Echo d'une nuit tragique

breinmilliner

Dommage collatéral ? Expression d'un choc à contre-temps ? Nous sommes tous différents par nos réactions... mais la source n'est-elle pas identique ? Un 23 Novembre à Quiberon.

Je ne me suis pas exprimée sur les évènements du 13 Novembre dernier. Je n'en n'avais pas le coeur, et décidément je ne l'ai toujours pas. Mais j'avais envie de partager avec vous ce qui suit, qui n'est pas une fiction.

***
Quiberon, lundi 23 Novembre.
Le soleil brillait, éclatant, et sans le vent un peu froid, la température aurait été d'une douceur folle. Nous traînions en bord de mer, partagés entre l'envie de rester là,  à écouter les mouettes crier et admirer l'océan ou trouver quelque lieu d'accueil pour apaiser notre faim et notre gourmandise.

Notre choix s'est porté sur un restaurant à la jolie façade rouge et blanche, non loin de la jetée. Renoncer à déjeuner en terrasse fût un crève-cœur mais ma frilosité l'a emporté. Dans la salle, aux petites tables recouvertes de nappes rouges, peu de convives : un couple d'un certain âge près de la baie vitrée et un vieil homme plus au centre.

Installés à la table juste derrière cet habitué, l'examen de la carte nous a mis l'eau à la bouche et l'estomac en tire-bouchon, avides de déguster. Non, taisons les détails mais la fraîcheur des produits de la mer servis avec talent, quel délice… Choyés par des serveuses accueillantes et préoccupées de  notre seul bien-être, nous avons savouré ce moment de détente.

Le couple, près de la baie vitrée, discutait avec vivacité du choix d'un vin blanc et le ton assuré et connaisseur de la Dame me fait encore sourire. La salle n'était pas grande, nous avons donc profité de la conversation sans qu'elle nous dérange vraiment.

L'arrivée de nos entrées nous a fait oublier tout ce qui n'était pas le contenu de nos assiettes. Un moment de pur bonheur : saveur de la bonne chère, un des nombreux plaisirs de cette vie, l'un de ces arts de vivre qui nous sont fort enviés de par le monde, hormis par ceux qui voudraient nous les interdire... Ne pas en abuser toutefois de ces plaisirs de la table, sinon… taux de sucre et cholestérol, entre autres,  pourraient bien vous rappeler à l'ordre…

Un léger brouhaha a animé l'endroit au fur et à mesure des arrivées.
Derrière nous, la voix du vieil homme nous est parvenue. Au bout de quelques minutes, mon compagnon a haussé un sourcil et il s'est mis à rire, se moquant de lui-même. Il venait de réaliser que le vieux monsieur était seul à table et utilisait, en fait, son portable. Je lui ai souri, ironique, et il m'a fait une grimace équivoque. J'ai saisi quelques mots au passage et j'ai compris la teneur de la communication : les tristes évènements, déjà vieux de dix jours. Une conversation somme toute banale de quelqu'un qui a besoin de s'épancher, peut-être pas le meilleur endroit, mais la voix ne portait guère et si je saisissais des mots inquiets, ici et là, je me trouvais aussi juste derrière lui.

Puis une voix s'est élevée en un éclat. Le ton dominateur m'a interloqué :
- Monsieur, pouvez-vous cesser de téléphoner. Vous dérangez tout le monde ! Cela suffit !
Le vieil homme s'est confondu en excuses immédiates et  désolées mais le ton de son interlocuteur n'en a  pas été plus aimable.
- Oui bon ça va,  ça va ! A été  la réponse presque méchante et bien peu respectueuse.

En une seconde, l'ambiance « bon enfant » du lieu a frôlé celle d'un hiver sibérien. Pendant de longues minutes plus un mot ne s'est élevé, même pas le bruit des couteaux et fourchettes comme si les ustensiles, eux aussi, se retrouvaient paralysés. Personne n'a su comment réagir, plus gêné de l'intervention que de la communication. Bien sûr, certains auront pensé qu'utiliser son téléphone…  mais se sont gardés de le dire. Demander à une serveuse d'intervenir discrètement aurait été une preuve d'intelligence si l'écoute gênait à ce point l'intervenant…

Dos à la porte, je n'avais pas vu entrer ce couple. Mon compagnon dont le regard s'était  plissé et assombri tandis qu'il dévisageait l'auteur de l'incident m'a expliqué avec un soupir désabusé :
- Il a déjà rouspété parce que le service n'allait pas assez vite alors qu'il est arrivé bien après nous. C'est un … (censuré).
Revenue de ma stupéfaction, je finis par lâcher :
- « Tout le monde » ? Mais moi, je n'étais dérangée… de quel droit ce type s'exprime pour tous les autres ?
Trop tard cependant. Difficile de faire un nouvel esclandre tandis que l'ambiance se réchauffait avec timidité.  Les serveuses empressées ont fait feu de tout bois autour de leur habitué qui n'en demandait pas tant, encore trop déstabilisé par l'algarade.

Le type et sa compagne sont partis,  la dernière bouchée avalée. Bon débarras.
Puis à notre tour nous avons quitté notre table. Tandis que j'ai laissé l'addition à mon « cher et tendre » (nous faisons compte commun, donc le partage est total, au cas où vous vous poseriez la question…)  après les félicitations d'usage sur la qualité de notre repas, je me suis tournée vers la table du vieil homme. Il se tenait les doigts posés sur la bouche, les yeux perdus dans le vague, casquette marine vissée sur ses cheveux blancs. Je me suis avancée vers lui avec un sourire :
- Excusez-moi. Pour tout à l'heure, je voulais juste vous dire que… vous ne nous avez  pas dérangés…
Surpris, le vieil homme au regard très bleu s'est à nouveau confondu en excuses.
- Je suis vraiment désolé, je ne me rendais pas compte…
- Mais vous ne nous avez pas dérangé. Nous étions pourtant là,  juste derrière vous.
Il a pris mes mains dans les siennes et a confié avec une mine défaite :
- Vous savez, j'étais tout près du Bataclan ce soir là… et depuis je suis traumatisé…
Que dire… Ces yeux étaient très brillants, trop. L'émotion nous a gagné tous les deux.
- Alors il faut que ça sorte, ai-je répondu simplement.

Je lui ai offert ce que j'avais de mieux ce jour là, mon sourire le plus chaleureux. (Il parait qu'il l'est vraiment…chaleureux).  Le vieux monsieur m'a sourit à son tour puis je lui ai souhaité une bonne journée et j'ai quitté l'endroit.


Brein Milliner

publié sur : https://despointssurlesi.wordpress.com/2015/12/20/echo-dune-nuit-tragique/ ‎

publié sur le site : EDO

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