Du bout des doigts

plume-legere

Le mot "Osez", lettres noires sur fond rose.
Le trait est épais et lui évoque curieusement les lèvres charnues de son amant virtuel.
Machinalement elle ferme les yeux. Elle le sent là. Il se penche sur elle sans l'ombre d'une hésitation ; saisit sa nuque d'une main ferme ; fonce sur sa bouche comme un rapace sur sa proie. Sa langue ne s'embarrasse pas du rempart des dents pudiques, s'insinue, gourmande, avide, inquisitrice ; se colle contre la sienne, la suçote ; plonge, s'enroule, goûte, effleure ; rend tout son corps fou...
Elle répond à son baiser, attrape entre ses dents sa lèvre inférieure, l'aspire, la mordille, la lèche. Du bout de la langue, à petits coups ; et puis langoureusement, comme si elle était un sorbet au citron...

Elle sourit, serre énergiquement les cuisses. Et rouvre les yeux. "Osez".

Elle relit l'annonce qu'il a relayée – exprès ? - sur Facebook.

Habituellement, elle ne dévoile sa plume qu'à un petit nombre, sur le net. Certains apprécient : pour preuves les messages privés qu'elle reçoit, d'hommes qui avouent se caresser en la lisant, dans le mitan de leur lit solitaire ou en cachette de leur femme. D'aucuns lui décrivent leurs érections en termes si élogieux qu'elle s'amuse de leur prétention, imaginant de petits pénis qui peinent à poindre hors de la main qui les tient. D'autres lui demandent de leur inventer une histoire, chaude, pornographique, sa main dans sa culotte. Tant se croient aptes à lui servir de porte-plume. Comme si elle ne pensait que sexe, n'était que sexe, n'aspirait qu'à devenir leur objet.

Mais outre ces billets de mâles frustrés, elle a peu de retours sur ses écrits.
Participer à ce concours serait donc une gageure. De l'inconscience.
Elle s'en moque, elle va relever le défi.
Oser écrire cette nouvelle. Elle, lui, le sexe et internet.
Pour elle.
Mais surtout pour lui. L'aiguillonner. Encore.

Elle s'assied, portable sur les genoux. Et couche les mots un à un.

Il avait fait le premier pas sur FB, "séduit littérairement". Son audace teintée de réserve l'excitait, il lui trouvait une écriture "bien léchée". Il avait d'ailleurs tout de suite reconnu que ses écrits avaient le don de le raidir. Qu'elle était "coquine. Excitante. Bandante. Câline. Entreprenante."
Ils avaient devisé autour de ses poèmes érotiques puis, spontanément, avaient amorcé une joute verbale et sensuelle, se jaugeant comme des tennismen sur le rebond des premières balles. Il repoussait les limites de l'intimité. Elle n'avait jamais écrit ainsi auparavant et rougissait, sans prendre le temps de réfléchir par peur de ne plus oser, de se taire.
Il avait mis fin à l'envolée des mots, assurant qu'il laisserait dorénavant des traces sous ses textes. Une terrible image lui était venue à l'esprit : celle de cet inconnu qui banderait en la lisant, se masturberait, jouirait à en éclabousser son clavier... Elle avait frissonné. Scandalisée et... subjuguée.

Ils s'étaient envoûtés, jour après jour.
En étant eux derrière les mots. Aussi naturels que s'ils se découvraient dans la vraie vie.
L'on eût dit deux danseurs de tango aux corps parfaitement adaptés l'un à l'autre. Ils dansaient d'ailleurs si savamment, si étroitement, que la frontière entre virtuel et réalité s'estompait. Sans le savoir encore, ils s'étaient trouvés.

Aux yeux de tous, ils se provoquaient, s'aguichaient, se stimulaient. Il s'ingéniait à capter son attention, qu'elle délaisse ses autres "amis", ne soit qu'à lui. Il la kidnappait, l'enlevait dans ses bras et la menait à l'abri des indiscrets, dans leur cachette.
Ils s'y étaient murmuré leur prénom, étaient passé des bises aux bisous à la commissure des lèvres, avant de succomber aux baisers. Amoureux sans presque se connaître.
Un jour, ils s'étaient envoyé leur photo. Elle tremblait de ne pas le charmer, lui qui la métamorphosait, l'éveillait sexuellement de ses mots et attentions...
L'attirance fut réciproque. Foudroyante.
Elle avait alors lâché prise, avec volupté. Décidée à l'affrioler, s'affoler, perdre avec lui la raison, faire monter leur fièvre...

Un après-midi, ils avaient fait l'amour.
Pour la première fois.
Virtuellement. Et pourtant elle n'aurait pu parier que son sexe, mouillé, ne retenait pas sa semence...

Tout avait commencé par une injonction sur son écran : "Sans dessus, juste vêtue de dessous, mets-moi sens dessus dessous."
Elle avait rougi violemment, esquissé un "oh !" puis souri. Entre bienséance et désir, elle n'hésita pas : elle se voulait Femme ! Elle lui avait juste demandé, fiévreuse, de patienter.
Entre ses jambes, aussitôt une poussée irrésistible ! Il devinait sa robe qui glissait au sol...
Ses yeux s'écarquillèrent. "Voilà."
L'excitation, l'émoi, il était troublé ! Elle était là, derrière son ordinateur. Presque nue.
Les mots défilèrent : "Soutien-gorge d'ébène évoquant le charme de la broderie anglaise, fesses galbées dans culotte assortie, au laçage espiègle."
Heureux, jubilant, il questionna plus personnellement, lut la blancheur laiteuse de sa peau. Il regretta qu'elle n'eût de webcam : le contraste noir sur blanc lui aurait assurément échauffé les sens. Il n'aurait pourtant pas été plus à l'étroit : son érection était démesurée...

Le besoin de savourer un amuse-gueule. À cette heure, même le facteur ne passerait plus. Nul ne le surprendrait.
Il déboutonna sa braguette, y glissa une main, libéra son sexe.
Puis tapota de ses doigts libres qu'il voulait savoir les endroits de son corps les plus sensibles.

Elle lui dépeignit sa silhouette, s'attardant sur son cou, zone érogène chez elle. Une caresse, un baiser, le frôlement d'une langue et elle chavirait instantanément.
Elle raconta aussi la naissance de sa gorge, dangereusement vallonnée ; ses seins, qui aimaient à être léchés. Elle dit son envie qu'il presse contre eux son visage, qu'il les libère avec frénésie, les flatte, les embrasse, les tète, les mordille...

Il l'interrompit :
"Continue et câline-toi au fur et à mesure de ta description. Écris-moi les frissons qui te parcourent. Excite-moi, excite-nous. Je me caresse aussi, devant ta photo, en matant ton minois, tes courbes féminines..."

Elle eut un étrange sourire. Obéir, s'enfuir ?
La question ne se posait pas : il lui plaisait trop à penser qu'il était émoustillé. Qu'il avait la même envie, au même moment.
Elle se retira derrière ses paupières, rappela ses traits à sa mémoire.
Plongea dans ses yeux marrons.
Et se toucha. Prétendant que c'était les doigts virils qui enrobaient son sein droit, excitaient à travers le tissu le mamelon durci, expulsaient les deux monts de leur nid de dentelle, les palpaient, les pinçaient, les écrasaient.
"Ma peau s'électrise sous mes doigts, mes lèvres intimes s'humectent...
- Je dévore tes seins, lourds, dirige mes lèvres vers ton cou et happe ta bouche. Ma langue prend possession de toi, dominante. Bouche-à-bouche bestial, goulu.
Tes mains s'agrippent à ma nuque, ton bassin se presse contre le mien, sent comme je suis rigide, ondule contre moi.
N'en restons pas là. Désormais, je veux t'exciter, te torturer de plaisir.
T'apprivoiser.
Même te dompter..."

Elle ne s'indigna pas, accord tacite. Il n'en banda que plus fort.

Une main sur l'arrondi de son ventre, de l'autre elle pianotait sur le clavier. Elle frôla son boxer ajusté...

Il ne perdit pas une miette du reste de sa narration, faisant aller et venir sa main à une cadence douce et régulière sur son pénis qui enflait.
Lorsqu'elle lui avoua que douceur et moiteur s'entrelaçaient sous ses doigts, il lui écrivit encore qu'il voulait qu'elle écoute son corps, se fasse du bien. Pour elle. Pour lui. Pour leur "nous" qu'ils allaient dès à présent construire.
Il lut encore, chamboulé, que, docile, elle s'immisçait dans son intimité, que l'accès en était glissant, humide.

Elle parla de ses allées et venues, de l'émoi qui déchaînait son corps.

Il avait accéléré le rythme de ses attouchements et son pénis saillait, secoué de tressaillements spasmodiques.

Il ne sut qu'après-coup qu'elle aussi était allée jusqu'à l'orgasme. Le bas-ventre maculé de sperme, il avait clos les yeux, goûtant au bien-être. Lorsqu'il les rouvrit, il lut sa jouissance à elle : l'humidité qui attendrissait son antre, la boule crépitante qui gonflait en son sein, son clitoris électrisé... Il lui sembla entendre ses gémissements et reçut en plein cœur le feu d'artifice qui explosait entre ses cuisses.

Le silence se fit alors, repu de contentement, de part et d'autre.

De son côté à lui s'afficha soudain un smiley aux joues rouges, clôturant la conversation : elle s'était enfuie. Il sourit.


Ils avaient repris leur relation textuelle dès le lendemain. Elle avait pointé le bout de sa plume, un peu anxieuse du regard qu'il porterait désormais sur elle. Il l'avait accueillie d'un baiser vorace, ardent, qui avait étouffé toutes ses craintes.
Les mots d'amour apparurent dans leur correspondance, tantôt français, tantôt espagnol. Elle entendait sa voix, grave, chaude, les lui susurrer à l'oreille et fondait de plaisir. "Un beso, un susurro y una mano bajando por tus caderas..."

Ils se lançaient à corps et cœurs éperdus dans une ronde de mots qui exacerbait leurs désirs et les  ancrait ensemble à leurs écrans. Ils ne vivaient plus que pour et par l'autre, guettaient messages, conversations en direct, raccourcissaient leurs nuits, prolongeant les ultimes caresses du jour par un dernier frôlement de langues, de peaux...
Chacun avait appris les douceurs qui électrisaient son propre corps, savait les secrets pour se faire jouir.

Ils auraient pu se satisfaire du virtuel. Presque. Mais le manque était là. Puissant. Celui du toucher. À fleur de peau, de lèvres. De sexes.
Ils attisaient pourtant cette douleur, se poussaient à bout. Lui surtout. N'apparaissant parfois pas, que l'absence lui creuse le ventre ; suggérant une tenue pour leur prochain rendez-vous ; accordant lorsqu'il le désirait le droit de jouir ; osant un langage plus obscène, pour libérer sa plume. Cela l'excitait de la pousser dans ses retranchements, érotico-littéraires et intimes.
Elle était sienne. Faisait tout pour l'embraser, obéissait. Raffolait de l'idée de se "soumettre" à lui, pour leur plaisir réciproque.

Un jour, ils le savaient, ils feraient des étincelles !


Ses doigts cessent de courir sur le clavier. Elle est ailleurs. Se mord les lèvres. S'aperçoit-elle de son souffle court ? De sa bouche asséchée ? Les mots suspendus, elle se projette : demain...


Il arrive. Descend le premier du train. À se demander même s'il n'est pas resté debout, muscles tendus dans l'attente de l'ouverture de la porte.
Elle, fébrile sur le quai. Belle.
Il croise son regard, sourit de toutes ses dents. Carnassier.
Ils s'avancent. Affamés. Elle court, se jette dans ses bras ouverts. Premier impact.
Ils se touchent, s'embrassent. Leurs mains, leurs bouches, leurs peaux, leurs sexes, indécents, s'appellent, se hurlent sous les yeux des passants.
Les toilettes de la gare les accueillent sans attendre : paumes sur le couvercle, jupe troussée, elle cambre les reins à lui en faire perdre la tête, ruisselante. Il plonge, l'agrippe par les hanches, fouille son ventre, l'emboutit, fort. Il la possède avec furie. Tous deux gémissent, grognent, râlent.
Enfin.

Étourdis de ce premier coït, fulgurant parce qu'urgent, ils rajustent leurs vêtements, sans un mot, se dévorant des yeux. Ils sortent de la station, main dans la main, répandant une aura charnelle qui émeut ou scandalise les autres usagers.
Désirant le conduire dans les lieux qui font sa vie, elle l'emmène au vent face à la mer. Les vagues viennent, se retirent, lèchent le sable en un simulacre d'ébat amoureux.
Légère, elle l'entraîne là où résonnent encore ses rires enfantins. La carrière de sable. Avec ses frères, elle s'allongeait au sommet et dégringolait jusqu'en bas, ivre de joie. Revivre cette sensation-là, ce presqu'effroi !
Enlacés au sol, ils roulent l'un par-dessus l'autre, sur quelques mètres. À l'arrivée, leurs bouches rieuses ne se trouvent qu'à quelques centimètres. Ni l'un ni l'autre n'esquisse un mouvement pour éviter l'embrasement : les lèvres s'accolent, les hanches amorcent une danse...
Des cris excités d'enfants les remettent vite sur pieds. Ils secouent le sable de leurs vêtements et cheveux, courent vers la mer, de l'autre côté de la dune.

La plage est à eux. Pas un papa faisant un château avec son garçon. Pas un voilier à l'horizon. Juste lui, elle, et le soleil.
Elle ôte ses escarpins, foule le sable tiédi. Il l'attrape à bras-le-corps, effleure ses cuisses, s'immisce sous la dentelle, s'assure que son désir perle. Elle se dégage, s'écarte un peu et retire son tanga, une étincelle dans la prunelle. L'introduisant dans sa poche de pantalon elle murmure : "Viens..."
Là-bas, dans la crique, le sable est plus doux encore. Il s'y étend tel un pacha, bras derrière la tête, et lui enjoint : "Viens te faire plaisir !"
Elle vérifie encore que la plage est déserte, s'installe à califourchon sur son bassin, le débraguette, bien décidée cette fois à prendre le temps, à savourer. Envolée la petite fille d'antan, si sage... Défaisant dans son dos la fermeture de sa robe, elle fait glisser le tissu, libère son buste. Elle déboutonne la chemise de son amant, lentement, écoutant battre à ses oreilles son propre sang tumultueux, puis embrasse le torse nu avec amour, mordille les tétons, palpe. La pulpe de ses doigts s'imprègne du grain de peau mâle. Son sexe pressé contre sa jambe à lui, elle recule, se penche, cale au creux de sa poitrine le pénis érigé. Elle masse le sexe gonflé et tendu entre ses seins, se pourléchant, ravie de le voir frétiller. Elle l'embouche, le suce, l'aspire, le fait disparaître en elle, profondément. Il s'allonge au maximum pour prouver sa vigueur, danse au rythme des caresses buccales. Elle se gorge d'aise en entendant ses soupirs. Sa main accompagne sa bouche, cajole. Elle s'active, temporise, pour faire monter, durer le plaisir. Il l'empoigne par les cheveux, la guide, impose son rythme, emplit ses yeux de la vue qu'elle lui offre.
Soudain pourtant il l'arrête et lui dit qu'il la veut sur lui, sur-le-champ : "Chevauche-moi : je veux te voir jouir, te faire toucher le ciel du bout des doigts !". Elle obtempère et reprend sa position de cavalière. Du sexe fier elle se fait un jouet, le frotte avec délice contre son clitoris, s'empale, s'amuse à le faire sortir pour s'assurer que dans son fourreau il sait revenir seul. Monter, redescendre, le sentir plus profond... Son vagin émet un doux bruit de succion, l'engloutit avidement.
Il empoigne ses fesses à deux mains, elle accélère la cadence, balançant ses hanches en transe. Son corps suit le rythme des vagues, là-bas, si loin... Il se contracte, elle va et vient, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Ses pupilles s'agrandissent, lubriques, cherchent les siennes et scrutent sa jouissance à lui, au fond d'elle. Il jaillit en flots, dans un râle de plaisir. Elle exulte, libérant les papillons de son ventre...


Elle ne relit pas, poste son texte sur le site du concours et éteint soudain son clavier. Les jambes nouées, la culotte mouillée. Il sourira en la lisant...

Plume Légère

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