EPILOGUE
Anne Bert
Line laissa la vielle femme déballer ce qu’elle avait sur le cœur. Marguerite ferraillait avec sa canne, elle accusait en larges moulinets, massacrait sa diction au rouleu compresseur de sa colère.
- Vrai que j’sais plus, ni les francs ni les euros, ni les dates… Ma pauvre tête me fait mal quand j'essaie de comprendre. Tout se brouille. J’étais plus grand chose, mais là j'deviens rien avec vous ! Qu’une pauvre chose. Je m’réveille le matin en espérant la nuit. J'attends rien d’autre. Vous savez rien de tout ça. Personne ! Attendre rien d’autre que la délivrance. La fin. A la télé ils disent que c’est épatant de vivre si longtemps, qu’il faut remercier les toubi, mais faut pas les croire hein ! C’est juste une idée qui fait intelligent et moderne, une foutaise. On a réclamé ça, nous, les vieux ? Si on pouvait encore marcher, courir, bouger, manger ou boire ce que l'on veut, ne pas avoir la mémoire qui flanche, enfin toutes ces choses qui donnent du plaisir ou des raisons de vivre et si on avait de l'argent pour bien vivre, on aimerait bien oui qu’ça dure, mais là... bourrés de pilules pour pas crever, parqués dans cette caserne à vieux, ce vestibule de fosse commune...
Elle avait débité tout cela très vite, d’une voix basse, menaçante et tragique qui roulait comme le tonnerre et s'était tue essoufflée par cette longue plainte et son jeu de canne de haute voltige. Sa voix n’était pas fissurée comme celle des autres vieux.
- Ce sont des jeunots qui espèrent vivre sans fin, des guignols de la science qui rêvent de vivre deux cents ans, on se demande bien d’ailleurs avec quels moyens…ah.. ces intelligents sans souci d'argent, ne savent pas ce que c’est de s’oublier dans sa culotte, d’être incapable de tout, de plus savoir même marcher. D’avoir mal. De devenir venimeux. On devient méchant ici entre vieillards. Non, c’est pas beau d’être vieux ! La vie dans une maison de vieux c’est comme une vie de prisonnier, on nous emprisonne la vie, on nous l'empoisonne, un poison qui n’en finit pas de couler dans les veines sans mener au trépas. Vous y viendrez tous dans ces camps ! Si les vieux s’échappent, on les ramène de force comme des évadés. Leur famille les visite à la saint Glinglin, on leur fait chantonner une vieille chanson, on les fait sourire quelques minutes, et zou ! Les visiteurs en sont tout chamboulés de tant de joie. Il est bien mon vieux hein ! Alors ils versent une petite larme d'émotion. Une paire de quarts d'heures sur le calendrier du mois. J'les vois bien les familles qui arrivent sur la pointe des pieds et qui repartent en grandes enjambées. Remarquez moi j'ai personne, à part vous, ma tutrice, et j’préfère autant. Mais j'les comprends. Des vieux parqués comme jadis les nègres et maintenant les étrangers, j'les ai vus à la télé, c'est pareil, des centres de rétention qu’ils disent. Pourtant même dans les zoos, on laisse les vieux animaux tout pelés avec les bébés. Hélas mon cœur est solide. J’suis pas dégourdie, j'voudrais m’pendre mais je sais pas comment faire. Même la canicule ne m’a pas eue. J'ai vu à la télé une grande falaise, Etretat ça s'appelle, si j'pouvais j'irais là-bas. La mort ça me fait pas peur, mais de pas mourir ça oui ! C’est une triste fatalité de ne pas avoir le droit de mourir comme on a le droit de vivre. Ne m'regardez pas comme ça ! J’suis ni foldingue ni dépressive comme on m'dit ici, mais j’en veux plus d’cette vie là. J'veux plus vivre, voilà tout. J'ai mon compte.
Vous dites rien ,répondez rien parce que ya rien à répondre ! Personne ne veut jamais entendre ça, ça escagasse les gens, faudrait la fermer, avait-elle lancé pour clouer le bec de Line, d'un ton rageur à peine audible en gigotant dans tous les sens.
Elle interrogea sa tutrice sans la regarder, le ton presque hargneux.
- Alors ?
Alors rien. Marguerite voulait user la patience de Line, lui faire rabâcher les impossibles. Pour ferrer Line un peu plus.
- Alors ?
- Que puis -je vous dire Marguerite ? Vieille et pauvre, vous cumulez … On en a déjà parlé. C'est une vue de l'esprit ces bons sentiments gérontophiles. De la théorie. D'ailleurs votre existence se résume à un code, vous êtes lecinquième risque personnifié, loin d'être un état de grâce, c'est un truc de science fiction qui fiche les jetons à tout le monde, un scénario de film d'horreur.
L'aversion collective latente envers le grand âge dépendant ne s'explique que par la certitude que cet état est extrêmement contagieux. Les portes se ferment quand je veux les forcer, pas de fric, c’est l’asile.
Line moulinait sa diatribe en mâchouillant l'intérieur de ses joues, un œil sur Marguerite qui s'absentait, les yeux au large du rivage. La vieille savourait l’aveu.
- Je n'ai rien à vous proposer Marguerite, rien. Tout vous a été refusé. On s’acharne à repousser le terme de la vie en s’extasiant sur votre longévité, la sécu n'en peut plus de soigner vos corps usés, assujettis, diminués sans se soucier nullement de vos solitudes intimes effrayantes. Tout a un coût.
Où est votre intérêt dans toute cette incohérence ? Je ne peux pas vous répondre.
Line a alors pensé à Violaine, sa propre grand-mère, toute fringante, plutôt fortunée, entourée de ses enfants qui se pique d'aller encore à l'université et de randonner en montagne. Une vraie pétroleuse qui l'aurait engueulée d'avoir cette image détestable des vieux et lui aurait reproché de verser dans l'âgisme miséricordieux en voulant dénoncer leur pauvreté et leur dépendance. Et parce qu'il y a de nombreuses Violaine, Line savait très bien que cette minorité grossissante de vieux dont faisait partie Marguerite, détonnait. C'était presque répugnant. C'est Violaine qu'il fallait regarder et non pas Marguerite, voilà ce que veulent les gens, regarder ce qu'il y a de beau et non pas ces vieux pas fichus de participer aux tournois seniors de bridge ou de scrabble, même plus passeurs de savoir-faire.
Line observait Marguerite toute raide comme on regarde un papillon épinglé et se demandait comment on pouvait lui imposer de vivre en collectivité quand rien ne l'avait prédisposée à subir cette promiscuité ségrégative. Les vieux deviennent des individus publiques solitaires. Triste paradoxe.
Elle avait raison, le très confortable statut social des observateurs scientifiques qui fantasment sur l'immortalité ne peut leur faire envisager leurs propres vieux jours plongés dans la désespérance, sans lieu d'accueil, sans famille, sans revenus. Impossible empathie.
- C'est cela la modernité Marguerite... On est tellement épouvanté par la mort qu'on a décidé de l’éradiquer de la vie à tout prix. Ce sont les dommages collatéraux de cette modernité que d'aucuns confondent avec le progrès.
Alors pour faire juste mesure, on a imaginé un observatoire de l'âgisme qui observe les vieux comme il existe un observatoire de la pauvreté qui observe les pauvres.
Parce qu'il s'agit d'observer, Marguerite, ce que l'homme fait à l'homme.
Il sera bientôt interdit de dire qu'un vieux pauvre et dépendant est un pauvre vieux désespéré. Rester dans le déni et ne pas plomber le moral des troupes, voilà la consigne. On veut vous donner l'espoir, Marguerite, cet aimable mot qui fait aussi tout accepter. Espoir que vous vieillirez encore plus longtemps, encore plus jeune parce qu'il s'agit de vieillir jeune et alerte, sans que l'argent ne vous manque, sans que la mémoire et la raison ne flanchent, sans que la solitude ne vous arrache l'âme.
Marguerite sourit d'un air satisfait.
- C'est pas d'être vieille, mais d'exister vieille qu'est plus possible, souffla -t-elle en grimaçant.