En perdition

gildas

Le choc fut si brutal que je fus jeté à bas de la couchette. Sonné par la chute, l'esprit encore embrumé par le sommeil, je restai au sol durant plusieurs secondes sans pouvoir faire le moindre mouvement.

Quelque part, le ciel se déchira dans un grand fracas. Puis survint presque aussitôt un effroyable craquement venant de l'arrière. Je me relevai tant bien que mal, déséquilibré par un violent tangage, et me dirigeai chancelant vers la porte de la cabine.

Dehors, c'était le chaos.

Bien qu'il fût un peu plus de quatre heures de l'après-midi, il était impossible de distinguer le ciel de la mer. Ce n'était partout qu'une seule et même masse sombre, grondante et menaçante, qui ouvrait grand sa gueule humide. N'importe qui aurait regardé le voilier à cet instant se serait dit qu'il était mal engagé et que la lutte était d'évidence inégale.

- Yann ! Criai-je, les mains en porte-voix.

Le vent et la pluie couvraient mon appel. Je jetai un coup d’œil circulaire, cherchant la haute silhouette de mon compagnon de voyage, mais je ne décelai aucune trace de vie.

Une trombe d'eau se déversa à ce moment sur le pont et emporta tout sur son passage. Me tenant d'une main à la porte de la cabine, je saisis de l'autre un bout délové, l'enroulai autour de moi et le nouai fermement au niveau de la poitrine. Ainsi encordé, je me dirigeai péniblement vers l'arrière et constatai avec effroi qu'à la place du gouvernail s'ouvrait un trou béant. Mes jambes flanchèrent.

- Yann ! Hurlai-je, fou de désespoir.

Je me penchai bêtement au-dessus du trou comme si j'allais l'apercevoir, flottant dans sa tombe liquide. Je ne pouvais pas croire qu'un plaisancier aussi aguerri que lui ait pu se faire surprendre par une vague scélérate.

Pourquoi ne m'avait-il pas réveillé à l'approche du grain ? Je n'étais pas aussi expérimenté, mais il aurait pu me guider pendant l'assaut. Nous aurions combattu en frères d'armes, nous soutenant l'un l'autre dans le doute, et aurions pu avoir une chance de nous en sortir tous les deux.

Un nouveau craquement, à l'avant cette fois-ci, me sortit de ma prostration. Je n'eus que le temps de me jeter sur le côté pour ne pas être écrasé par le mât. Sans réfléchir, je plongeai la tête la première dans la cabine, dénouai ma ligne de vie et courus à la radio lancer un message de détresse, comme Yann me l'avait appris avant le départ.

- Mayday Mayday Mayday. Ici la Célestine, voilier de plaisance en détresse.

Tout ce qui sortit de la radio fut une série de crachotements inaudibles. Je répétai à nouveau le message, sans savoir si quelqu'un, quelque part, l'entendrait. Tout à coup, une sensation de froid me saisit aux chevilles et un long frisson me parcourut le corps.

L'eau pénétrait dans la cabine et montait à vue d’œil. Je décidai à contre-coeur d'abandonner la radio pour nouer à nouveau le bout autour de ma poitrine. Si je ne voulais pas mourir noyé, il fallait que je regagne la surface et que je survive coûte que coûte jusqu'à l'arrivée des secours.

Dehors, la tempête faisait rage. Le pont du bateau était dévasté. Il n'était plus qu'un amas de matériaux qui flottait encore par je ne sais quel miracle.

Je me fis une place au-dessus de la cabine et me harnachai solidement pour ne pas glisser. Au bout de quelques minutes, épuisé, choqué, je finis par perdre connaissance.

Le voyage s'arrêta brutalement.

A travers mes paupières closes, je crus deviner la lumière du soleil. Le bruit de la tempête s'était estompé. Dans mon délire, j'entendais le bourdonnement d'un gros insecte voler au-dessus de moi. J'aurais tant aimé le chasser de la main pour pouvoir écouter, une dernière fois, le chant rauque de la mer. Au lieu de cela, je sentis sa trompe s'enrouler autour de ma taille et me soulever dans les airs pour me dévorer.

Signaler ce texte