Embulé
poussin
Un trajet de métro, un livre: un voyage
Pressez vous! Les yeux fixés sur le grand M, la grande aiguille des minutes galope. Poursuivez-là, hors d'haleine mais attention ! Prenez le temps de surveiller le temps qui passe. Regardez-le filer, narquois, sur les horodateurs. Réglez votre souffle sur celui de la ville. Dégringolez quinze marches bétonnées et engouffrez-vous dans le métro.
Vous l'aviez entendu, vous le voyez à présent, le monstre vert s'impatiente sur le quai. Le signal du départ qui vous gifle en pleine face tout ce retard accumulé. Branle-bas de cabas! Un infime espoir s'accroche à vos tennis mal lacés. Vous pouvez encore l'attraper. Vous mettez d'accord avec le tourniquet pour qu'il vous laisse passer, courrez! Mais, déjà les portes se ferment en un claquement sec et tintinnabulant. TROP TARD. Vous faites fi de cette inexorable interdiction et plongez dans un élan.
Vous vous vautrez magistralement.
Regard amusé des autres individualistes. Une gentille petite dame s'approche dans l'intention évidente d'être civilisée : "Excusez-moi, savez-vous où se trouve l'avenue Victor Hugo?"
Vous n'êtes rien d'autre qu'un autochtone. Partout où vous allez, vous devez savoir où vous êtes pour dire aux autres où ils doivent aller.
Dans la jungle des translations collectives, ignorez la misanthropie de cette bande d'anachorètes à la morne figure qui déambulent autour de vous. Faites comme eux, attendez. Il est déjà 32 et vous devriez n'en n'être qu'à 12 ou 17. Attendre un métro c’est l'attendre indéfiniment, surtout quand on est pressé. Il n'y pas de doute, celui-ci SAIT que vous êtes en retard et, sadique, il fait tout pour que vous le restiez. Attendre un métro c'est aussi se dandiner, changer trois ou quatre fois de pied d'appui, et surtout, scruter.
Observez, comme il se doit, la noirceur du tunnel qui abritera votre vaisseau. Vous vous imaginez la lueur blafarde qui s'étire sur les parois bombées, vous anticipez le tremblement des rails et le fracas assourdissant de la rame qui surgit. L'oscillation fantasmée se mue en un martèlement familier.
Vous bondissez sur le loquet métallique, vous le soulevez et hop! Vous vous ruez sur un siège vide. Un du carré, dans le sens de la marche. Ah ça, vous l'avez pas volée votre place. Les strapontins sont trop précaires. Attention. Les vieux ont des rhumatismes, de la cataracte, des indemnités de retraite. Pas vous. S’ils surgissent, vous devez leur céder votre moment de répit. Si aucune carte vermeille, aucune femelle prête à mettre bas ne font leur apparition ? Profitez-en. Vous êtes assis.
Sur son petit siège verdâtre, que faire ? En Ratépie, plusieurs sortes de voyageurs. Il y a les inconditionnels du canard - plus l'aube est récente et plus ils sont nombreux à en parcourir les plumes. Il y a aussi les consciencieux qui relisent leur notes ; les moins scrupuleux qui apprennent leur cours ou rédigent leurs notes de synthèses entre deux stations. Et puis tous les autres, les VRAIS voyageurs, ceux qui font un double-parcours : les bouquineurs.
Grands, moyens, pointus, de poche, dans une belle édition, cornés, de gare, à l'eau de rose, sérieux, cochons, les livres partagent avec leurs spectateurs la durée de ce séjour souterrain. Ils font même plus que ça, ils nous envoient à mille lieux de là.
Envolez-vous! Sortez votre sésame et plongez-vous dans ses points, ses majuscules et ses virgules. Le train est parti depuis plusieurs minutes déjà mais c'est là que commence la véritable expédition. Très vite l'environnement s'efface au profit d'une histoire. Vous débarquez à Londres, Moscou, Sao Paulo … peut-être atterrissez-vous dans une maison de thé à Kyoto. Suivez la jeune fille, humez le parfum des fleurs de cerisier, frissonnez avec le vent qui pose un pétale sur la frêle épaule dont vous lisez la tristesse. Plus rien ne compte que ce récit, plus rien n'existent que ces vies. Vous êtes embulé.
La couleur orange de la station qui se profile annonce votre descente imminente. Toujours éloigné de vous-même, vous sortez de ce métro pour en rejoindre un autre. Mécaniquement, les yeux vitreux, escaladez les marches. Un regard sur votre montre ajoute un peu plus de retard à votre quart d’heure d’impolitesse.
Il reste une dizaine de révolutionnaires et de saints à parcourir. Tout à l’heure, pour le changement de ligne, vous aviez dû lâcher votre livre dans un moment de suspens insoutenable. Reprenez-le vite. Le chemin n'est plus très long. Le périple paraissait trop lent quand vous couriez contre la clepsydre, il est désormais trop court puisque vous voilà arrivé. Vandalisez le coin d’une page de votre trésor. Fourrez-le dans votre besace. Emergez.
Miracle. Après l’émail crasseux du métro, vous redécouvrez le ciel. Une lumière dorée lèche les façades régulières. Cette froide douceur picote un peu vos yeux. Prenez une grande inspiration et profitez de ce petit moment de beauté. Oubliez le retard, et pensez que tout à l'heure, quand la nuit aura allumée mille bougies sur Paris, vous ferez le même chemin, en sens inverse...