Et moi je reste là. [Nuit des Plumivores / "Jetez L'encre"]

rafistoleuse

texte écrit dans le cadre de la première nuit d'écriture en live sur le forum Jetez L'encre : http://jetez.l.encre.xoo.it/index.php

Je suis là, immobile, vers une destination que je connais par cœur. Je n’ai pas choisi ma route, mais je la subi moins que ceux qui m’accompagnent. Il y a cet homme, que je croise à intervalles réguliers. Il me touche. Il a cette façon de poser ses doigts sur moi, j’en frissonnerais. Les autres m’effleurent à peine, font preuve de dédain. De dégoût, presque. Ou au contraire, me prennent à bras le corps avec fracas, sans émotion, sans sentiment. Et je ne peux même pas leur en vouloir. Je ne suis pas désirable, pas à moi toute seule. De prime abord, je semble froide. Et puis, il faut dire que je n’ai pas les bonnes mensurations. D’ailleurs on ne me regarde jamais dans les yeux. Souvent les gens baissent le regard.
Lui, il est différent. D’abord, il m’a choisie moi. Parmi des tas d’autres qui étaient là. Et quand il me caresse, c’est avec douceur et fermeté, et toujours dans le respect. Je me sens spéciale. Et pour lui je suis certaine que je peux être un pilier, sur qui on peut compter, pour ne pas tomber. Quand le monde va trop vite, que ça tangue, je reste en place, imperturbable. Impossible de me rompre.
Mais j’ai des travers, comme tout le monde. Je glisse.
J’ai un autre emploi, de nuit, où je n’attire pas la même clientèle. Je dois sans cesse m’adapter mais je suis multitâche. Et bien que manque de souplesse, je suis assez prisée dans le milieu. Je fais ça pour gagner ma vie, mais j’y prends plus aucun goût. Alors je me laisse faire, par habitude. Je joue l’étoile de mer. Je peux être les faire fantasmer sans éprouver aucun plaisir. Les corps se trémoussent sur moi et s’en vont sans me dire au revoir. On m’enlace, on m’enserre. Et je sens la moiteur des peaux, les effluves de leurs impatiences et je reste insensible. Je ne peux pas nier que la température monte, c’est physique, je ne peux pas lutter contre. Mais en dépit de tout, je reste droite, digne, et fière.

L’autre soir je lui ai préparé une petite surprise. Je suis entrée en scène avec d’autres femmes. J’ai fait mon petit effet. J’ai réussi à provoquer son excitation, oui c’est moi qui fais ça. Seule, je suis utile, toute au plus. Mais avec elles, j’exacerbe les désirs des hommes, et pour lui je suis capable de tout mettre en œuvre, pour qu’il monte au septième ciel.
Pour une fois j’étais au centre de l’attention, ces femmes se sont senties bien connes. Ce n’est pas si facile que ça de me prendre en main. Tu ne tiens pas en place, tu gigotes, tu frétilles, tu espères peut-être que je réagisse ? Tu peux rêver. Tu crois me tenir, et hop je me dérobe l’air de rien, sans même m’être déshabillée et tu te retrouves à mon pied, étalé dans ta honte. En fait, on sous-estime grandement mes capacités, ou alors on préfère ignorer le fait que je suis indispensable. Elles se sont ramassées. Je suis restée là, impériale. Traitez-moi de prétentieuse, de condescendante, je m’en fiche. J’assume.
Je peux me faire tripoter par qui bon me semble. Et ce, tous les jours, sans relâche. Sans faillir. Je suis solide. Trop, peut-être. J’inspire la stabilité, même dans la débauche. Je ne peux pas renier ma nature, elle me rattrape toujours.
Je n’appartiens à personne. Et pourtant. Il me tient, je suis à sa merci. Mais, lui, tient-il à moi ?
Chaque fois, il se barre. Et moi je reste là.
Peut-être a-t-il honte, de se taper une barre ?

Signaler ce texte