ECHOUAGE
fanou
D’après le tableau : Des sables au bord de la Loire
Echouage
La lumière était vive, et le soleil haut dans le ciel. Il me chauffait le dos, dorant ainsi ma peau qui en avait bien besoin. Ces quelques instants de sérénité étaient les bienvenus. Je m’étais perdue dans les méandres de la vie, faisant des choix qui ne me correspondaient pas et à chaque fois je m’étais remise à flot, pour retomber inévitablement dans le ruisseau dans lequel mes démons me jetaient. Alors que je profitais de la chaleur du soleil, ma décision était prise. Je m’étais échouée dans un quartier ou une misère morale vous engluait comme pour vous retenir, pour ne plus vous laisser repartir. Mais où aller quand vous n’aviez plus rien, sinon les vêtements que vous aviez sur vous ? La solidarité avait ses limites. Elle ne pouvait m’aider à prendre mes décisions, ou m’éviter de me fourvoyer de nouveau. Non, moi seule pouvait agir pour que mon avenir ne soit plus une série d’échecs. Il y avait eu, au cours de ces longues années, de jolis moments, heureusement, mais au fil des décennies ceux-ci étaient devenus rares, et seuls se rappelaient à moi mes vieux démons, qui n’attendaient qu’une faiblesse de ma part pour me ramener à mon point de départ. Combien de fois m’étais-je retrouvée aux urgences, seule, en me promettant de ne plus jamais recommencer ? La volonté était devenue pour moi une vague idée qui se tapissait dans un coin de mon cerveau, se cachant derrière ma couardise et ma peur de la vie. La drogue avait été ma roue de secours, un choix si facile et si destructeur à la fois. Elle m’avait ainsi empêchée de réfléchir sur mes choix, de voir la réalité en face. Elle avait été ma fidèle compagne, alors que mes compagnons me quittaient les uns après les autres, ne cherchant pas à rivaliser avec une addiction qui ne leur laissait aucune chance. Le seul qui aurait pu m’aider avait été mon second amour. Le premier m’avait lentement mais sûrement initié à cette pratique, qui au départ n’était qu’une manière de passer agréablement la fin de la semaine. Le second, qui m’avait accueillit chez lui, ne s’était pas assez battu pour me sauver, alors que pour ses beaux yeux, je lui aurais confié ma vie, ce qui avait été le cas. Mais mes démons avaient été les plus forts, et je l’avais rejeté, lui et ses bons sentiments. Mes démons avaient encore gagnés. Ils rampaient jour et nuit autour de moi, faisant un barrage entre moi et la vie. Ils transformaient le moindre geste amical en une abominable agression. Ils grignotaient ma volonté et effritaient toute velléité d’indépendance, devenant ainsi dépendante de leur désir profond de me détruire à petit feu. Je ne comprenais pas la raison de leur présence mais petit à petit ils étaient devenus mes compagnons, et je leur parlais quotidiennement. Ils m’avaient ainsi coupée du monde du réel, et je m’étais échouée dans des endroits plus sordides les uns que les autres. De nombreuses cures m’avaient éloignée de leurs sombres agissements, mais ils me retrouvaient toujours pour m’attirer encore plus profondément dans leur monde qui n’avait rien de commun avec celui que j’avais quitté. Oui, je devais couper les ponts avec eux, au risque de me perdre définitivement, ce qui n’était pas loin de la vérité. Je n’avais plus aucune estime envers ce corps, qui n’était devenu pour moi qu’une grande carcasse encombrante et disgracieuse. Mais sous ce soleil il revivait et se réinventait une apparence totalement différente, redevenant potelé, souple et énergique. Après une énième cure je reprenais pieds dans la réalité, constatant qu’après chaque absence prolongée de mes pensées, je me dégradais doucement, me faisant fermer les yeux dès que je me retrouvais face à un miroir. Ma mémoire avait gardé l’image d’une jeune fille rondouillarde et rieuse, impatiente de vivre sa vie d’adulte. Celle qui apparaissait au détour d’une vitrine, était voûtée comme une vieille femme, décharnée, à l’opposé de mes souvenirs. Mes jeunes années étaient loin, et remontaient à la surface de mes sombres pensées quand une radio diffusait une vieille mélodie. Alors tout me revenait : mes premiers baisers, la douceur d’une main sur mon visage, les gentilles remontrances de ma mère quand je ne respectais pas ses consignes, l’odeur de cigare de mon père… Mais tout cela n’était plus à moi. Cela appartenait à quelqu’un d’autre qui avait eu une vie bien remplie, avec un mari et des enfants. J’avais échoué lamentablement, seule responsable de mes nombreux échecs… Voilà la dure réalité à laquelle je devais faire face alors que mes démons, après une courte mais agréable année, étaient revenus encore plus nombreux. Mais cette fois-ci ils n’allaient pas en sortir vainqueurs. Ma volonté commençait déjà à fléchir, laissant peu à peu du terrain à mes envies les plus noires. Echapper à cette réalité qui agressait mes rêves devenait aussi nécessaire que l’air que je respirais. Je m’étais enfuie du centre, ne voulant plus dépendre de ces gens pourtant remplis de bonne volonté. Mais cette compassion devenait de plus en plus pesante pour moi, tout en sachant au fond de moi que je ne méritais pas toute cette gentillesse. Pourquoi aideraient-ils une femme qui avait gâché sa vie, n’avait rien fait de ses dix doigts, et qui dépendait de leur générosité ? Ma décision avait été prise alors qu’un infirmier m’apportait les médicaments du soir. Voilà à quoi se résumait ma vie. Dormir la plupart du temps, sans penser, sans faire de projets… Vide, ma vie était aussi vide qu’un cahier neuf, ce qui m’avait fait rire en y repensant… Un cahier pouvait se remplir alors que la fin de ma vie était déjà écrite noire sur blanc. Et cette fin c’est moi qui allait la choisir… Ce choix m’appartenait totalement, et personne, même mes démons ne me feraient changer d’avis. Je m’étais installée sur les bords de la Loire, admirant les bancs de sable qui la caractérisaient très bien. Passer l’après-midi sur ses berges avait été une surprise pour moi qui était plus ou moins allergique à la nature. Comme quoi tout le monde pouvait changer, mais j’aurais tant voulu que ce changement se soit manifesté dans ma jeunesse. Les regrets n’étaient plus de mise. Ma vie avait été celle que j’en avais faite et je n’en étais pas fière. Bientôt les derniers promeneurs disparurent pour rentrer chez eux, me laissant seule avec mes pensées et mes regrets. La tiédeur du soir fût agréable après ce soleil brûlant. J’avais certainement pris un coup de soleil, mais quelle importance… Bientôt plus personne ne se soucierait de moi, et de mon côté tous mes soucis seraient oubliés. Pourquoi continuer à vivre alors que rien ne me rattachait à ce monde ? J’en étais à un point de désespoir que la seule issue pour moi était de disparaître. Je chronométrais déjà le temps qui me restait à respirer l’air doux, quand une voix m’interpella. -Lilou, c’est bien toi ? Un homme bedonnant s’assit à côté de moi, souriant gentiment. Ses traits étaient doux, et ses yeux… - Lilou, c’est moi jean Tudieux. A ses yeux… Je me serais damnée pour les revoir, et voilà qu’il se matérialisait miraculeusement au moment où je touchais le fond. - Je ne t’ai jamais oublié, tu sais… Tu n’aurais jamais dû te sauver ainsi. Il y avait de la tristesse dans sa voix. J’avais bien eu une place dans son cœur après tout. - Désolée de t’avoir fait de la peine, Jean. Répondis-je lentement. Qu’il était étrange de lui parler après tant d’années à tenter de l’oublier. Mais comment oublier la manière dont il me regardait. Comment oublier la manière dont je me comportais pour qu’il me rejette, pensant ne pas mériter son amour ? Il prit ma main dans la sienne, et je ressentis enfin une paix intérieure qui m’avait désertée pendant mes longues années d’errance. - Je n’ai jamais rencontré un amour aussi fort que le nôtre, ajouta-t-il doucement. Je me suis marié deux fois, mais elles n’ont jamais réussi à t’effacer de ma mémoire et de mon cœur. En parlant de cœur, le mien fit un blond prodigieux, comme s’il se remettait tout à coup à battre normalement. Il paraissait sincère, et cela me toucha énormément. - Vois comment la femme que tu aimais est devenue, lui dis-je en écartant les bras. Voudrais-tu vraiment de ça, de ce corps qui ne ressemble plus vraiment à celui que tu as connus ? Avoues que je te fais horreur ! J’étais en colère contre moi pour être tombée dans cette déchéance et d’avoir manqué toutes ces années de bonheur avec lui. - Bon, tu n’es plus de la prime jeunesse, mais on ne peut pas dire que je sois resté l’apollon que tu aimais regarder ! Affirma-t-il en caressant son ventre rebondit. Il me fit rire comme jadis. - Veux-tu passer la soirée avec moi ? En tout bien tout honneur, bien sûr… En souvenir du bon vieux temps ! Il était tentant d’accepter… mais en souvenir du bon vieux temps et pour quelques instants de nostalgie je dis oui, entrevoyant enfin un rayon de soleil repousser la noirceur de mes vieux démons…