Elever des chèvres, et après?

marionmdm

En 2020, Marc avait 35 ans et travaillait dans une grande tour pour le compte d’un grand groupe d’affaires, il y avait un bon poste, mais n’était qu’un employé parmi tant d’autres. Il était arrivé là après de bonnes études et parce que c’était, selon ce qu’on lui avait dit, ce qui allait lui permettre de vivre comme il le fallait. Son entreprise était douce avec lui, elle le payait très bien, il avait tous ses soins remboursés jusqu’au dernier centime par sa mutuelle – un luxe depuis la disparition de l’ancienne Sécurité Sociale - elle le logeait dans un logement de fonction, elle ne voulait pas que ses employés aient deux heures de trajet par jour tellement l’immobilier était saturé dans le coin. Elle lui offrait le déjeuner à midi et chaque matin, il pouvait apporter son linge sale, une laverie s’occupait de tout. On y trouvait même un coiffeur et une salle de sport.

 En retour, Marc y restait 12 heures par jour, samedi inclus. Il s’accordait tout de même le dimanche pour faire autre chose. Certains de ses collègues n’y voyaient pas d’intérêt, s’ils voulaient faire une pause de leur labeur, une salle multimédia leur proposait tous les écrans à réalité virtuelle dernier cri. Il n’avait pas de vie sociale, sa vie amoureuse partait à vau l’eau, mais son compte en banque et ses placements se portaient à merveille.

 Sa dernière amie était partie car elle en avait marre de l’attendre en profitant du luxe de son loft sponsorisé. D’abord il se dit qu’elle était une idéaliste, qu’il lui offrait un cadre de vie que jamais elle n’aurait. Mais un jour il réalisa que la seule femme qui voudrait bien d’un homme absent pour cause de travail incessant avec un  téléphone implanté sous la peau serait une croqueuse de diamants. Cela l’irrita au plus haut point.

 Il regardait dès lors sa vie d’un autre air, considérant les kilos de kilos d’euros qu’il avait entassés sur son compte en banque comme le reflet de sa solitude. Un lundi, on ne le vit pas au bureau. On attendit 8h30 pour appeler pour savoir s’il n’était pas malade : on s’inquiétait, il n’avait jamais manqué un seul jour. Personne ne répondit. Son implant téléphonique avait été retiré pendant le week-end.

 C’est que Marc, réalisant qu’il serait toujours seul et stressé malgré une vie que la population qui crevait la faim - depuis la suppression des aides sociales - lui enviait, avait tout plaqué, d’un coup. Il avait liquidé ses comptes, reversé ce dont il n’avait pas besoin aux Restos du Cœur, acheté une ferme et quelques chèvres dans une campagne abandonnée.

 Il vivait au jour le jour, tricotant la laine achetée au fermier du coin, coupant du bois pour se chauffer, cultivant ce dont il avait besoin, fabriquant du fromage et de la compote qu’il vendait aux randonneurs. Il était heureux, seul avec ses chèvres.

 Un jour, il se découvrit un voisin, un homme de son âge, un ancien salarié d’une Tour, qui avait tout plaqué pour cultiver des piments d’Espelette. Lui n’avait pas disparu dans la nature comme Marc, il avait annoncé à ses proches son départ lors d’une grande fête, et tous lui avaient tourné le dos en le traitant de vieil hippie couvert de poux.

 Curieusement, plus le temps passait plus ils étaient nombreux, les anciens cadres angoissés réfugiés dans son havre de paix. Tous fuyaient la ville, l’entreprise et ses avantages sonnants et trébuchants pour revenir à des choses qu’ils trouvaient plus vraies.

 Bientôt l’un d’eux eût l’idée de mettre en commun leurs productions de lait de chèvre, pour gagner du temps et « maximiser les profits». Une société arriva pour leur installer la fibre optique, on proposa à Marc, en tant qu’ancien salarié très qualifié, de devenir le gérant d’une grosse exploitation. On importa des voitures, construisit une banque pour déposer l’argent gagné, un golf pour le dimanche. Et, horreur des horreurs, Club Med Gym y ouvrit une franchise.

 Marc, désolé de ce qui arrivait à son paradis secret, contemplait ce spectacle en songeant à partir un peu plus loin. La Lune, peut-être.

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