Exode urbain de la bohème

mnebout

Quartier de Montmartre, rue des Abbesses. 25 février 2042.

Je ne reconnais plus la rue de mon enfance, celle dans laquelle j’ai pourtant flâné tant de fois que je pourrais en raconter chaque pavé, chaque angle de rue et chaque détail de ses multiples enseignes.

A l’endroit de l’ancienne boulangerie « Coccinelle » où j’achetais avec frénésie mes « Ttigrés au chocolat » le dimanche matin, c’est une banque, BNP Paribas International, qui s’est installée. A l’endroit de l’ancien cordonnier, c’est maintenant une agence de tourisme que je découvre. « 話された中国語 / English spoken / Gesprochene deutsche Sprache / Se habla español / Italiano parlato », peut-on lire sur la plaque d’entrée. A l’endroit de la librairie où je me fournissais en cahiers de notes et stylo bics, c’est une boutique de prêt-à-porter qui expose des modèles de robes pouvant coûter jusque quelques 850 worldos. Robes de luxe pour demoiselles de luxe, à en juger par les jeunes filles très apprêtées qui me côtoient dans cette rue des Abbesses, la rue de mon enfance, que je ne reconnais plus.

J’ai quitté le quartier de Montmartre le 25 février 2012, j’avais alors 23 ans et j'étais née dans ce quartier. Je l’ai quitté car il n’était à mes yeux plus un quartier. Pourquoi y rester, puisque ce que j’aimais chez lui c’est que c’était mon quartier. Un quartier c’est la vie, un quartier c’est les gens, un quartier c’est des commerces et des services rendus par et pour ces gens. Un quartier, c’est la vie… J’ai senti un jour, senti du fond de moi sans vouloir le prédire non plus, mais senti si fort qu’il était quasiment impossible que je me trompe, que Montmartre ne serait bientôt plus un quartier, un lieu de vie. Ni une, ni deux, j’ai pris mes clics et mes clacs et je suis partie.

« Ce quartier deviendra un amas de billets sans âme ! », avais-je prédis dans un élan de colère, le jour où j’avais appris qu’un magasin de chaussure d’une grande chaîne connue venait de remplacer, dans la rue Lepic, une boutique indépendante de bijoux d’argent vendus au poids.

La boulangerie. La librairie. Le cordonnier. La boutique de bijoux au poids. Tous ces points d’âme ont nourri mon enfance d’une poésie que j’ai voulu figer avant qu’elle ne soit à jamais détruite par la force de l’offre et la demande, la demande qui baisse pour les services du cordonnier, et qui monte pour les grandes chaînes de chaussure. L’offre écrasante du plus offrant, qui écrase l'imagination. Le centre et son lot d’uniformité, de nivellement des pensées et des produits, qui se propage comme une tâche d’huile vers les périphéries des villes.

Aujourd’hui, 25 février 2042, je reviens après trente ans pour la première fois. Trente années de mon "exode de la bohème", comme je m'amuse à l'appeler, pendant lesquelles j’ai soigneusement évité le quartier de Montmartre. Je lève les yeux et je ne vois pas des gens qui se côtoient, qui partagent un quartier. Pas de sourire complice au détour d’une rencontre hasardeuse, seulement des anonymes qui passent.

Ce 25 février 2042, je reviens à Montmartre après 30 ans et ce sont toutes mes prédictions de jeunesse qui se sont réalisées. Prédire l’avenir, à peu de choses près… Je m’en serais bien passé.

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