TAXIMAN

chevalduvent

« 290.733 J’aime »titrait le Times, les pages cornées par le vent qui s’engouffrait dans le présentoir du kiosque. « Mort sur Instagram » écrivait Daily News. Cela ne perturbait en rien la sérénité qui émanait des yeux bridés et impassibles de la vendeuse de journaux : « 2 dollars s’il vous plaît ». Le monde aurait pu s’écrouler pour le même prix. Mon journal et un café chaud de chez ’Bucks à la main, je m’étais dirigé vers ce banc planté en face du pain quotidien sur la 84ème. Les pigeons squattaient. A peine avais-je armé mon Smartphone pour les photographier qu’ils s’étaient envolés dans un claquement d’aile. Il ne pleuvait pas mais l’humidité s’était installée, tout comme l’automne. L’air frais, intrusif, entrait profondément dans mes poumons et semblait demeurer le seul antidote à cette gueule de bois gigantesque, vestige d’une soirée alcoolisée. Whisky, bien entendu. Ce n’est pas tant ce bar miteux à quelques rues de chez moi ni la gamine derrière le bar qui m’avaient poussé à sortir, disons plutôt que les fêtes familiales, en bon célibataire, me pèsent. Quoique la petite serveuse faisait son effet, si bien que mes yeux avaient glissé de haut en bas sur ses courbes, encore et encore, comme un pinceau sur une toile. J’ai toujours eu un goût prononcé pour la peinture. Pas autant que pour la photographie. Je n’avais d’ailleurs pas manqué d’immortaliser la belle dans cette ambiance feutrée. Les gens raffolent des portraits intimistes sur Instagram. Thanksgiving battait son plein tandis que j’arrosais mes névroses et nourrissais mon obsession pour l’image. Quoiqu’il en soit, la photo qui avait été plaquée à la une des quotidiens les plus côtés de Manhattan me faisait froid dans le dos et évoquait un souvenir précis qui me ramenait quelques heures en arrière, lorsque ivre, j’avais arrêté un taxi pour parcourir les trois pâtés de maison qui séparaient ce bar de mon appartement. Mauvaise idée : la circulation, fidèle à elle-même, avait multiplié par quatre le temps réel du trajet. A deux pas de Central Park, bloqué dans une voiture à côté d’un Guggenheim plus flou que jamais, je cuvais lentement. Aussi avais-je ouvert la vitre pour dessoûler. La pollution comme le vacarme ambiant m’avaient encouragé à ne plus répéter le geste. Manhattan ne dort jamais. Ou seulement d’un sommeil convulsif, à l’image des lumières de la ville, épileptiques, clignant selon l’étrange rituel de la nuit. Le chauffeur ne semblait pas échapper au cliché, tressaillant sous les coups de klaxons qui le suppliaient d’avancer en même temps qu’ils le réveillaient. La nuque posée sur le siège flasque exhalant une odeur de cigarette froide, je laissais les ombres s’écraser sur mon visage à travers le carreau, côté passager. Le taximan avait brisé cette introspection nauséeuse en posant une question peu commune. Je n’étais pas sûr d’avoir compris mais répondais quand même : « non, j’ai jamais tué personne. Juste quelques pulsions, comme tout le monde. Pourquoi ? ». Le sujet frôlait l’indécence. Je n’avais pourtant pas relevé la tête. La nuit a cette faculté de rendre les choses différentes. Peut-être était-ce le whisky. Quelques secondes plus tard, la discussion était close, un autre taxi avait bien failli nous emboutir, j’étais arrivé chez moi.

Le Times insistait sur la sauvagerie que révélait le procédé du meurtre. Un homme décapité, dont le corps avait été abandonné sur le siège d’un taxi, était l’acteur d’une scène surréaliste. La tête n’avait pas été retrouvée. Seul un cliché instantané, collé sur la vitre côté passager, dévoilait son issue : elle était cloutée au centre d’un tableau de bois au format carré dont l’encadrement avait été réalisé au moyen de coupures de photographies. En lettres capitales, sous le menton, on pouvait lire : « #TAXIMAN ». Le tueur avait apparemment pris soin d’immortaliser deux fois ce montage lugubre qui avait aussitôt atterri sur le réseau social. Les médias s’en étaient emparés. Quelques heures plus tôt, la photo avait conquis plus de 200.000 membres de la communauté Instagram avant que l’administrateur ne la supprime pour « contenu inapproprié ». L’article dressait, par l’intermédiaire d’un professeur en psychologie, le profil d’un tueur contemporain en mal de reconnaissance, stimulé par le besoin de plaire. Rien n’était moins sûr. La police locale avait ouvert une enquête.

A l’angle de la 84ème, j’avais remarqué par hasard la belle serveuse du bar miteux au loin, elle se dirigeait vers moi. Vêtue de sa robe rouge de la veille, elle devait avoir terminé son service. Subtilement j’avais sorti mon Smartphone et déclenché à trois reprises, pour être sûr d’avoir un résultat. Finalement, y a pas de mal à prendre une photo. J’ai jamais tué personne.

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