La vipère
macache
Ma grand-mère tue les vipères à coups de pelle. Quand elle en croise une sur le chemin qui la mène au belvédère, elle retourne sur ses pas et attrape d’une main ferme l’outil dans l’apprenti où elle a l’habitude de ranger ses ustensiles de jardinage. Maintenant munie de son arme, elle revient à l’endroit même où elle a aperçu le reptile qui se réchauffe au soleil, sous les fleurs des ajoncs et les épines. Et là, elle lui tranche la tête d’un coup sec. Parfois le corps poursuit sa route un court instant, seul. Elle le récupère ensuite, le dépiaute comme elle le fait aussi avec les lapins, et ne garde que la peau. Elle n’aime pas être dérangée pendant sa promenade et ne tolère que les randonneurs qui arpentent le chemin des douaniers. Elle s’assied sur le banc de granit d’où elle observe la baie, où la mer frappe les rangées de bouchots qui se tiennent droits dans l’eau comme une armée de petits soldats. Elle a les yeux de la même couleur que cette mer quand il fait un peu plus beau, à la fin juin. Des sourcils broussailleux et un gros nez qu’elle essuie souvent avec un vieux mouchoir à carreaux. Elle vit ici depuis plus de quarante ans, sur le bout de la corniche, balayée par le vent qui fait pencher les cyprès. Elle y a planté des rosiers, des lilas, et un portique. Aucun de ses enfants ou petits enfants n’a jamais été piqué par un serpent. Un jour un chien a eu la gorge très enflée, mais il n’en est pas mort. Quand ils empruntent le chemin qui descend à la crique, ils tapent des pieds lourdement sur le sol et chantent à tue tête. Ce n’est qu’une fois arrivés sur le petit pont de bois, avant les premiers rochers où se cachent les bigorneaux et les étrilles, qu’ils se savent sortis d’affaire. Là ils pataugent dans les marres, à la recherche de ces petits gastéropodes qu’ils font ensuite bouillir dans l’eau salée. Puis ils les décortiquent à l’aide d’une petite pique au capuchon de couleur avant de les étaler sur une tartine de beurre, de sorte qu’ils se bousculent sur la croûte. Enfin, ils les avalent goulument en essayant de ne pas en faire tomber un seul dans leur assiette. Des serpents, ils n’en ont jamais pêchés. Peut-être des anguilles, qui tombent de la rivière et vont se glisser sous les algues vertes que plus loin on ramasse à coup de tractopelles, mais pour les relâcher aussi vite. Elles ne sont pas comestibles.
Ce n’est vraiment qu’une fois que ma grand-mère a eu peur. Un jour d’été sec, comme il y en a parfois sur la côte. Un couple de touristes anglais s’est arrêté sur la plage de galets et de sable fin. Par leur arrivée, une vipère, dérangée dans sa sieste, a glissé du talus pour se cacher sous le sac de plage de la jeune femme. A la vue de l’animal, celle-ci a bondi en hurlant. Ma grand-mère, alertée par les cris, s’est précipitée vers eux et à l’aide d’un bâton a fait fuir la bête. En roulant les yeux et les r, elle leur a fait comprendre que c’était là un « verrry, verrry bad snake ». L’homme a alors regardé cette vieille dame à la peau tannée, vêtue d’une longue blouse blanche et d’un fichu sur la tête, et perplexe, a soufflé discrètement à sa compagne « Oh, my God. Darling, we are in India. »