes occasions, tu acceptais sans rechigner ; j’en profitais pour redessiner tes lèvres minces  et teinter de rose tes joues pâles.  Question blush, la professionnelle, elle, avait eu la main  lourde… Cela te donnait cet  air de santé que je  te connaissais plus jeune, quand tu grimpais les escaliers de notre ancien immeuble ou que tu poursuivais le chat.  Le sang, alors,  te montait vite au visage, sous l’effet de l’effort ou de l’émotion. Tu rougissais comme une jeune fille et de le savoir te faisait rougir plus encore. Et puis, avec les années, ton cœur s’est fatigué : après mon départ de la maison,  tu as déménagé  pour avoir un ascenseur ; tu as dû modérer tes activités et ton teint est devenu de plus en plus transparent. Ton visage s’est creusé, sans toutefois prendre trop de rides et ton cou ne s’est pas flétri.  Alors même que les forces te quittaient, tu gardais un port de tête gracieux et des mouvements vifs.

Pourtant, quand je restais trop longtemps à te coiffer, tu m’accusais  de  te briser  les cervicales. La seule chose  que tu aimais, dans nos séances, c’était  le shampoing ; l’eau un peu trop chaude que je laissais longuement couler  et la senteur mandarine de ta marque préférée. Tu aimais mes mains sur ton crâne, la rotation des pouces  sur les tempes, l’insistance des doigts à travers la mousse. Tu me guidais, un peu gênée de ce massage auquel  seule la coiffeuse était habituellement autorisée. Je prolongeais le plus possible ces instants : tu étais ma petite, ma jolie… Quelque chose de tendre et de sensuel passait entre nous, que nous n’aurions jamais avoué ni même reconnu. Nous ne parlions pas : tu gardais les yeux fermés, ces yeux aux paupières fines et nues et je te regardais, émue, comme tu devais me  regarder, enfant, quand tu m’accompagnais dans le sommeil.   Je ne voulais pas voir la peau un peu trop rose du crâne ;  celle, veinée, des tempes. Je ne voulais surtout pas  donner sens à ces signes, penser à ce plus tard, à ce  bientôt qui ne pouvait pas ne pas advenir…  Je  me forçais à être tout entière à ce moment, à cet instant suspendu, cette illusion d’éternité. Un grand silence se tissait  autour de nous : je te massais et, de mes doigts,  j’effaçais la tristesse et l’angoisse,  je chassais la vieillesse, la fatigue, la peur. Je tenais la  mort à distance. Je  te soustrayais à l’inéluctable. Il suffisait de ne pas s’arrêter. Ne pas sentir  les fourmillements dans les doigts, la raideur des poignets.

C’était toi, toujours,  qui nous rappelais à la réalité :  « Il faut rincer, maintenant » annonçais-tu , un peu de regret dans la voix... Je rinçais donc, laissant encore longuement couler l’eau,  passant un peigne léger. Et  puis je t’enveloppais la tête  d’une serviette, tentais de la nouer en un turban qui ne tenait pas et la magie des minutes précédentes disparaissait dans un éclat de rire. Je  prenais les rouleaux – tu ne voulais pas d’un brushing qui cassait tes cheveux trop fins -  et ça n’allait jamais assez vite, ou je tirais trop fort, ou la coiffeuse ne faisait pas comme ça … Tu t’impatientais, je te houspillais. Tu n’aimais pas, disais-tu, les mises en plis. Que se cachait-il derrière ces mots ? Quelle  révolte tardive, quelle réminiscence ou quelle peur ?   Tu avais rarement la patience d’attendre que tes cheveux soient secs et tu enlevais les rouleaux, déplaçais les pinces. Je finissais par prendre le séchoir malgré tes protestations mais c’était moi, alors, qui n’étais  jamais  satisfaite du résultat.   Nous finissions ces séances  un peu fâchées.

Nous avions une histoire compliquée avec nos cheveux. Quand j’étais gamine, je t’accusais de les tirer en faisant ma queue de cheval. Tu étais brusque, c’est vrai. J’aurais voulu que tu prennes une brosse et que tu la passes et repasses, comme dans les films. Mais tu n’en avais pas le temps et, je crois, pas  le goût. Pourtant, le jour où je suis revenue avec une coupe courte qui te libérait de ta corvée quotidienne, tu as pleuré.  Est-ce ou non un hasard, c’est  à peu près à cette époque que tu as renoncé à te faire teindre – on ne disait pas encore faire une couleur.   Tu avais eu très tôt des mèches blanches - sur les tempes surtout -  et les châtains approximatifs de ta coiffeuse de quartier couvraient de moins en moins  les racines.  Un jour, un peu par lassitude et aussi parce  que certains t’assuraient que tu serais plus belle, tu as décidé de  laisser  la nature reprendre ses droits. Il y a eu quelques mois épouvantables et puis une coupe bien courte, au sortir d’un salon de coiffure , t’as fait renaître, casquée de blanc. Les conseilleurs ne s’étaient pas trompés : tu étais beaucoup plus jolie ainsi.

Par la suite, jamais je n’ai pensé que tu aies pu regretter ton choix.  Et puis un jour - je devais approcher de la trentaine -  sans raison particulière, comme ça, tu m’as fait promettre de ne pas suivre ton exemple. Tu m’as dit que ces cheveux blancs t’avaient fait vieillir prématurément, que tu n’avais pas voulu revenir en arrière mais que c’était un regret et qu’il me faudrait renoncer le plus tard possible  aux artifices. Je t’ai écoutée et quand me vient l’envie de laisser tomber des colorations de plus en plus exigeantes, je pense à ma promesse et repousse l’échéance…

Quand j’ai eu cinquante  ans,  tu t’es sentie soudain très vieille. Ton âge n’était pas en cause mais le mien te renvoyait à  ton propre cinquantième anniversaire, que tu avais mal vécu, qui avait vu mon départ,  tes premiers ennuis de santé, ton déménagement. A cinquante ans, disais-tu, tu avais réalisé que tu entrais dans la dernière partie de ta vie. Tu ignorais combien de temps elle durerait mais tu avais le sentiment qu’il te faudrait composer avec une certaine forme de solitude, les perfidies  du corps  et une dépression qui insidieusement s’installait et allait devenir ta fidèle compagne.  Quand j’ai eu cinquante ans, tu as dû penser que je pouvais désormais me passer de toi. Folle que tu étais. 

Ce soir, maman, je te regarde et tu es telle que tant de fois je t’ai souhaitée: le visage paisible,  maquillé,  la cravate de ton chemisier impeccablement nouée, les cheveux  juste ondulés comme il faut sous la laque… Je te regarde et  je te reconnais à peine tant cette perfection est loin de ta fantaisie habituelle, de tes mimiques et de tes négligences vestimentaires. Seules tes mains ont échappé à la professionnelle, tes mains un peu trop carrées, à la peau rêche, aux ongles abîmés. Des mains que tu n’as jamais entretenues,  ne supportant  ni les gants pour faire la vaisselle, ni les crèmes, ni le vernis à ongles. D’ailleurs tes ongles se cassaient sur tout ce que tu touchais, ongles trop fins et cannelés dont j’ai hérité mais que je traite avec moins de désinvolture. Toi, tu grattais à mains nues  la terre des plantes,  maniait colles et  enduis et, surtout, tu  travaillais longuement la peinture ou les craies grasses de tes tableaux. Il y avait toujours un peu de couleur au bout de tes doigts.  Comme ce soir. Oh, il faut un œil exercé comme le mien pour deviner ce halo vert  sur ton majeur droit et cette fine lune jaune sous l’ongle de l’index. Moi seule, sans doute,  sait que la responsable en  est cette petite toile, posée contre le mur, ces genêts pointant leurs têtes d’or dans une éclaboussure de vert.  La professionnelle, elle,  n’a pas dû faire attention, ou elle a trouvé qu’il y avait trop de boulot sur ces mains là,  ou encore que ce  n’était pas important, les mains : les gens ne regarderaient pas….

Moi, je les  regarde, tes vilaines et chères mains ;  ces mains qui m’ont  façonnée.  Je les prends dans les miennes et penche vers le tien mon visage. Tu es là, disponible,  et c’est une autre pourtant,  une étrangère - une professionnelle - qui s’est autorisée à s’occuper de toi, t’habiller, te coiffer,  te farder. Car elle t’a fardée quand, moi, je voulais seulement te faire un peu plus belle, un peu plus lumineuse. Juste jouer avec  cette idée de t’enlever quelques années,  te donner un surcroît de vie, raviver tes joues, éclairer ton regard… Mais là où il fallait la légèreté d’un mauve pâle ou  d’un beige rosé,  l’Autre a plaqué ce bleu vulgaire, ce  bleu que tu aurais détesté, que tu aurais vite tenté d’effacer…

 Alors, délicatement, avec une infinie tendresse, je passe mon doigt nu sur tes paupières fines,  jusqu’à ce que les minuscules  vaisseaux bleutés réapparaissent. Je t’appelle Ma Petite, Ma Chérie, Ma Toute Belle. Je te dis que c’est réparé et que personne ne t’embêtera  plus. Je te dis que je t’aime. Je te dis que tu ne peux pas me faire ça. Je te dis que je comprends. Que je vais essayer de continuer à colorer mes cheveux. Mais que je ne  promets rien.  

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