Éloge du Médecin

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Concours WeloveWords / Magazine Néon

     Les médecins appartiennent à une engeance particulière. Leur singularité s'exprime à travers une collection de symptômes et de caractères hétéroclites.
Tout d'abord, il faut obtenir un rendez-vous. Avec un généraliste, l'entrevue est obtenue dans un délai raisonnable. Dans une boum, ce serait Emmanuelle, la fille facile que tous les garçons ont pratiquée. Cependant, le médecin spécialiste est plus coriace à ferrer. Ce serait la catho pratiquante de la classe, Marie, celle qui ne veut rien savoir avant le mariage. Prenons le médecin ophtalmologiste par exemple : il vous faudra plusieurs mois avant de vous faire palper les mirettes par ce spécimen rare. Vous n'aurez jamais aussi bien porté le nom de "patient". Et bien sûr, comme toute attente suscite le désir et stimule le fantasme, vous serez déçu par la rapidité d'un service impersonnel.
Bah oui ! Emmanuelle, vous la voyez souvent, une relation profonde s'est installée entre vous depuis le temps ; elle a de l'expérience et elle vous connaît. Ah ! Le généraliste, ce commerce de proximité ! Cet épicier arabe de la petite santé !
       Quand vous débarquez dans sa salle d'attente, c'est la cour des miracles, un spectacle pour les sens : ça tousse, ça crache, ça geint, ça se desquame, ça suinte. Bref, les corps s'expriment, les germes s'échangent comme des cartes Panini :
- Tu l'as toi " la dysenterie" ?
- Nan.
- Tiens, je te la file, je l'ai en double.
- Ok ! Je te l'échange contre "les mycoses".
Et puis, dans la salle d'attente, il y a des magazines pour vous tenir informé de l'actualité : "Yannick Noah remporte Roland-Garros" ; "Jack L'Éventreur a encore frappé" ; "Christophe Colomb a découvert l'Amérique ! » Avec le doc, c'est retour vers le futur !
On espère juste que le Vidal du médicastre n'est pas aussi vintage.
       Puis, on a accès au maître, au tout-puissant guérisseur. Vous noterez que la grande majorité des médecins utilise l'impératif : ils vous ordonnent de faire ceci ou cela. C'est la raison pour laquelle les visites médicales ont un franc succès chez les masochistes et autres soumis qui revêtent pour l'occasion leur plus belle tenue de cuir.
Généralement, ce que le médecin exige, c'est que vous vous déshabilliez. Répondez-lui "vous d'abord", ça détendra l'atmosphère. Mais d'où tirent-ils ce pouvoir étrange de dénuder les gens par le simple truchement de leurs paroles ?
Malheureusement pour eux, le serment d'Hippocrate et leur code de déontologie leur interdisent d'utiliser ce merveilleux sortilège en dehors des soins. Pourtant, leur vie amoureuse en serait grandement avivée. Enfin, neuf années d'étude, mais cette puissance de voir autrui en sous-vêtements les vaut bien ! Les enfants, dès leur plus jeune âge, ne souhaitent-ils pas eux aussi explorer l'anatomie de l'autre sexe en endossant ce rôle ? Que reste-t-il de l'enfant qui jouait au docteur dans l'adulte médecin que vous avez maintenant face à vous ? Posez-vous la question la prochaine fois que vous irez.
       Vous êtes donc nu, allongé sur la table de l'expert, offert en toute impudeur à son savoir médical. Ensuite, il va vous demander de vous taire, voire de bloquer votre respiration pour ne plus avoir à vous entendre. Il va écouter vos organes, tâter votre carne. Il vous ressemble un peu quand vous faites vos courses : vous choisissez la meilleure viande, celle à la tendreté incomparable ; vous soupesez les fruits et légumes pour deviner la sapidité de ces victuailles.
Et là, il parle à votre foie, murmure à votre prostate pour l'exhorter à se confier à lui, engueule votre colon.
- Toi, petit eczéma ! Repars d'où tu viens, laisse ce dos tranquille. Comment petit périnée ? La naissance des triplets t'a fait souffrir ? Oh ! Mais que vois-je ? Une fracture ouverte !
Ce dialogue est gênant. Très gênant. Et voilà une sensation bien étrange que de voir quelqu'un converser avec les diverses parties qui vous composent, sans que vous ne soyez invité à la discussion. On a toujours peur de ce que nos bouts de viande vont révéler au médecin sur nos habitudes de vie plus ou moins avouables.
Cette peur ne nous quitte jamais face au savant. Elle atteint son acmé lorsque nous lui confions des résultats d'analyse que seul ce Champollion peut déchiffrer. En considérant la feuille, il lève un sourcil : notre cœur accélère. Il se gratte le front : on sue abondamment. Il se taquine la barbe : ça y' est, c'est sûr, on a une tumeur. Il prend une profonde inspiration et expire bruyamment : on ne capte pas la 3G, ce qui nous empêche de souscrire à une convention obsèques.
- Vos constantes sont bonnes. Rien à dire, continuez comme ça, dit-il finalement avec un sourire complice.
Après avoir remarqué la tache qui parsème votre entrejambe et prescrit un médicament contre l'incontinence urinaire, vous sortez soulagé de son cabinet.
Mais les médecins, c'est aussi un langage particulier, un idiome dont le profane ne saurait envisager la finesse. Par exemple, lorsqu'ils vous disent :
- Je ne serai pas là la semaine prochaine, je suis en congrès.
Il faut entendre :
- Lundi prochain, ne venez pas m'emmerder avec votre toux sèche, je suis en vacances.
Ou bien :
- Je ne vous mets pas le médicament princeps, je préfère prescrire le générique.
Traduisez :
- Le laboratoire du générique aime à me faire des petits cadeaux.
       Le médecin est un chasseur de maladies : il les traque, il les débusque. Parfois, par jeu, il leur laisse du temps et affute son bistouri, dans l'horizon du coup de grâce, de la guérison du patient.
Et il arrive de temps à autre que des médicastres à la pitié souveraine laissent filer ces proies. Par bonté d'âme, ils contemplent leur envol, les regardent gambader et proliférer. Quelle beauté que de voir dans la poitrine du bourreau se serrer un cœur jadis ensablé par d'arides passions !
N'avez-vous jamais envisagé l'œil rond d'un staphylocoque doré, vous renvoyant l'air implorant d'un chaton en mal de caresses ? Que feriez-vous à leur place ?
Ne les jugez pas, les médecins sont humains après tout.

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