Écrire Lucie

ernestin-frenelius

Texte que je slame ou interprète

Il y a une fille, assise plus loin en face de moi, qui écrit

C'est mon ami Baptiste qui me l'a fait remarquer

C'est pour ça que je me suis assis là pour l'écrire

Et pouvoir relever les yeux vers elle

 

Et voir qu'elle n'écrivait plus

Qu'elle s'était mise de profil et se tenait le front

Pour en relever la mèche de cheveux qui le lui barrait

Et je ne sais pas si elle a pu voir que je l'écrivais

Alors je vais relever les yeux vers elle

 

Mais je n'ai pas pu la voir parce qu'une personne s'est installée en face d'elle

Je pense que c'est un homme qui l'a abordée alors qu'il ne la connait pas et que sans doute il la drague

Alors que je ne fais que l'écrire

Et que mon ami Baptiste m'avait dit que ce devait-être une fille pour moi

Alors je vais à nouveau relever les yeux vers elle

 

Et comme l'homme qui la draguait s'en est allé,

J'ai pu la voir, qui s'était très légèrement mise de profil et qui d'une de ses mains tenait son téléphone et de l'autre le tapotait, avec sa mèche qui lui barre le front

Et qui fait que je n'ai vu pas si elle a vu que je l'écris

Si seulement elle pouvait le lire

Maintenant qu'elle n'écrit plus et moi non plus

Puisque je relève à nouveau les yeux vers elle

 

Qui très concentrée, bien en face de moi, toujours de la même main, tendue cette fois, tient son téléphone, bien haut en face d'elle

Puis de son autre main

Elle relève sa mèche

Et d'un même mouvement

S'arque tout entière vers l'arrière

Tout en se mettant de profil

Et tout en fixant toujours son téléphone

Et ça lui donne une tout autre allure

Lorsqu'elle n'a pas cette mèche sur son œil

Et je l'écris

Puis relève les yeux

 

Sur les siens qui scrutent un flacon, pourvu d'un spray

Qu'elle presse pour s'asperger le dos de la main, qu'elle se sent et regarde, d'un œil intrigué, puis le flacon…

Et je l'écris …

Puis décide d'aller l'aborder …

 

 

Le samedi 29 novembre, le lendemain du soir où j'ai rencontré Lucie, à dix-neuf heures cinq, dans le tram qui m'emmenait vers la ville, j'ai écrit :

 

Je suis allé la voir

J'ai presqu'omis de me présenter

Je lui ai présenté ce cahier, l'ai invité à lire et suis allé me fumer une cigarette

La prochaine fois je resterai avec la personne

 

Quand je suis retourné la voir

Elle m'a dit que c'était superbe

Que j'étais un beau poète

Et qu'elle s'était permis de lire quelques autres du cahier pages qu'elle trouvait tout aussi superbes

 

Puis elle m'a parlé d'une exposition qu'elle veut monter à Paris

Pour laquelle elle aimerait scanner des pages de mon cahier pour les exposer en grand format sur les murs de la galerie

Alors elle m'a demandé toutes mes coordonnées

Je lui ai donné mon numéro de téléphone et mon adresse mail

 

Ensuite elle n'a tellement pas tari d'éloge à propos de ma poésie

Que j'en suis même arrivé à me demander si ce n'était pas elle qui l'avait mise dans l'état d'exaltation un peu excitée dans lequel elle était

Elle n'a tellement pas arrêté de me dire ma poésie était belle que ça m'a même un peu gêné et que j'ai eu envie qu'on discute d'autre chose

 

Elle alors là très vite elle m'a dit qu'elle espérait que je ne la draguais pas

Alors je lui ai dit que non, que je ne draguais pas les filles qui me plaisaient ; que c'est le fond d'une rivière qu'on drague. Mais qu'une fille, on discute avec elle, à la rigueur on l'écrit avant, on essayait de l'intéresser, de la séduire, de la charmer…

 

Elle m'a dit que je l'avais un peu charmée avec ma poésie

Mais après elle m'a aussi dit qu'elle avait plus ou moins un plan cul avec le barman mais que ça la faisait un peu chier

Je suis con, j'aurais pu lui dire : « Laisse tomber le barman, je suis là moi, je suis aussi charmant que ma poésie »

Mais je ne lui l'ai pas dit

Je ne suis bon qu'à l'écrire

 

On avait encore un peu discuté puis j'avais fini la soirée sur le pont de la péniche à fredonner mes petites chansons à un des barmans mais pas le bodybuildé qui avait un plan avec Lucie qui squattait son bar en buvant les bières qu'il lui refilait et en m'écoutant d'une oreille.

Je sais qu'elle est un peu folle, un peu mythomane ou schizophrène ou qu'elle était très défoncée et que même si elle a eu ou a encore l'intention de monter une expo – d'ailleurs l'idée lui est peut-être venue en me lisant – je sais qu'elle ne le fera pas, que les pages scannées de mon cahier ne seront pas exposées sur les murs d'une galerie parisiennes.

 

Je ne sais pas si je reverrai Lucie

 

Un peu plus loin dans le tram un enfant s'intéresse à mon stylo, il le montre du doigt. Je vais aller le voir. Le lui montrer de près et lui expliquer comment je l'utilise.

 

En espérant revoir Lucie.

 

Et l'écrire

 

Même si ce ne sera pas exposé sur les murs d'une galerie de la capitale

 

Je viendrai peut-être vous le dire.

  • J'aime!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    101 0061 500

    saki

  • L'amour écrit, rêvé, ne serait-il pas plus beau encore que l'amour véritable ? Votre poème pose e tout cas la question d'une subtile et poignante manière. J'aime beaucoup l'idée qui en ressort qu'aimer vraiment une fille, c'est l'écrire plus que la draguer !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Teneris

    Florent Michel

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