En profondeur

jones

Personne ne pourra me dire que ce n’était qu’une parole d’ivrogne. Je me le suis promis, juré, je ne peux pas me défiler, une promesse faite à soi-même ne s’oublie pas contrairement aux autres. Ou plus précisément ce sont les autres qui oublient. Pas soi. Donc : je dois me lever et profiter de cette matinée. Depuis qu’elle m’a quitté, je ne fais que boire comme un trou et faire la gueule et inversement. Alors, en cette fin novembre, où les forêts alentour offrent des roux orangés romantiques comme dans les peintures de Turner (c’est ce qu’elle disait tout le temps), se promener dans les sous-bois serait lui rendre hommage, une cérémonie silencieuse dont moi seul connaîtrait le sens, une pensée intérieure en mode ambulatoire, une double procession, mentale et arborée. Mais qu’est-ce que j’en avais à foutre de Turner, moi ?

Ce dimanche n’est pas un dimanche comme les autres, c’est celui du derby. Café, clope, pull et radio à fond avec musique au kilomètre. Il en va de la musique comme des sachets de soupe, on peut ajouter de l’eau et délayer ou alors se faire chier avec des vrais morceaux dedans.

Jean, parka et je démarre la Ford fiesta en mode barbare, dérape un peu sur les graviers pour filer en direction de l’autoroute. C’est bien, elle passe tout près de chez moi. Sans y penser, je peux me retrouver au milieu d’un méga centre commercial, d’une zone industrielle, d’échangeurs, de nœuds routiers, au bord de la mer, à la campagne, aux confins du monde. J’ai décidé de laisser tout ça derrière moi, de rouler sous le tissu bleu du ciel sans m’arrêter. Rouler un bon moment parce que j’ai du temps, rouler pour sonder, pour creuser, fouiller sans s’en rendre compte, sans vraiment sentir le trou, la douleur, la route comme anesthésiant.

Si ce jour doit ressembler à l’enterrement de ma ancienne vie, il faut que ce soit un truc de première classe. J’ai mis du temps à comprendre mais maintenant je sais. De notre premier baiser, je sais mon cœur qui bat entre mes cuisses, mon ventre comme du coton. Et toi, ton cœur aussi je l’entendais battre, un cri dans mes mains, dans ma bouche.

Un soleil de glace fige tout le paysage. Les champs, les pylônes, les falaises, les bâtiments, rien ne bouge comme si tout attendait son approbation dans un jeu de 1,2,3 soleil. Tu sais, ce jeu où on avance quand on ne nous voit pas, ce jeu sentimental et ridicule, ce jeu de tas de choses. 

Je me suis garé au départ d’un chemin forestier face à de grands pins parasols. Pas moyen de descendre de la Ford, j’étais comme scotché. J’ai glissé dans l’auto radio le premier CD tombé de la boîte à gants. C’était une compile d’électro mollassonne, un truc à écouter en poussant son caddie, raccord avec la déambulation sur carrelage de grandes surfaces. Incapable de mettre un pied dehors, j’ai grillé deux clopes coup sur coup. Une averse s’est mise à tomber, drue et lourde comme une crème. J’ai aéré la bagnole, passé la tête par la vitre et tiré la langue comme les gosses pour boire les gouttes de pluie. Finalement, je ne suis même pas descendu et j’ai filé chez mon père. En fait, j’avais roulé pendant presque deux heures sans vraiment rien faire de précis. Pour l’instant ça m’allait. 

Dans l’idée, je pensais inviter mon père à aller voir le derby avec moi. J’ai poussé la grille de son jardin, je savais qu’il m’attendait sans même l’avoir vu et sans même qu’il me le dise. Le crépi saumon, les jardinières en friche et le garage en parpaings. Je savais aussi que ce serait poulet, frites avec mayo et ketchup comme tous les dimanches. Sans surprise.

Après la porte en bois massif, il m’a accueilli en me claquant une bise rapide et sonore puis a sorti l’apéro sans me demander mon avis. On a échangé quelques mots sur ses voisins, mon boulot ou plutôt ma recherche de boulot et l’hiver qui allait bientôt se pointer. La baraque sentait le renfermé avec en plus une petite odeur de vieux. En pensant à ça, j’ai jeté un coup d’œil rapide autour de moi. J’ai fait la grimace. Le laisser aller était manifeste, on ne pouvait pas dire qu’il se tenait le paternel. En même temps, ça ressemblait à chez moi, le mobilier était juste un peu plus daté mais c’était le même bordel, rien de rangé, pas d’intention décorative, rien que des trucs fonctionnels, une table c’est un table point. Partout un tas de trucs commencés et pas finis et une propension évidente à laisser sa trace comme pour témoigner que malgré les apparences, il y avait encore de la vie ici. Ça m’a presque rassuré.    

Les mains de mon père se sont mises à découper le poulet avec des gestes précis, calculés. Il respirait fort en détachant la chair. Longtemps j’ai cru que ce geste nécessitait un accomplissement total, une force de caractère forgée dans l’acier de toute une vie, qu’il n’était réservé qu’aux pères comme un geste d’homme, d’expérience en somme. Ce geste ramassait mon père dans toute sa puissance, embrassait sa gloire. Fasciné, je regardais la bête s’ouvrir, se démantibuler, la peau se tendre et céder sous le va et vient du couteau. Je regardais ces gestes appris et répétés mécaniquement pendant des années former le début d’une putain de messe. Mon père était un prêtre et moi, j’étais son ouaille. Il découpait le monde et me l’offrait. Longtemps, j’ai cru à ça.

Sans vraiment rien se dire, on s’est retrouvé devant le JT, le café fumant dans de vieilles tasses un peu sales. Après, il a téléphoné à sa sœur pendant un quart d’heure. La seule qui le comprend, dit-il. Ensuite, il s’est écroulé devant sa télé. Le tempo de la boîte grise, crasseuse et énorme mais toujours aussi précise réglant sa journée jusqu’au soir. Elle grogne dans le salon comme un vieux chien, un ami que l’on sait inutile et condamné mais dont on refuse de se séparer par pur refoulement affectif. Ma mère avait eu raison de se barrer, on ne pouvait pas lui en vouloir. Pourtant, le mec qu’elle avait choisi pour se refaire la cerise ne valait pas mieux que mon père, c’était une certitude. Un vieux beau qui essaye de ralentir le temps ne vaut pas mieux qu’un vieux con. Ça aussi c’est une certitude.

Je suis resté encore un bon moment avec lui devant sa télé sans vraiment savoir pourquoi je ne le plantais pas là, simplement, après le café, sans ciller. On ne se parlait pas plus que ça et c’est comme si j’attendais que quelque chose d’exceptionnel se passe. Comme si tous les on ne parle pas de ça chez nous ou les on en parlera plus tard se régleraient maintenant, comme si toutes les questions du passé allaient se résoudre. J’étais persuadé de les entendre tourner dans la tête de mon père, j’étais même sûr qu’il ne pensait qu’à ça, sûr que la seule et unique raison de son silence c’était qu’il cherchait la bonne formule, la manière imparable de délivrer la vérité. Tous les dimanches, les uns après les autres, j’attendais en buvant un café qu’il se lève d’un bond de son putain de fauteuil en me pointant du doigt. Il me dirait la gorge serrée et les larmes au bord des yeux qu’il faut qu’il me raconte l’histoire d’un type. Jamais il ne prononcerait son nom, je saurais depuis le début que ce type c’est lui, sans douter. Je le laisserais prendre ses aises avec la réalité, les lieux, les personnages secondaires, le temps. Si j’étais encore un enfant, je lui trouverais même des talents de conteur. J’attendrais la fin du récit en terminant la cafetière jusqu’à en avoir l’estomac retourné et tous les silences avalés rendraient les armes dans une forêt de phrases, de respirations, de sentences définitives, de raclements de gorge, dans des éclats de voix. Moi aussi je finirais avec des larmes au bord des yeux. Nous redeviendrions muets tous les deux, appréciant le calme après la tempête, épuisés mais heureux.

J’ai observé, détaillé, fixé l’écran, essayé de comprendre, de ralentir le temps mais rien de tout ça n’est arrivé. J’en avais marre, je ne comprenais plus rien ou que trop. J’ai repris un café. Un sucre et les peintures de Turner me sont revenues en pleine gueule. J’ai léché le fond de ma tasse et j’ai repris la route. Ce n’est qu’une fois dans la voiture que j’ai repensé à l’invitation pour le match.       

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