Epuiser l'ennui (part 5)

jones

James Brown ne chantait plus, en tout cas pas dans ma tête. Une barrière psychique, quoique invisible m’avait enjoint à faire demi-tour de nouveau, aux limites du monde désenchanté, à moins que ce ne soit ce type en gilet fluo qui, faute d’accréditation, ne m’ait demandé de ne pas aller plus loin.

J’ai repris la route en direction de la passerelle surplombant la voie ferrée. De tout en haut, dans le bassin adjacent, les yachts baignaient dans leurs chantiers de maintenance. A l’observation, leurs masses blanches et charnues ne cachaient rien de leur satisfaction, de leur puissance. Elles étaient des îles échouées, des formes obèses et géométriques, des lignes ensommeillées et dédaigneuses. Et pourtant, on aurait dit qu’elles étaient nées là d’un accouchement sans douleur. Sans doute !

L’autre côté de la passerelle donnait sur des toits jonchés de bouteilles, de sacs plastiques, de merde et de papier journal, menait jusqu’à une grande avenue, butait sur le centre d’hébergement d’urgence. J’ai laissé mes pieds avaler le béton, tête baissée. Caravanes, tentes crasseuses, braseros et linge pendu aux grillages, résistant dans les interstices, les Roms m’ont mangé du regard. Je me suis catapulté jusqu’au quartier.

Il était presque une heure du matin. Têtes rasées et barbes drues, le bar du coin était encore ouvert. Un monde d’hommes où ne surnageait rien. Ici, la musique est toujours forte, le compte, bon, l’œil, en éveil et le mot pour rire ne veut rien dire. Sur la télé, en fond et jusqu’au bout de la nuit, du foot, à défaut du sport et, en dernier recours, TF1. Le patron règne sur son monde en chef de village. J’ai pris un rhum. Par la vitre, les arbres attendaient, mon cœur s’inquiétait. J’ai repensé à la première fois. La première fois où, d’aussi loin qu’il m’en souvenait, j’avais senti souffler le vent de l’insurrection. Mon père m’avait emmené sur un champ de courses. Les toilettes, les costumes et les chapeaux à voilettes côtoyaient les tee-shirts mouillés sous les aisselles, les cigarettes bon marché et les cheveux gras. C’est la première fois, je crois où j’ai perdu foi en la race humaine. Les chevaux sont sortis des paddocks pour aller s’aligner dans les box métalliques avant le départ. Le speaker a donné le signal et le grondement de la foule s’est rapidement mêlé au martèlement des sabots. Avant le finish, dans la dernière ligne droite, la tribune était incandescente. Ça gueulait de partout, pauvres et nantis unis dans une même excitation avant le final, le jugement, le prix. Le prix final du jugement. A ce moment, et à ce moment seul, j’ai senti qu’il n’aurait fallu qu’une étincelle pour démarrer une insurrection.

J’ai repris un rhum. Talkin’ loud and sayin’ nothing

Signaler ce texte