Ephemere

ptelooloo

Cours Mirabeau. Il est presque cinq heures. La coulée bariolée des promeneurs m’abrutit, toujours la même, toujours renouvelée.

Je suis assis, affalé sur la terrasse d' un café face à la fontaine. J’attrape mon sac et en sort le paquet de cigarettes que je viens d’acheter. Mauvaise habitude. Un café, une clope, quelques heures à tuer. Je me laisse attraper par le temps et par mes pensées. Le soleil perce à travers les feuilles des platanes et joue avec les visages des passants. Je capte un éclat dans un regard, la cambrure d’un mollet, la légèreté d’une silhouette et me laisse doucement emporter par ma rêverie familière, imaginant des histoires d’amour impossibles avec cette inconnue qui passe, inaccessible et pour cela follement séduisante. Je ne retiens alors que ces bruits intimes et furtifs de la vie des autres, le ronronnement d’un chat de gouttière, le grognement d’une cafetière, les pleurs d’un bébé qui se réveille dans son landau… Ces instants vagues et fuyants que je ne retiens que pour moi, sans un mot, moments de vie à jamais perdus sauf pour moi.

  

Certains jours n'existent pas en eux-mêmes, ils sont seulement là pour être avant ou après. J'aime passer des heures à errer dans mes pensées, à m'inventer des histoires, à nourrir mes pulsions.

  

Le serveur m'interrompt dans mes contemplations pour s'assurer que « tout va bien ».

Je jette un œil dans le fond de ma tasse vide où le marc de café a séché. Je lève les yeux vers le serveur qui semble un brin agacé par mon attitude lascive et le renvoie d'un geste dédaigneux et las.

  

Il semble que l’immobilité est ma seule option, de cette immobilité fluide où je me laisse traverser par le paysage sans en faire jamais vraiment partie. Un instant dilaté par l’absence de toute pensée ou sentiment.

J’apprends à regarder et à trouver un sens pour décrire ces courbes et ces pentes qui troublent mes angles habituels. La vie est comme une ville, comme une rue et ses emboîtements d’immeubles elle n’a rien d’une seule image possible. Dans ses vibrations, sa multiplicité, son mouvement chaque jour plus enivrant. Je la laisse filer, j’accepte qu’elle me fuie entre les doigts. Comme si ne rien en retenir était sans aucun doute la plus belle image possible.

Devant moi s'étale un kaléidoscope de couleurs et de sons qu’un seul geste suffit à figer en une image dépourvue de sens et pourtant assez solide pour y poser le pied et créer un monde. Un monde fait de toboggans infinis qui me happent, m' aspirent puis me projettent à travers l'univers. Je me mets à danser sur les pas d'un inconnu, à parler des langages incompréhensibles en équilibre sur la surface d'un vide imaginaire au son d'un orchestre invisible. Peut-être y a t-il trop d’images, trop de chemins et je n’arrive pas à choisir lequel. Je me demande parfois si j'ai le choix, si ma vie fortuite n'a pas engendré un chaos supérieur à celui que l'on perçoit à la lisière de sa conscience durant cette infime instant de réveil où tous les possibles et tous les temps se télescopent. Comme si je n'avais jamais eu le choix comme si une force m'attirait plus qu'elle ne me poussait, je franchis la passerelle de la pensée et soulève un voile opaque qui me sépare du néant.

J'ai la conscience aiguë que chacun de mes pas construit la terre, les arbres, les rues où je déambule, les néons des vitrines, le sourire des passants, la succession des instants, comme une petite réalité plastique sous la main d'un sculpteur de perceptions. Qu'importe le sort de ma construction après mon passage. Qu'elle se désagrège ou se réforme, différente sous les pas d'un autre, d'une autre. Je me déplace dans un non-temps, un non-espace, à la rencontre de je ne sais quelle vérité, la mienne ou celle d’un milliard de mondes.

L’air emplit mes poumons d’un brasier de parfums, de poussières minuscules qui viennent se coller aux membranes de mes alvéoles et me font tousser. Il n’y a pas assez d’air sur terre pour me nourrir d’oxygène, pas assez de lumière pour inonder mes yeux de la joie du soleil.

Je change tout mais n’apprends rien. J’apprends tout mais ne change rien. Je tisse une subtile trame enchevêtré de si nombreux fils pour me retenir dans l'image de ma toile et mes ailes sont tombés de mon dos. Elles s'entassent à l'envers du monde comme un matelas de plumes sur lequel reposerait le néant.

 Je ne le vois pas venir, perdu dans mes pensées en traversant cette rue familière. Je ne sens rien d'autre qu'un courant d'air ébouriffant mes cheveux et puis comme une poussée centrifuge, un soupir exhalé du vide semant des diamants dans un ciel devenu d'encre. Une matière brunâtre au goût amer emplit ma bouche et mes narines, clos mes paupières, et les dissout lentement dans un magma brûlant. Écartelé par la poussée des mondes, des bulles d’atomes s’échappent de mon corps démantibulé et inerte.

Mon avenir le voila peut être... Qui sait?

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