L'effusion

rosamatterhorn

Sous mes semelles le goudron s’est mis à bouillir. Des cratères visqueux se forment à la surface ; la chaleur transforme la route en magma gluant, noir, à l’odeur toxique. C’est comme dans ce cauchemar que je fais si souvent, où un pétrole épais s’enfonce dans ma bouche, dans ma gorge, coule dans  mon œsophage. La matière noire m’étouffe lentement de son odeur de plastique fondu.

Je ne suis pas le seul à patauger sur l’unique route qui conduit à Pattaya. Devant moi, une longue file de gourous en tongs s’enfonce dans le goudron fondu. Ils traînent quelques vivres avec eux : dans la baie dévastée, ils pourront ramasser de nouveaux fidèles avec une simple bouteille d’eau. Le prix de l’espoir est devenu très bas depuis le désastre. Mille sectes ont fleuri dans ce qu’il reste de la ville. C’est en tout cas ce que disent les journaux que j’ai lu dans l’avion.

Encore une demi-heure de marche et je serai face à elle. J’ai imaginé mille fois cette rencontre depuis que j’ai reçu le message du dispensaire, mais pour ces dernières minutes avant de la revoir, je préfère ne pas y penser. Rester ailleurs. Faire, comme me l’a appris le maître, de mon esprit la pointe d’une aiguille. N’y laisser passer, par le chas minuscule, que le fil de ce qui vit, instantanément. Alors, je me concentre sur la lente abrasion de ma peau sous le papier de verre du soleil. Je peux ressentir chacune de mes cellules, gavée de cette matière aveugle jusqu’à dégouliner. En chacune s’enfonce une aiguille. Ma peau est un tambour réfléchissant, où des milliards d’épines font entendre leur vibration. C’est un manteau d’acide qu’elles me cousent à la peau. Il y a aussi le suc océanique qui trempe l’atmosphère toute entière. Il entre par mes narines, fait danser des millions de poils noirs sur sa sarbacane iodée, et tatoue un linceul de grains de sel sur ma peau. J’entends leur rumeur lorsqu’ils se déposent sur mon visage, mes avant-bras, mes mollets, ma nuque, en chacun de mes replis, sur  cette partie de moi qui ne m’a jamais appartenu, parce qu’elle n’avait pas de souvenirs.

Je traverse la barrière ; derrière, il y a la douceur piquante du sang extérieur, celui se réchauffe comme lézard. Je sens sa fluidité parfaite, dans le chemin violet qui est le tissage de ma vie. Au son tapant de l’artère il s’ébroue, part en saccades comme au manège. Je suis une embarcation dans le tunnel caverneux de mes veines. Chute vertigineuse, pulsation, retour aux sources, dans le grand accordéon de sang. Pour paysage, les stries translucides de mes organes. Chaque poussée ventriculaire est un nouveau départ vers des profondeurs obscures et rouges. Passages secrets  - me voici dans une bulle de plasma vibrante. Sous une membrane spongieuse qui s’élève et redescend, au rythme d’une vague perpétuelle. J‘ai visité mille fois cet endroit depuis que le maître m’a donné son enseignement. Son apprentissage m’a fait arpenter les infinies possibilités du labyrinthe. A chaque fois le voyage se terminait ici, dans ma chair amnésique. J’y ai cherché la trace d’une odeur ou d’une voix : rien.  Juste le vent sinistre de mon souffle pour me servir de berceuse.

Mais le balancement de mes pas me conduit vers elle. A Pattaya, où la vague géante, en emportant tout, lui a ramené la mémoire.

J’aperçois les toiles blanches des dispensaires. Le club Méditerranée version humanitaire, avec chirurgie à la Robinson Crusoé. Un endroit où l’on serre les dents avant de s’évanouir ou de crever. J’imagine sa transpiration à elle, ses cheveux plaqués au front, ce jour-là. Les mouches collaient à sa peau comme des idées fixes.

Dans le ravin, des grenouilles jaunes portent des grappes d’œufs glaireuses.

La route est devenue plus liquide encore. Mes chaussures sont enrobées d’une gangue de sueur noire. Je les enlève. Puis les chaussettes inondées. La transpiration a raviné tout mon corps, seuls mes pieds sont secs. Et mes yeux. Je vais marcher pieds nus dans la terre sablonneuse de Pattaya.

Les gourous ont filé entre les ruines, vers une église, un temple, ou un arbre. Ils nourrissent d’encens les adultes, pendant que les enfants ramassent la pourriture en hordes sauvages. Je suis seul devant la toile aveuglante du dispensaire. Je soulève le rideau : elle est là. Pendant que ses yeux me reconnaissent, je dis ce mot pour la  première fois : « maman ».

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