Ethique Meurtrière
olivierl
… «Avez-vous volé les plans de notre sous-marin?» lui demande l’ambassadeur à l’ONU d’une voix puissante et nette. La stupeur asperge Menphis d’une sueur glaçante. La honte et presqu’un désir de rédemption se manifestent en lui à la vue de son supérieur au visage paternel, et le conduisent à expliquer tout : sa kleptomanie. « Un médecin pourrait-il confirmer vos dires? ». Il répond non. « Quelqu’un pourrait-il témoigner en votre faveur? ». Il répond non : la pudeur, la honte et la fierté ont rendu sa maladie secrète. L’ambassadeur pousse un soupir et lui ordonne de remettre les plans et tous les rapports en cours à Thurman, c'est-à-dire son remplaçant. Menphis a compris la machination. Aurait-il dû nier et rendre discrètement les plans ? Trop tard.
Menphis comprend maintenant le cri de joie de Thurman provenant du bureau de l’ambassadeur la veille. Il comprend les discussions de café de l’ONU qui félicitent son collègue pour son excitation très normale, l’accomplissement de son devoir pour son pays, sa cruauté morale, et une délation remarquablement justifiée. Pendant un bref instant, Thurman a été l’ange Gabriel qui a exorcisé le corps diplomatique.
Menphis est allongé sur son lit, les larmes brillantes dessinent le galbe de ses joues. Il ne savait pas que son pays serait en danger si ces documents étaient tombés dans les mains d’une tyrannie étrangère. En fait, il n’a même pas pris la peine de lire les plans du sous-marin. L’important est l’acte lui-même, le moment du vol qui lui donne l’impression de s’approprier de la puissance des documents, d’entrer dans les confidences les plus secrètes, d’être au cœur d’intrigues qui attirent l’attention du monde entier tout en se sentant caché. C’est un plaisir constamment ineffable, inavoué car inavouable, insatisfait, invincible, insoutenable qui le harcèle, que connaissent très peu de gens ; il faut être un animal de son espèce pour comprendre. Ce qu’il craignait s’est enfin produit : il a réalisé un vol d’envergure internationale qui brise sa carrière à jamais. Avant cela, il ne se contentait que des petites sommes d’argent, des tickets de métro, des stylos, et des gâteaux alors qu’il est devenu à présent un crapuleux puissant de New York. Mais contrairement à n’importe quel malfrat, il ne choisit pas le crime: il pense être né avec lui, sa difformité spirituelle lui est donc intrinsèque et elle lui sera peut-être éternellement attaché, un attachement que la bonne éducation qui l’a élevé dans la quête du beau n’a pas pu soigner. Sa fonction de diplomate sert de paravent au petit voleur de New-York, au « rebus de la société », à « l’erreur de la nature ». Il n’a jamais aimé New York comme il ne s’est jamais aimé. Il n’aime pas ce sentiment de déséquilibre dans tous les sens du terme, le métro et les quartiers sales, ces habitations enlaidies par les escaliers de secours, ces bâtiments aux couleurs de fast-food au côté de ces tours encombrantes, luxueuses, démesurées, puissantes, et finalement démodées et dépassées par l’architecture de Dubaï. C’est comme le mauvais goût sublimé par une marque de prestige. Sa carrière s’arrête brutalement au milieu de ces tours ombrageuses dessinant les mêmes lignes verticales depuis trois ans, dans un univers de vitres, et de couleurs de cigare. Soudain, on sonne. Menphis sent brusquement la fin. Il ferme les yeux. Il faut maintenant trouver une solution pour demain…
Le lendemain dans The New York Times:
Le corps d’un diplomate a été trouvé inanimé hier dans son appartement de fonction. Des plans de sous-marin se trouvant chez lui auraient été volées. Son gouvernement accuse des puissances ennemies d’avoir tué le diplomate et d’avoir volé ces documents. Cependant l’ambassadeur a accusé hier le diplomate d’avoir lui-même dérobé ces plans dans le but de les donner à des pays ennemis. Selon la CIA, son propre gouvernement aurait décidé de l’éliminer de peur qu’il ne révèle des informations importantes à des pays dangereux. En effet, la police a trouvé le défunt la main dans sa veste tenant le badge d’entrée à l’ONU de son collègue Thurman. S’agit-il du tueur ? L’ambassadeur conteste la validité de la preuve en prétendant que la victime était kleptomane, fait difficilement vérifiable…