Nuit noire

Lisa Vessia

Il fait nuit noire. Les étoiles semblent s'être éteintes comme exprès, la lune est cachée derrière les nuages. On dirait presque que ces astres si éclatants d'habitude se sont mis d'accord, comme pour dissimuler ce qui va se passer, comme pour ne prêter aucun crédit à la situation qui se prépare. Le petit Ulrich, 6 ans, est à sa fenêtre et regarde ce paysage sombre, comme recouvert d'un manteau de ténèbres ; il est encore à un âge où on peut s'émerveiller de choses aussi futile qu'un beau paysage par une nuit de printemps. Ce tableau, parsemé d'ombres qui pourraient pourtant paraître suspectes à un enfant de son âge, lui semble idyllique. Il ressemble à un oiseau tombé du nid le petit Ulrich : les cheveux en bataille, un regard hébété, une peluche en forme de girafe au creux des bras... Et pourtant ce petit bonhomme est plus courageux qu'il en a l'air. Il n'a pas peur du noir, contrairement aux autres enfants de l'école qui lui répètent sans arrêt combien le monstre sous leur lit est effrayant. Et soudain, il est tiré de sa rêverie par un bruit venant du couloir. Comme quelqu'un frappant à sa porte. Il doute, attends, regardant le seuil avec curiosité. Mais bien vite il décide d'aller voir l'origine du tapotement, il a encore l'innocence de croire que ça ne peut pas être dangereux. Il sort donc de sa chambre, tout doucement... Mais il n'y a rien derrière. Il se rend alors compte que le bruit vient de la porte au bout du corridor, celle que sa maman lui a toujours dit de ne pas ouvrir. Il hésite... Mais le toc-toc augmente... De plus en plus fort... Il devient assourdissant ! Le petit garçon s'immobilise, le temps suspend son cours. Il finit par prendre sa décision quand il se rend compte qu'il a école demain, et qu'il ne dormira jamais avec un bruit pareil...Il ne veut pas que la maîtresse le gronde encore ! Il prend alors son courage à deux mains et se dit que la seule solution pour arrêter le bruit serait d'aller voir ce qui se passe derrière la porte... Il se dirige donc vers elle. Arrivé devant, il tend sa main tremblante... Plus près... Encore plus près... Sa main tient maintenant la poignée. Il se décide enfin à l'actionner. La porte s'ouvre, et là... 

Il fait noir. Les chiffres lumineux d'un réveil transparaissent dans la pénombre : 6h55. Les minutes passent. Arrivé à 7h le réveil émet un bruit strident. L'alarme résonne dans la chambre, de plus en plus puissante... Et soudain, un grand fracas, les chiffres lumineux disparaissent. Une lumière s'allume, nous révélant enfin l'environnement voilé par l'obscurité. Une chambre assez banale apparaît, la seule chose insolite étant une photo de chihuahua accrochée près de la porte. Le reste du décor se compose de murs d'un blanc laiteux, d'une commode, d'une armoire et d'un lit, le tout dépareillé. Et dans ce lit, un jeune homme. Son apparence, comme pour contraster exprès avec celle de sa chambre, est plutôt originale. Des cheveux noirs en bataille, une barbe naissante. Il doit avoir la vingtaine. Puis il ouvre ses paupières, et c'est là que toute l'étrangeté de son physique apparaît... Même ensommeillé son regard, d'un vert perçant, est grave, profond. On peut y lire une grande tristesse, un grand malaise. Luttant visiblement contre l'envie de rester au lit, il se lève avec gracilité et sort de la pièce. 

On retrouve le jeune homme dans sa cuisine. Dans cette pièce il règne un capharnaüm indescriptible.Horripilé, le jeune homme cherche quelque chose sous une pile d'assiettes sales. Il en ressort une tasse encore plus sale et la place sous une machine à café qu'il met en route. Le grondement de celle-ci couvre les borborygmes de son estomac, borborygmes qui augmentent quand il s'approche du frigo. Dans celui-ci, rien qu'un bout de fromage rassis, du lait caillé et des remugles de pourriture... Cette puanteur ne semble pas l'atteindre. Impassible il referme le frigo et boit son café gorgée par gorgée. Puis il s'approche de la table où est posée un petit cahier noir. Il l'ouvre, prend un stylo, et...

17/11/06
J'ai encore fait ce rêve bizarre. J'en deviens fou... Nuit après nuit c'est le même couloir, toujours ce foutu couloir. Ca me hante. J'en viens même à prier dieu (moi qui suis athée c'est un comble d'en être arrivé à de telles bondieuseries...). En plus de ça j'ai encore rendez-vous avec le docteur Rousseau aujourd'hui. Je ne supporte plus ces séances, cela fait des années que je suis suivi et il n'y a toujours aucune amélioration au niveau de ma mémoire. Je suis amnésique depuis l'enfance, et ce n'est certainement pas parce que c'est le docteur Rousseau qui m'a trouvé dans cette ruelle et recueilli que je lui suis redevable. Avec toutes les conférences qu'il a déjà faite sur mon « cas » il doit déjà s'en être fait de l'argent sur mon dos... Bref ! La séance d'aujourd'hui va peut-être tout changer. Il veut tester sur moi une nouvelle forme de médecine, l'hypnose. J'en suis à un point où j'essayerais n'importe quoi de toute façon... Merde, 7h50, je vais être en retard !

Dehors, il mousine. Le jeune homme sort de chez lui, il a le visage frustré de quelqu'un en retard mais prend pourtant tout son temps. Il passe de rue en rue, déployant ses grandes jambes, le regard perdu dans le vide... Quelques personnes le saluent mais il ne répond à aucune, trop absorbé par ses pensées il ne les a même pas remarqué. Plusieurs jeunes femmes le regardent passer avec curiosité, se demandant à quoi peut bien penser ce ténébreux jeune homme. Beaucoup aimeraient être le centre de ses pensées, mais il est célibataire, l'amour il ne connaît pas et ne veut pas connaître. Il se croit bien tout seul, comme le pensent d'ailleurs certaines personnes qui n'ayant jamais connu l'ivresse que provoque ce sentiment ne savent pas ce qu'elles perdent. Il ne comprend pas que si parfois il se sent comme une coquille vide c'est peut-être parce que personne ne peuple son cœur aride. Il continue son chemin, étranger à toute cette réflexion. Puis il arrive devant une porte brune, Rue Novomesky, et entre. Une porte, à sa gauche, indique « salle d'attente » tandis que celle en face indique « Docteur Rousseau ». Il ignore la porte de gauche et entre directement dans le cabinet du psychiatre.

Richement meublé, le bureau d'Arthur Rousseau est une grande pièce bardée de diplôme, figure de son succès. Le docteur Rousseau est assis sur un fauteuil Louis XV avec l'air frustré de quelqu'un qui attend depuis trop longtemps. Et puis enfin la porte s'ouvre. « Tu es en retard »... Le jeune homme reste imperturbable face à ce ton sec et cassant, il a l'habitude. « Tu pourrais me répondre ! Tu me dois beaucoup tu sais, tu devrais être heureux de tout ce que je fais pour toi »... Ca aussi il en a l'habitude, Rousseau ne manque jamais une occasion de lui rappeler qu'il lui doit tout. Toujours silencieux et comme obéissant à un rituel il se dirige avec lassitude vers le divan et s'y couche. « Bon ben je vois que je n'obtiendrais jamais un mot de remerciement de ta part, alors commençons. Ferme les yeux et détends toi (1, 2, 3) ferme ton esprit à toute chose (4, 5, 6) tu n'entends plus rien (7, 8, 9) tu n'entends plus que ma voix. Quand j'arriverais à 10 tu seras complètement sous hypnose (10 !) Tu es maintenant complètement détendu, et tu peux retourner à n'importe quel instant de ton passé. Tu peux en revoir n'importe quel scène en accélérant, en t'arrêtant, en revenant en arrière. Tu as 6 ans, au moment où tu as perdu la mémoire. Tu y es ? »

Je suis près d'un petit garçon qui regarde par la fenêtre, une girafe serrée contre lui. C'est le petit garçon de mon rêve ! Et soudain je comprends... Ce petit garçon, c'est moi ! Ce qu'il y a derrière la porte c'est ce qui a causé le traumatisme qui m'a fait perdre la mémoire. Comment n'ai-je pas compris avant... Le petit garçon sort de la chambre, je le suis. Je vais enfin savoir ce qui se cache derrière cette porte qui m'obsède depuis tant d'année... Nous sommes maintenant dans le couloir, toujours ce même couloir. Le petit garçon se dirige vers la porte. Il a la main sur la poignée. Il l'actionne. La porte s'ouvre, Je vais enfin savoir...

Rapport du 17/11/06
Aujourd'hui, vendredi 17 novembre 2006 au cours d'une séance d'hypnose le patient #234 a été pris de convulsions. Il s'est sans doute enfin souvenu de ce qui l'avait tant traumatisé dans l'enfance. On ne le saura jamais. Il est mort sur le divan de consultation...

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