Enclume (et transports en commun)

Dominique Deconinck

Avant propos :

Ce texte constitue le second chapitre d'un roman qui aura pour thème le posthumanisme et le transhumanisme. Le premier chapitrte s'intitulait Renouveau


Enclume

Son temps de trajet était bien trop long, de l’ordre d’une heure et demie matin et soir quand tout allait bien ce qui n’arrivait strictement jamais. Ce soir-là, Axel des Abymes arriva gare de Lyon pour prendre la ligne D, le panneau ne montrait que des trains supprimés, aucune précision quant à l’horaire de reprise du trafic. Il ne prit pas le temps de chercher la cause, grève,  aiguillage cassé, ça revenait à la même chose : poireauter sur un quai ou ailleurs. Il monta l’escalier mécanique en panne, décidé à prendre un pot au café de la Tour Gamma en attendant. Il acheta le Monde au passage. A la sortie de la boutique une jeune fille gothique lui fourra un tract dans les mains. Axel s’attendait à un message des indignés du rail, du chômage  ou de n’importe quoi, il cherchait déjà la première poubelle venue pour s’en débarrasser avant de découvrir que ça parlait des luddites ! Il sourit vaguement en se souvenant de l’étude qu’il avait faite au lycée sur les mouvements révolutionnaires du XIXème siècle. Qui pouvait bien reprendre un flambeau aussi vieux ? Leur théorie était simple : le progrès technique engendrait l’asservissement de l’homme bien plus que toute dictature, il fallait le détruire, physiquement : il n’était pas loin de partager leur opinion.

— Qu’est ce que vous en pensez ?

Il sursauta, son voisin lui désignait le tract.

— Ah ça ? J’avoue que les charmes des transports m’épuisent un peu, me rendent réceptifs à ce type d’argumentation.

— Je vous comprends, il faudrait replacer l’homme au centre, arrêter de l’abrutir.

— Vous voulez m’enrôler ?

— Si vous avez une heure à perdre, venez nous écouter, ensuite vous pourrez lire votre journal dans le train s’il fonctionne.

Le type avait l’air sympa, un peu bizarre sans doute, mais ça le changeait de l’attente habituelle. Ils finirent leurs bières et y allèrent.

La salle était enfumée, on n’y sentait pas que l’odeur du tabac ; ça le ramenait bien des années en arrière. Pas mal de jeunes timbrés qui déliraient, quelques autres qui en un autre temps auraient été anars, maos spontex ou trotsks, pour une fois pas de gamins qui planquaient leur visage achnéen sous un masque d’anonimus. Aujourd’hui ils faisaient musée Grévin de la révolution. Par jeu il avait pris la parole, se rappelant ses années libertaires.

— Je vais vous donner une raison très simple de montrer la légitimité de notre lutte.

La majorité fut surprise de devoir justifier celle-ci mais tous écoutèrent.

— La plupart de ceux qui sont ici prennent le RER matin et soir : j’ai calculé le temps perdu lors de chaque problème. La ligne D compte cinq cent cinquante mille voyageurs par jour. Un incident retarde le trajet d’environ une heure et demie soit approximativement huit cent mille heures volées aux usagés !

— Et alors ?

— Une vie humaine moyenne dure de l’ordre de sept cent mille heures : à chaque incident ils bousillent l’équivalent d’une vie.

— C’est tout ?

— Je vous laisse tirer les conclusions.

— Camarade, merci pour ton intervention mais ici on est dans le concret pas dans les élucubrations !

Il resta encore quelques instants, se retrouva avec une cigarette artisanale sous le nez, aspira une bouffée au goût curieux, la tendit à sa voisine, une baba anachronique.

Retour sur le quai. Ah … le mouvement d’action des classes laborieuses ou la réparation étaient finies : le trafic reprenait avec des quais bondés. Il essaya de pénétrer dans le train, poussa un peu ceux qui étaient déjà entrés, accrocha la barre et se tracta dans le wagon. Les mêmes railleries que d’habitude, les c’est plein, attendez le suivant, poussez-vous au milieu. Il trouva la place de poser un pied et demi sur le sol en attendant un départ annoncé dans les cinq minutes, qui aurait lieu un bon quart d’heure plus tard. Merde, il n’avait pas mis ses écouteurs, il n’avait pas la place pour se baisser, les retirer de son sac, retrouver son téléphone, le journal n’était pas déployable non plus. Deux minettes à côté parlaient de leurs dernières amours avec suffisamment de conviction pour le distraire putain, ce mec y m’déchire quand y m’baise, j’en gueulerais rien qu’d’y penser. Elles renchérissaient, indifférentes aux autres oreilles ou provocantes, impossible à dire. Descente à Combs la Ville, à dix heures du soir : il y a plus glamour. Une centaine de mètres à pied pour trouver la voiture et quelques minutes pour retourner au pavillon. Le portail automatisé était en panne depuis longtemps et sa femme n’avait pas bougé le petit doigt : c’était un travail de mec, d’abord. Bizarre, pas de lumière aux fenêtres, elle regardait peut-être le dernier Almodovar en boucle, ça renforçait son côté intello auprès de ses copines de thé.

Il entra. La maison était sombre et silencieuse, il fit un tour dans la salle à manger cathédrale comme l’avait décrit vingt ans plus tôt le prospectus de Kauffmann & Braud, il traversa le salon, la cuisine forcément américaine et enfin la suite parentale, salle de bain à droite, dressing à gauche et la chambre au fond. Le couvre-lit doré un peu passé, les housses des oreillers étaient impeccablement disposés.  Une enveloppe sur l’oreiller, à la place habituelle de sa femme. Il n’avait pas trop de mal à en deviner le contenu. Retour à la cuisine, un verre de whisky rempli à ras bord, un morceau de poulet froid et la télé. Il atterrit un peu par hasard sur un match de football américain. Axel éteignit le son, alluma la chaîne pour écouter le best of de Goran Bregovic et poussa un soupir apaisé. Deux heures et une demi-bouteille de whisky plus tard, il décida d’aller se coucher après avoir soigneusement rangé la bouteille dans le bar et mis verre, assiette et couverts dans le lave vaisselle. Il passa à la case douche avant de s’allonger dans les draps et d’ouvrir la lettre : il n’était qu’un pauvre type, incapable de fournir un standing digne d’elle, il sentait mauvais le soir en rentrant (il sourit : et sans doute souvent dès le matin lorsque son wagon était surchauffé ou qu’il était une sardine voulant vaincre un record de compression), que ses costumes étaient merdiques et toujours chiffonnés (à trois cents euros pièces, ils ne pouvaient pas être autrement), que sa fille ne le voyait jamais (vrai et sa mère l’avait montée depuis tant d’années contre lui qu’elle avait gagné, et ce n’était pas en la couchant systématiquement avant son arrivée à lui, qu’il avait pu beaucoup la connaître), qu’elle partait, qu’elle avait soigneusement ratissé les comptes et que son avocat à elle, Maître Pierre de Lacour, le contacterait pour lui fixer la date de départ de la maison qui était, elle le rappelait, sa propriété à elle et le montant de la pension. Il n’était pas surpris, il s’attendait même à un peu plus de mépris dans le propos. Il était étonné qu’elle ne lui demande pas de la remercier d’avoir partagé pendant plus de vingt-cinq ans la vie d’une déesse vivante. Quarante-six ans, retour à la case zéro. Il prit son ordi, fit opposition sur tous ses comptes, se souvint d’un livret d’épargne pour le développement durable qu’il avait oublié de rapatrier lorsqu’il avait changé de banque. Il était intact, plein de ses six mille euros, pas de quoi pavoiser mais …

Vingt trois heures trente. Il mit le réveil à cinq heures du mat et miraculeusement s’endormit. Au réveil, il vêtit son costume gris le moins élimé, des chaussures bien cirées, une chemise blanche et une cravate noire. Regard vers la glace sur pied : pas si mal ! A six heures et demie il prit le wagon de tête du train du lumpen prolétariat, assemblage d’hommes et de femmes aux jobs subalternes, aux salaires correspondants, souvent tristes mais parfois riant au milieu de dialectes abscons, à l’autre bout du wagon, séparés par plusieurs travées  vides deux white trash étaient répandus sur des banquettes, encore trop bourrés pour être méchants. Le plus moche des deux souleva une paupière, se redressa un instant, pressa son pouce sur sa narine gauche, ferma sa bouche sale, aux dents crasseuses et jaunâtres et expulsa un gros jet vert, teinté de rouge sur la veste de vieux cuir de son vis-à-vis, observa le résultat, ferma son autre narine avec l’index, une autre expulsion, une seconde trace. Le type contemplait son œuvre, ne la trouva pas concluante, et faute de réserve nasale, cracha : trois rus gluants serpentaient sur les hardes de son compagnon, il les trouva à son goût, sortit un portable de sa poche et photographia le résultat avant de s’affaler sur la banquette et de reprendre un roupillon mérité. Axel s’était installé près des deux fauves engourdis, séparé  des brutes par le couloir. Il appuya la tête sur la vitre froide, et se laissa hypnotiser par les lumières des lampadaires des routes avoisinantes. Le bruit augmenta d’un coup, l’horizon se résuma à des murs gris ternes : le train arrivait Gare de Lyon.

— ‘Xel, on dit pu b’jour aux copains ?

— Salut chef, je ne voulais pas te déranger, je pensais que tu dormais.

— Tu m’as déjà vu dormir ?!  Hé t’es sapé comme un milord ! Qu’est-ce tu fous là ? c’est pas ton heure  … T’aurais pas queque chose pour la soif.

Des abymes avait déjà sorti un billet. L’autre s’ébroua, se releva ou plutôt se déploya, monstre imposant, tatoué, le poil ras, la gueule à être dans le service d’ordre d’une manif du FN ce qui lui était déjà arrivé. Il prit le billet sans le regarder, le mis dans la poche de son gilet, prit une mine grave et sans ostentation, ajouta :

— Vive la France.

La brute détailla des Abymes des pieds à la tête.

— J’crois que je préfère ma place à la tienne.

— Va savoir, Franck.

Le vieux punk, donna une bourrade dans le dos d’Axel alors que ce dernier sautait sur le quai et esquissait un vague au revoir la main.

Les autres passagers sursautèrent dan un bel ensemble.

— Vive la France … mon ami.

Axel arriva au bureau à huit heures, traversa l’open space vide et s’installa à un bureau. Une heure plus tard ses collègues furent surpris de le voir là, qui plus est en costume et souriant !

Le soir il reçut un flash info sur l’écran de son téléphone portable : un contrôleur de la SNCF avait été agressé, les employés s’arrêtaient pour protester et lui n’avait pas du tout envie de se payer les heures de transport supplémentaires. Il chercha la liste des hôtels du coin. Un Mercure, trois étoiles coincé dans la zone industrielle, ferait l’affaire mais auparavant, une lubie, passer par la Défense. Il se trouva un costume gris vert,  des mocassins Weston verts presque noirs, une superbe chemise Kenzo et la cravate fleurie associée, de nouveaux sous-vêtements, un beau rasoir à lame, un baume après rasage,  une eau de toilette Guerlain : l’image totale qu’il se faisait du luxe. Restait à aller dîner, de la Défense aux Champs Elysées, une dizaine de stations de métro et Ladurée, un magret de canard aux trois poivres (ils auraient pu être huit ou vingt, ça aurait été la même chose), un vin rouge d’Italie, robuste et charpenté (c’est comme cela qu’il le décrivait, n’ayant aucune connaissance œnologique) et un Ispahan, son dessert préféré, l’addition, le retour vers le métro, une pute belle à tomber qui l’accrochait ; un instant de réflexion ;  non, son livret d’épargne n’était pas assez solide, dommage.

Arrivé à l’hôtel il attendait devant la batterie d’ascenseurs. Une porte s’ouvrit, son n+2 sortit, une assistante du département commercial aussi. Pas de bol … oh et puis si. Son supérieur hiérarchique le reconnut, alla vers lui avec naturel et lui serra la main :

— Tiens, des Abymes !

— Bonsoir.

— Vous venez souvent ici ?

Il chercha vite fait, un argument.

— Uniquement quand j’ai un gros dossier à traiter.

—  Moi aussi ajouta l’autre, et là c’était un sacré cas ajouta-t-il en prenant la jeune femme agacée, par la taille.

Il dormit là, bien ; un bonheur après tant d’années d’insomnie.

Le lendemain matin, il arriva tout aussi tôt que la veille, vêtu de ses achats. Son chef crut bon de se moquer de lui.

— Notre expert s’humanise, sort de sa caverne.

Il ne savait pas quoi répondre. Il opta pour une posture servile au moment où le n+2 arriva.

— Alors ce dossier … bien avancé ? Il avait un sourire appuyé, gentil aussi.

— Pas mal, je vous remercie et le vôtre ?

— En bonnes mains ! Merci.

Les autres se tournèrent vers lui, interrogatifs. Il cherchait une réponse.

— Nous avons parlé affaires hier soir.

Ses collègues se taisaient. Ils découvraient que le bouc émissaire putatif était peut être plus complexe qu’ils le croyaient.

On était vendredi, il rentra chez lui.

La maison était déserte. Elle n’avait pas changé d’avis. Un match de foot ce soir, Lille Marseille, une belle affiche. Le Losc allait gagner. Un whisky  pour accompagner la solitude, No milk today  en boucle et penser au futur. Il se promena dans la maison vide, dans la chambre vide et monta l’escalier qui menait au grenier, espace implicitement réservé à sa femme. Si la cage d’escalier était quelconque, un peu poussiéreuse, la pièce sous les combles l’émouvait, même dans l’obscurité, murs noirs, d’un mat absolu et plein nord une seule fenêtre, immense, qu’elle avait fait poser dix ans plus tôt alors que la quotte de ses œuvres décollait inexorablement, une toile de plusieurs mètres carrés, presque vierge, posée sur deux chevalets, un tableau au mur. Il reconnut immédiatement l’œuvre  qui datait du temps où il l’avait rencontrée, de son époque consubstantielle comme les critiques l’avaient appelée : un hoplite debout dans un paysage de maquis, relâché et vigilant, les sens en éveil,  respirant la puissance : le casque, la cuirasse, les cnémides, le bouclier, la lourde lance, l’épée brillaient sous les jeux du soleil. La force du peintre ? Reproduire le jeu de la lumière, et dans les reflets imperceptibles, visualiser des silhouettes esquissées, des képis blancs, des baïonnettes, une mosaïque à la façon d’Escher. Le vernis dont l’épaisseur variait ajoutait du brillant au personnage, laissant le paysage et ses détails éteints, montrant l’essentiel : la puissance et la beauté réunies en un seul guerrier mythique dont lui, Axel des Abymes, avait les traits. Cette œuvre avait une sœur, peinte à la même époque : un légionnaire, posé dans un paysage identique, son képi blanc, délavé par le soleil, la baïonnette, l’insigne enflammé, les couleurs vert et rouge, et le reflet du soldat grec. Les deux tableaux étaient inconnus du public.  Lui se reconnaissait sous les traits de l’hoplite et du légionnaire.

Il  descendit, nostalgique, dans la cave, son domaine, et passa en revue les outils de jardin alignés sur des supports à droite, des bèches, des râteaux,  trois sécateurs, un taille-haies, ses bottes, la tondeuse, un broyeur  et de l’autre côté, en apparence bien rangés, des tournevis, des clefs, une scie sauteuse, un étau et … une enclume. Cet outil ! Il se souvenait de son achat : une Hulot Harmel de Sedan et Donchery n°45857, de taille et de poids raisonnables lui avait dit le vendeur du vide grenier de Brunoy. Longueur 64cm, hauteur 22cm, largeur 12cm, poids environs 40Kg. Il l’avait achetée pour quatre-vingt-cinq euros. Sa femme s’était moquée de lui lorsqu’il était revenu en portant péniblement son bien. Plus loin, un sandow de trente mètres de long avec son descriptif, il relut ses caractéristiques. Des Abymes entra dans l’ultime pièce de la maison, totalement aveugle, éclairée d’une multitude de petits spots, mélange étonnant de bibliothèque et de salle de sport. Les murs portaient  des étagères anciennes couvertes de centaines de livres, de revues techniques, d’essais et quelques romans. Il remonta, s’avachit sur le canapé, regarda la télé, pensa aux luddites, à l’enclume et aux sandows. Et l’idée vint. Il prit son ordi portable, pianota longtemps, presqu’immobile avant de le refermer, il n’avait pas la moindre idée du score du match qui devait être fini depuis longtemps. Une chaîne d’info signalait des mouvements de troupes à la frontière sino-indienne, on y voyait des soldats en tenue de camouflage toute blanche gravir les pentes encadrant les cols. Il éteignit la télé.

Il se leva très, très tôt : à cinq heures du matin l’écart entre deux trains était de l’ordre d’une demi-heure : il avait le temps. Axel attacha l’enclume avec les sandows aux rambardes d’un pont placé sur une courbe de la ligne, pointes dans le sens des voies à hauteur de la base du pare brise du train. Il s’éloigna en voiture et revint à pied à une trentaine de mètres du pont pour observer. Le train arriva quelques minutes plus tard à 80km/h.

Dans l’obscurité sale des petits matins de novembre, le conducteur ne distingua qu’au dernier moment une forme sombre à la hauteur de son visage, il ne pensa même pas à freiner mais il se pencha en avant pour mieux regarder. La pointe de l’enclume explosa le pare-brise, les sandows ne résistèrent pas à la brusque traction liée à la collision, ils cassèrent net, le morceau de métal arracha la tête du conducteur. La rame continua à la même vitesse jusqu’au moment où le dispositif de l’homme mort nota que le conducteur n’avait pas actionné la moindre commande depuis plus d’une minute, il obéit à sa programmation et arrêta le train. Des Abymes eut de la compassion pour les passagers désormais seuls dans des wagons arrêtés le long des voies, sans personne pour leur dire quoique ce soit. Le centre de contrôle surpris par le retard signalé à la gare suivante, essaya de contacter le conducteur qui ne répondit pas,  aucun employé de gare n’était présent à cette heure là. On décida d’envoyer une draisine pour savoir ce qui se passait.

Une demi heure plus tard les usagés s’impatientaient sur les remblais et les policiers arrivaient, découvraient, un corps décapité, une enclume et un magma coloré dont ils conclurent logiquement qu’il s’agissait de la tête du conducteur. Sous le socle de la masse métallique, dans un état relativement satisfaisant un sachet en plastique contenait deux pages précisant les caractéristiques techniques de l’outil et une page format A4 pliée en deux, sur laquelle était écrit au gros feutre : « mort au progrès, vive le néo ludditisme ».

*

Les quinze jours suivant se passèrent bien. Il travaillait beaucoup, était écouté de ses collègues, de sa hiérarchie ; il sentait bon et avait un compte en banque qui inexorablement virait au rouge. La standardiste lui signalait périodiquement qu’un avocat cherchait à le contacter. Il était temps de partir.

Il arriva sur le pont, plus décontracté qu’il ne l’aurait cru. Quarante-six ans sans éclat, quinze jours d’amusement, Est-ce que tout le monde peut se vanter d’avoir un aussi bon ratio finalement. Il s’avança en regardant sa montre. Le train, s’il n’était pas en retard, arriverait dans trois minutes, pas assez de temps pour changer d’avis. Un  remord : il retarderait à nouveau les voyageurs. Mais il était attiré par les voies.

—  Monsieur des Abymes ?

Il sursauta. Une longue femme rousse s’approchait.

—  Ne sautez pas, je ne vous veux aucun mal.

—  Qui êtes-vous ?

—  Appelez-moi Hélène, ça suffira.

—  Vous êtes de la police.

Elle hocha la tête.

—  Presque, mais je ne viens pas vous arrêter, je vous propose une nouvelle vie.

—  ?

—  Vous avez assassiné un conducteur de train, votre femme vous a quitté, vous n’avez plus un sou,  vous êtes démasqué, vous voulez vous jeter sur les voies et je vous propose d’oublier tout ça.

—   C’est ce que je m’apprête à faire.

—  Je vous demande de changer de vie et d’adopter une petite fille.

—  Je ne comprends pas. Il réfléchissait très vite. Pourquoi moi ?

—  Parce que vous êtes très improbable. Sa mère était un de nos agents, elle a été tuée en mission, son père est mort également. Les méchants veulent faire un exemple et nous protégeons les nôtres. Vous êtes un choix imprévisible : voilà pourquoi j’ai retenu votre dossier.

Elle sortit un paquet de cigarettes, lui en tendit une.

—  Vous ne fumez pas je le sais mais ça vous aidera à réfléchir.

—  Qu’est ce qui vous dit que ça va marcher ? Je suis un assassin …

—  Il y a trente ans j’ai été adoptée dans des circonstances très proches, je m’en suis bien sortie … je crois.

La rame approchait.

—  Je ne vous empêcherai pas de sauter : je n’ai que ma parole à vous proposer mais je la tiendrai.

—  Qu’est-ce qui vous dit que je serais un bon père de substitution ?

—  Parce que je ne me trompe pas. Parce que si un jour il vous venait à l’idée de maltraiter cet enfant, vous regretteriez à jamais l’idée de la prison. Parce que j’ai lu votre dossier et que je crois en vous, surtout parce que jusqu’à sa majorité et au-delà, si vous le voulez, vous serez ce que vous avez toujours souhaité être, un père aimant, qui élève son enfant, qui lui apporte et lui donne, parce que vous faites partie des très rares êtres auxquels est offerte une seconde chance dans cette vie de solitude. Choisissez.

Il regardait la voie, écoutait le bruit du train qui arrivait et s’approcha du parapet, s’y accrocha. Il finit par se tourner vers elle, digne et fragile.

—  Cela me paraît difficile : ma femme, le divorce ...

—  Nous résoudrons cela, je ne pense pas qu’elle puisse prendre plus qu’elle ne vous a déjà pris. J’oubliais même si je crois que cela n’a aucune importance pour vous : nous vous offrons une somme mensuelle pour subvenir aux besoins de l’enfant, une place dans la meilleure école près de chez vous, d’habiter la maison de votre enfance. Bientôt votre supérieur vous proposera un poste au ministère de la Défense, vous avez le profil, il vous donnera l’augmentation qui vous revient. Une dernière information : vous avez rencontré des luddites : certains ont fait le lien entre votre discours et la mort du conducteur. Pendant un certain temps, évitez la gare de Lyon.

Le train était passé.  

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