Et j'ai suivi les oiseaux

redstars


Un jour d'été 2005




J'ai tout rangé.

Tout.


J'ai ôté les trois petits ours au dessus de la télé, dégagé les colliers qui ornaient la lampe dans le coin, arraché les peluches disposées un peu partout dans la chambre : Lapinou derrière la télé, Léo et Baloo, l'ours triste au dessus de mon lit, Koala sur la chaise, ainsi que le petit phoque offert par Marine quand elle est partie, et que je garde précieusement puisque c'est tout ce qu'il me restera d'elle.

Il y avait aussi ma sculpture, faite en art thérapie, une sorte de bonhomme élancé aux bras et aux jambes interminables fait de bandes plâtrées colorées, jaune, orange, rose, rouge, sous sa robe de dentelle parme. Les éventails, également, accrochés un peu partout, sur le bureau, sur les murs… des éventails chinois, avec des oiseaux, des fleurs, des arbres chatoyants pour égayer mon quotidien - toujours le même.

Ma pochette à dessin traînait dans un coin, poussiéreuse, délaissée, abandonnée. Le bureau, paré de bracelets, de boucles d'oreilles, de bagues, à côté de ma pyramide de thés et tisanes, près du café, près du lait en poudre et du petit arlequin offert par Océane ainsi que de tout un tas de babioles : carnets, édulcorants, scotch, stylos, fausses fleurs, mouchoirs, paillettes, petits mots d'Alex - ma voisine de chambre - petits mots reçus par la Poste, aussi. Les cartes rouges, contre la télé, toute ma papeterie, avec les livres, sur les étagères. Des tonnes de livres, dans des tonnes de sacs, de Dan Brown à Lolita Pille, de Maxence Fermine à Claire Castillon. Les DVD, en vrac, Stupeur et Tremblement, près de Dark Water, près de U Turn, près de Kill Bill. Virgin Suicide, qui inquiétait mon psychiatre.

« C'est vrai que c'est pas le genre de film qu'on devrait regarder quand ça ne va pas, mais je voulais faire la comparaison avec le livre », j'avais raconté pour m'expliquer.

« Ce sont les flemmards qui regardent les films et croient avoir lu le livre… », il avait répondu.

Et comme une conne, j'avais souri.


En guise d'originalité, ou peut-être de touche personnelle, j'avais recouvert l'exécrable couverture orange citrouille de la clinique par un rideau (trouvé à la friperie d'à côté) de velours rouge. Un rideau de théâtre me disais-je, qui recouvrait mon lit tout en l'honorant de sa beauté. Et puis, ça faisait vraiment royal avec le petit coussin en or trouvé, lui aussi, à la friperie pour cinquante centimes d'euros. L'infirmière en chef m'a souvent demandé de l'enlever, ce rideau, pour les normes de sécurité incendie. Je l'ai jamais ôté, ou juste là, parce que je m'en allais. Non, il était hors de question de me contenter de ces couvertures à la couleur peu ragoûtante, je voulais du divin, il me fallait du divin : j'avais trouvé du divin.

L'infirmière en chef m'avait dit la même chose pour les murs, trop blancs, trop purs et virginaux à mon goût. Je les avais recouverts de dessins, de photos, de courriers, d'enveloppes personnalisées, d'instants précieux ou moins, de sourires, de mots. Il aurait fallu tout enlever, si je l'avais écoutée. Hors de question. Durant ces longs mois, c'était ma chambre, elle serait telle que je l'entendrais. Accueillante. Volatile. Décorée. Il fallu des tas de sacs. Des gros, des énormes sacs. Des vingtaines, sans hyperbole. Pour ranger tous mes souvenirs, toute ma vie, de mon attrape rêve à mes foulards, en passant par le tube de colle et la longue jupe noire.


Des souvenirs se sont cassés la gueule, j'ai ravalé ma peine en y repensant, j'ai pleuré ceux qui me manquaient, ceux qui sont partis, trop tôt, ceux que j'ai appréciés, ou ceux, rares, qui me manqueront.

Je crois que je ne reverrai jamais les amis rencontrés ici. Je crois que notre amitié restera une parenthèse, quand chacun devra reprendre sa vie dehors. Nous oublierons petit à petit nos conversations et nos délires - nos larmes, aussi. Nous oublierons les traits de nos visages, nous finiront par n'être que des souvenirs un peu flous, au mieux.

Après quelques douloureux départs, d'ailleurs, je n'ai plus voulu parler à quiconque : les départs, ça fait trop mal au cœur. Au moins le mien ne causera de tort à personne. Je passerai entre les lignes, personne n'y verra que du feu. Je ne veux pas de petite fête, de petite cérémonie, je n'ai plus beaucoup d'alliés ici, je suis restée trop longtemps, plus longtemps que tout le monde.


Oui, j'ai tout rangé.

Accessoirement, je me suis aussi rangée. Je sais pas trop de quel côté. En haut à droite. Ou dans la marge. Je sais pas. Toujours un peu à côté. Ça va, ça va mieux, enfin... certains jours.

Je ne suis plus le numéro 246 aujourd'hui, je suis moi. (Même si je ne me connais pas encore très bien)

Il y a un nouveau numéro 246, à l'heure qu'il est. Il ne sait pas qui il est, sinon il ne serait pas là. Il est venu pour le découvrir, et ça mettra du temps. Il devra prendre ses aises, sur ce territoire qui était à moi il n'y a pas si longtemps que ça. Il va laisser glisser quelques larmes durant sa première nuit, et puis il explorera les longs couloirs, il se fera des amis de passage, il sera triste quand ceux-ci retourneront dans la réalité, un peu moins bancals, un peu moins fous.


Je crois que ce long séjour me marquera à jamais. Je ne pourrai oublier les rires comme les larmes, les rencontres, les histoires des uns, des autres, et notre point commun, cette fragilité qui peut aussi être force, cette fragilité qui nous aura conduite derrière les murs. Je n'oublierai pas les instants, les regards, ni les moments plus difficiles, l'isolement, les menaces, les bandages et les pompiers. Je crois que je suis nostalgique. Force de errer derrière les murs, j'y ai pris goût. La réalité, coincée derrière, m'arrangeait bien. Mais il fallait en sortir, il fallait ré affronter le monde, celui qui dehors ne s'était pas arrêté.


J'ai timidement offert une boite à musique à mon art-thérapeute, et un livret de sourires à mon psychiatre.

Ces deux –là, ils vont me manquer plus que les autres.

J'avais fait une sorte de peinture à la Pollock sur l'enveloppe et mon psy était tout peiné de devoir l'ouvrir, car cela briserait l'œuvre.

« Alors ne l'ouvrez pas, comme ça, vous ne saurez jamais ce qu'il y a dedans ! » me suis-je exclamée, mesquine

« Mais c'est de la provocation ! » a –t- il déclaré en souriant

Un petit peu.

Un tout petit peu.


Je suis frustrée. Je me suis tant attachée. Je ne cesserai jamais d'être une véritable éponge.


Et puis, il a fallu sortir mes sacs de la petite chambre. On m'a regardée sans parler, sans mot dire, certains étaient tristes, d'autres ne connaissaient mon nom. Certains m'ont souri, d'autres tendu la main, quelques uns m'ont serré dans leurs bras en me disant «à bientôt»... et j'ai fait semblant d'y croire.


Est-ce que je me suis retournée ?

Après avoir échangé quelques dernières bribes de mots avec le psy et les quelques infirmières ? Après avoir traversé une dernière fois le long couloir du deuxième étage, jusqu'à l'infirmerie, après avoir appuyé sur le bouton pour faire monter l'ascenseur, tourné le dos à la vitre à l'intérieur de ce dernier, avancé dans l'allée, près de la fontaine sous verre ?

Est-ce que je me suis retournée, quand j'ai traversé le hall d'accueil, face aux distributeurs, ces satanés distributeurs de madeleines, de galettes frangipanes, de bountis, de kit kat, de twix, de chips, de gâteaux… ?

Est-ce que je l'ai fait, en arrivant sur le parking, en refermant la porte de la voiture, en passant la barrière électrique ?

Est-ce que j'ai essayé, du coin de l'œil, de tout revoir une dernière fois, la silhouette du bâtiment, les ombres de ces fous pas si fous avec qui j'ai vécu tant de temps ?


Peut-être…


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