En profondeur # 4

jones

Nos joueurs sont revenus les premiers s’installer dans la moitié du terrain assombri par le déclin du jour. Ils  moulinaient avec les bras, sautillaient sur place, accéléraient dans un sens puis dans l’autre comme des lapins pris de panique. Dans le jargon, c’était censé signifier leur détermination, mettre un peu de pression sur leurs adversaires. On sentait bien la motivation, l’entraîneur avait dû gueuler un bon coup dans les vestiaires, sauf que, dès l’engagement, chacun s’est mis à réciter son petit numéro de soliste. Quand l’un devait penser qu’il pouvait faire la différence à lui tout seul, l’autre rêvait de retourner la situation par une frappe des trente mètres. Résultat : un premier quart d’heure avec des pertes de balles comme dans une fête foraine, des tirs dévissés en touche, des dribbles de tétraplégiques et des corners au troisième poteau. Il s’en est fallu de peu pour que les rouges ne nous corrigent une seconde fois sur une reprise de volée de ce putain de numéro 8 écrasée sur la barre. Le maigre public s’est mis à gronder. Devenus de plus en plus nerveux, les joueurs ne s’approchaient plus du banc où le coach s’agitait en gueulant après ceux qui se trouvaient dans sa zone. Il restait une demi-heure à jouer et je ne voyais pas comment on pouvait revenir dans ce match.   

Elle m’avait annoncé son départ à sa manière. En fait, elle n’a jamais pris de décision frontale, définitive. Non, elle optait toujours pour un pourrissement de la situation, laissant entendre que les choses ne pourraient pas s’arranger. Elle avait un certain talent pour ça, me faire comprendre sans vraiment être explicite. En général, tirer la gueule pendant quelques heures suffisait, il fallait bien quelques jours quand ma résistance à la culpabilité lui donnait du fil à retordre. Je consentais à crever l’abcès. Sa patience était récompensée. Quelquefois je faisais mieux, je progressais. Je ne craquais qu’au bout de deux jours. Un peu comme la picole finalement. Je savais bien qu’il m’était impossible de tenir une semaine sans boire alors je me félicitais dès que mes heures d’abstinence avaient augmenté. Parfois, je ne tenais pas même une heure. Ça me mettait tellement hors de moi que je préférais foncer dans le tas tout de suite. De toute façon, je finissais invariablement par lui donner raison sur toute la ligne. Quel que soit le scénario du match, il me fallait abdiquer. C’était toujours elle qui levait les bras au coup de sifflet final.

Ses arguments, imparables, trouaient mes filets. Crochets, accélérations le long de la ligne, jeu à une touche, appels dans l’espace, toute sa panoplie de jeu déployée quand moi, je devais batailler, jouer des coudes, tacler désespérément. Il y avait plusieurs divisions d’écart entre nous et elle me le faisait sentir. Elle démarrait toujours doucement comme une équipe sûre de sa force qui sait qu’elle peut frapper à tout moment.

Je n’avais pas d’ambition. J’étais tellement intelligent, quel dommage que je ne veuille pas faire d’effort. Je me contentais de si peu. Ça, c’était les phases d’approche, les attaques placées. Je montais d’un cran sur le terrain, j’organisais le pressing, je récupérais le ballon plus haut et je me faisais contrer.

Avec un peu de constance et de volonté, j’aurais pu me révéler à moi-même, devenir un cygne majestueux. Mais moi, non, je préférais rester un vilain petit canard. C’était imparable ! La première contre-attaque, débordement rapide, centre, reprise au premier poteau, but. Simple. Diablement efficace !

Je regagnais le rond central, le dos courbé, le ballon maintenu sur la hanche et la rage au ventre. Et pourtant certain que je pouvais revenir dans la partie, que ma tactique était la bonne, j’allais égaliser peut-être même prendre l’avantage et ne rien lâcher dans les arrêts de jeu. Balle au centre. Engagement. Il faut emballer la partie, mettre du rythme, de la folie. Je tente de faire valoir que la médiocrité a du bon, pépère, pas de surprise mais pas de déception non plus. La platitude de la banquise est exquise. Une vie simple, boulot et barbecues avec les potes, années paires et impaires, pâtes au beurre et foie gras à Noël, ciels lourds et couchers de soleil. Je mettais mon jeu en place, elle reprenait son souffle.

Le douzième homme tentait d’exister, de pousser. Depuis les  tribunes, les chants s’intensifiaient. Le jeu devenait plus cohérent, les occasions aussi. Pas question de perdre, un match nul dans le derby suffisait à sauver les apparences, l’usine, la ville. Dans le lointain, les forêts s’incendiaient déjà de pourpre, de rose et d’orange. Turner était avec nous. 

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