Le Musicien - "Attendez, on démarre à 3 ou après 3 ?"
celinero
Le printemps, le soleil, les bières sur les quais, la fête de la musique qui approche… Pourquoi diable se priver d'un bon petit bœuf entre amis ? Peut-être parce que le musicien très talentueux mais aussi très conscient de ses capacités n'est pas toujours la meilleure compagnie qui soit.
Le musicien, le vrai, celui qui connaît sur le bout des doigts toutes les figures de silences, celui qui déchiffre une portée aussi rapidement que la it girl dévore la dernière parution de son magazine féminin préféré, celui-là est indéniablement un être fascinant, enfin surtout auprès de celles qui aiment ses charmantes petites moues quand il joue de son instrument. Le musicien est un passionné toujours prêt à sacrifier sa soirée, planté derrière son PC, pour vous passer les meilleurs morceaux de sa bibliothèque iTunes aux trente mille merveilles. Autrement dit à vous prendre en otage, imposant son set quand vous vous seriez contentés de vous trémousser sur des bouses du type "hit machine retour dans les années 90-2000". Oui, le musicien a des goûts musicaux vastes, variés, distingués et il est toujours prêt à vous les partager. Dans la même demi-heure, il peut vous soutenir de la manière la plus affirmative qui soit que les Strokes forment le meilleur groupe de rock de tous les temps, tout autant que les Beatles et les Stones. D'ailleurs, les meilleurs chanteurs de tous les temps - notons que le musicien est assez libéral sur l'emploi du superlatif « meilleur X de tous les temps » - sont bien évidemment Mick Jagger, Chuck Berry, Little Richard et tutti frutti, enfin tout ce petit monde-là quoi. Si vous avez peur des débats pointus et sans fin, ne vous risquez surtout pas à le contredire ! Il serait capable de vous faire revivre l'émoi qu'il a ressenti lors du casting de Benjamin Siksou pour la Nouvelle Star en 2008 avec sa reprise de « Just the two of us ». Vous aussi vous aviez oublié ce nom et ce télé-crochet ? Pas lui. Le musicien n'oublie rien.
Ainsi, le musicien se distingue par la précision de ses goûts singuliers. Le titre de sa chanson préférée de Radiohead est inconnu au bataillon, parce que force est de reconnaître que « Creep » et « No Surprises » sont beaucoup trop commerciales, ou plutôt : « mainstream, if you know what I mean ». (Oui, le musicien est aussi bilingue.) Le musicien va voir un opéra de Mozart après avoir fredonné sous la douche « Pas de boogie woogie » et « Wake me up before you go go », parce qu'il n'a pas peur de l'éclectisme. D'ailleurs, le musicien n'a peur de rien. La scène est son plus grand kif et si elle prend la forme d'un petit appartement étudiant dans les traboules lyonnaises, cela convient aussi. Même s'il aime se faire désirer par ses convives, il ne tarde jamais à sortir son instrument pour revisiter les plus grands classiques de la culture pop rock, accompagné de back singers aux talents parfois limités. Le musicien s'en fiche, il prend du plaisir et en donne (surtout sur le final de « Hey Jude », Juju-juju-jujujujuuuuude !), car le musicien se veut généreux. Oui ! Sauf quand quelqu'un fausse. Là, c'est le drame. Il faut reprendre. Les muscles de son visage sont conçus pour se contracter automatiquement à la moindre fausse note détectée par son oreille infaillible. En parlant d'oreille, le musicien l'aime absolue, ou ne l'aime pas. Son jeu favori ? Faire des “harmo”. Oh ! Tu sais en faire ? Chouette, faisons un accord parfait. Mouais, si tu veux, un peu comme dans Pitch Perfect... Oh mon dieu ! Tu viens de faire une septième ! - Euh ? C'est aussi contagieux que la cinquième maladie ? Évidemment, il n'a pas perçu la blague, car pour lui septième n'est que "la note sensible qui vient frotter sur l'accord".
Du reste, le musicien ne saurait s'abaisser au niveau des néophytes ni parler sans utiliser un jargon hautement technique. Le musicien-chanteur ne commence pas à chanter, il « lance des départs sur le contre-temps de la croche » ! C'est beaucoup plus « groovy ». D'ailleurs, les français n'ont jamais eu une once de sens du rythme. Ces balourds partent toujours sur les temps, histoire de bien être sûrs que tout le monde ait compris. En parlant de rythme, inutile de préciser que c'est inné chez le musicien. Un humain qui n'en serait pas doué est aussi inconcevable pour lui qu'un chaton dansant la polka avec une licorne sur le dos d'une tortue géante (ou pire, que des gens soient prêts à regarder ça sur You Tube). Et si d'aventure il croise un spécimen de cette sorte, le musicien peut être victime de violentes convulsions. Son corps tout entier, habitué à sentir le rythme, se met à battre la mesure pour l'autre afin de lui inculquer ce savoir ultime de toutes les manières possibles : d'abord par des claquements de doigts, puis les mains, les pieds, et parfois, pour les plus atteints, la tête contre le mur. Finalement, il n'en faut pas beaucoup plus qu'un chaton dansant la polka avec une licorne sur le dos d'une tortue géante pour torturer psychologiquement un musicien.
Enfin, un musicien qui essaye de passer pro ne fait plus de la musique. Non, il laisse cela aux amateurs. Lui, il fait des “EP”. C'est un peu comme des albums, mais en ligne, ou pas, et avec un nombre réduit de chansons, ou pas, et des expériences musicales étranges, ou pas. Il devient alors un doux mélange d'humble-vantardise. Il voudrait parler de sa vie, partager son œuvre, mais ne veut surtout pas qu'on le prenne pour un vaniteux. Aussi, le musicien ruse au moyen de stratagèmes ingénieusement pensés : il passe, par exemple, discrètement ses “EP” en fond sonore de soirée, dans sa voiture, en attendant le bus, en sonnerie de téléphone… Bref ! toutes les occasions sont bonnes ! Les plus aguerris sont même capables de glisser les titres de leurs chansons dans d'anodines conversations comme s'il s'agissait d'expressions idiomatiques courantes. En fait, les musiciens sont les inventeurs de l'inception. N'en déplaise à Christopher Nolan. C'est justement pour cela que certains morceaux restent autant imprégnés dans nos cerveaux innocents : les musiciens sont en réalité des agents qui communiquent à travers le monde pour servir une grande cause démoniaque, la Musique, avec un M majuscule, comme Mozart (et malheureusement aussi Maître Gim's et Makassy).
tout dépend ce qu'on appelle de la musique, par , c'est exemple moi le rock des années 70, c'est pas de la musique, c'est juste du bruit
· Il y a plus de 6 ans ·amphicyon-ingens
hahaha c'est un vieux texte qui condense de nombreuses expériences à un moment où j'étais entourée de plusieurs wannabe musiciens. Il s'agissait d'une contribution pour un concours WLW si je me souviens bien, rien de bien polémiques et tous les goûts sont dans la nature, mais merci d'avoir lu mon petit bout de machin <3
· Il y a plus de 5 ans ·celinero
J'ai toujours vu les musiciens comme des habitants à l'année des stations services des années 70 : toujours à côté de leurs pompes avec un improbable fond sonore délayant à peine un air inquiétant et des conversations absconses. Quel bon moment ce texte !
· Il y a plus de 9 ans ·koss-ultane
Hahaha jolie image ! En vérité j'ai grossi le trait (ou plutôt compilé de multiples anecdotes comme s'il s'agissait d'une seule personne). Les musiciens que j'ai croisés cette année sont des gens talentueux et inspirants, même si je me suis souvent sentie à part, un peu envieuse de ne pas être capable de parler exactement le même langage.
· Il y a plus de 9 ans ·Mais si j'avais dit cela, mon texte se serait transformé en ôde et le but est de dresser un portrait irrévérencieux. C'est très facile de ne prendre que les défauts (et encore, je n'ai pas tout mis, on n'avait droit qu'à 6000 signes espaces compris).
Merci beaucoup pour la lecture et le retour en tout cas !
celinero