En face

etiful

3979 caractères, 666 mots, 1 histoire de jalousie

Laurent tira une dernière bouffée de sa cigarette et balança le mégot, qui roula quelques instants sur le bitume du parking en finissant de se consumer. Il jeta un dernier regard à l'horizon, où les montagnes aux pointes acérées mordaient le ciel et se préparaient à avaler le soleil. Il remit ses jambes dans l'habitacle du monospace et claqua la portière.

La route était courte jusqu'au domicile, mais la chaleur de juillet et l'absence de climatisation la rendirent étouffante. Une fois la voiture posée devant le pavillon – il était l'un des derniers rentrés à en juger par le nombre de véhicules garés dans le lotissement – il poussa la porte de la maison et vint se planter dans la cuisine, où Philippine préparait le dîner. Une salade, « parce que c'est sain ». Mais Laurent n'écouta pas la description des bienfaits d'une alimentation équilibrée. Derrière la fenêtre il guettait, scrutant la rue à travers les rideaux en macramé. Lassée de parler dans le vide, Philippine partit au salon en maugréant contre son ours de mari, emportant avec elle le minuteur qui la préviendrait lorsque les œufs seraient durs.

L'écho du téléviseur parvenait faiblement à ses oreilles lorsqu'il l'entendit arriver ; le bruit caractéristique ne pouvait tromper. Il vit le SUV s'arrêter en face de chez lui, devant chez les Dulonez. Aussitôt Aude, blonde, fraîche, épanouie, sortit sur le perron pour attendre que son athlétique mari remonte triomphalement l'allée et vienne l'embrasser, sa sacoche se balançant négligemment au bout de son bras. Puis ils fermèrent la porte pour vivre leur soirée de couple modèle, le SUV flambant neuf trônant devant la maison.

 

Laurent n'avait presque pas touché à sa salade, et encore moins à Philippine. Il était près de deux heures du matin et il ne dormait toujours pas. Allongé sur le dos, il fixait le ventilateur de plafond qui ne tournait pas, les nuits encore raisonnablement fraîches permettant de se passer de ses services. Laurent revoyait Aude et Guillaume, si beaux, si parfaits, si proches de chez lui, si loin de son monde. Il revoyait le pavillon des Dulonez, plus cossu et plus propret que le sien ; le SUV où se reflétaient les éclats cuivrés du soleil couchant. Il s'assit sur le bord du lit et observa le miroir collé sur la penderie où se reflétaient son crâne dégarni, son visage terne, son corps grassouillet, son échec. Il avait dix ans de plus que les Dulonez, et pourtant eux avaient déjà dix fois mieux réussi leur vie. Philippine, loin de toute cette aigreur, émettait de petits ronflements de l'autre côté du lit.

Laurent enfila ses pantoufles et se dirigea vers la cuisine pour se servir un verre de lait. Il ne put s'empêcher de regarder par la fenêtre et de constater que toutes les lumières en face étaient éteintes ; les Dulonez dormaient de leur sommeil parfait. Il alla dans le salon chercher la bouteille de whisky pour en verser une goutte dans son lait, trouver le sommeil, oublier un peu les Dulonez. La bouteille était vide.

C'en était trop. Laurent posa son verre et retourna à la cuisine s'emparer du couperet. Il sortit dans la rue et s'assura que personne ne traînait par là. Il serra le manche du couteau plus fort et traversa.

 

Le soleil du matin caressait les neiges éternelles qui parsemaient le sommet des lointaines montagnes ; l'odeur du café embaumait tendrement la cuisine ; et Laurent traversait la maison en s'étirant paresseusement. Il trouva Philippine debout derrière la vitre, plissant les yeux comme lorsqu'elle regardait un spectacle dont elle ne voulait pas perdre une miette. Le drame qui retenait son attention avait lieu de l'autre côté de la rue, et déjà de nombreux voisins se pressaient devant la maison des Dulonez.

— C'est terrible ! dit-elle à Laurent sans quitter la scène des yeux. Quelqu'un a lacéré les roues du 4x4 des voisins ! Sûrement un de ces écologistes illuminés. J'aimerais pas être à leur place…

Laurent se servit une tasse de café, qu'il huma avec délectation.

— Moi non plus !

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