Oeuvre et maîtresse
Marine Mazel
Le soleil a réussi à percer la baudruche des nuages. La lumière de ses rayons, filtrée par les voilages brodés, se fraye un chemin vers l’épais tapis bordeaux, orné d’arabesques compliquées. Elle avait mis du temps à s’y habituer à ces motifs emmêlés, à les apprécier à leur juste valeur. Aujourd’hui tout est si différent.
Il avait fallu du temps pour qu’elle oublie la rugosité du bois brut, le froid de la pierre, le crissement des matelas de paille, le rêche des toiles de coton grossières. Il avait fallu qu’elle le rencontre, lui, pour qu’il l’arrache à ce monde rude, brut qu’était la campagne jurassienne. Lui, il était venu chercher sa matière première, comme un peintre se perd dans un canyon pour y trouver l’ocre rare.
Il l’avait ensuite travaillée. Il avait dessiné, arrondi, adouci, poli. Ce fut long et parfois douloureux – comme tout processus créatif lui avait-il expliqué un jour. Déracinée, il avait été son seul substrat. C’était lui qui l’avait nourrie. Elle s’était sentie naître de ses mains. Lui, qui était maître dans l’art d’apprécier les œuvres des autres, avait enfin créé la sienne. Elle avait alors tout oublié. La morsure du froid, l’odeur des forêts de pins, la chaleur du bétail. Tous ceux qui appartenaient à ce monde auquel, désormais, elle n’appartiendrait plus, avaient alors cessé d’exister. Elle avait tout désappris de cet univers. Elle faisait partie du sien à présent. Œuvre et maîtresse.
Ils avaient dès lors évolué dans l’atmosphère enfumée des milieux artistiques parisiens. Habitués des salons, ils étaient de toutes les parties de cartes, concerts et causeries. Connus des galeristes, on attendait leurs avis lors des vernissages. De dîners mondains en soirées qui s’étirent, il avait fait de sa vie une représentation. Si lui avait le premier rôle, elle ne se sentait jamais reléguée au second plan. Elle n’était pas dans son ombre mais dans sa lumière. Son amour, comme un piédestal, la rendait aérienne, inaccessible.
Fréquentant l’avant-garde des peintres de leur temps, elle s’était naturellement muée en une source d’inspiration, habituée à poser, dans le huit-clos feutré de leur appartement. Elle aimait ces heures passées dans un silence tendu. Regards incisifs et concentrés. Frénésie et justesse du poignet. Disciplinée, elle supportait des séances que beaucoup aurait trouvées interminables. Elle était devenue l’origine des maux de ces artistes qui n’arrivaient pas à saisir le particulier de son éclat. Qui ne comprenaient pas comment, du grossier de ses traits, s’élevait cette beauté. Inattendue, aboutie, magnétique. Elle s’en délectait. Du désarroi des pinceaux naissait la fascination. Oui, elle avait fasciné les plus grands.
Mais la fascination était évanescente, l’inspiration vagabonde, la vie fugace.
Du bout du doigt, elle effleure les étoffes de la penderie. Au garde-à-vous, elles attendent cette inspection devenue quotidienne. Douceur du cachemire, opulence des taffetas et brocards de soie, caresse des rubans, frou-frou des dentelles. Elle se saisit d’un vêtement comme on se saisit d’un souvenir. Associant les couleurs, les formes et les matières, elle réveille le passé, répète l’histoire.
Elle choisit enfin une robe de taffetas grise, brodée d’entrelacs noirs. Elle ajuste le boa de plumes grises. Devant le miroir, elle se sent grisée par le champagne qui coule à flots et transportée par l’atmosphère frénétique de la soirée…
Aujourd’hui, elle préfère la discrétion de l’opale au brillant de l’émeraude. La bague est désormais un peu large pour son annulaire froissé mais elle ne veut rien changer. Elle sent encore sur sa main plissée la chaleur de celui qui lui a offert le bijou. Elle ferme les yeux pour que se prolonge l’éphémère sensation. Un peu de poudre de riz, quelques gouttes d’une précieuse fragrance. Elle est prête.
A petits pas, elle traverse le corridor desservant un long chapelet de portes closes. Elle ne les ouvrira désormais plus. Seule celle du fond compte. Son petit salon. Comme à chaque fois, avant de pénétrer dans la pièce, elle marque une pause. Non pas parce qu’elle est essoufflée – certes elle l’est un peu – non, elle s’octroie cet instant comme on s’arrête avant de pénétrer dans une église. Comme pour mieux en apprécier le sacré.
La pièce est baignée d’une lumière mélancolique. Le soleil a réussi à percer la baudruche des nuages. Les rayons jouent avec les arabesques du tapis et les rayures de la tapisserie. Sur la console, quelques recueils de poésie. Dans l’un deux, la plume luxueuse d’un paon comme marque-page. Elle a oublié quel poème se cache là. Ses yeux ne lui permettent plus de lire de si petits caractères. Elle aurait pu ranger ces recueils mais ils font partie de ce décor qu’elle affectionne. Les tableaux de maître, les portraits jaunis, l’encrier, les statuettes. Ces reliques comme seules témoins d’une vie pleine d’éclat.
Elle s’assoit délicatement sur le grand fauteuil. Elle veille à prendre une pose qu’elle veut gracieuse. Légèrement penchée sur l’accoudoir, les mains jointes, le regard perdu dans le vague des souvenirs. Cela lui donne de l’allure, un air impénétrable. Cette position – si inconfortable soit-elle aujourd’hui – elle la garde des heures durant. Jusqu’au soir. Jusqu’à ce que l’obscurité l’enveloppe. Pourtant il n’y a plus désormais ni chevalet, ni toile, ni pinceaux. Il n’y a plus ces regards qui la rendaient infaillibles. Personne pour l’immortaliser. Pour la rendre vivante.
Désormais, seul le temps qui passe – le temps qui fane – pose son glacis sur elle.