Etreinte Inachevée
antoine19
« …Il avait écouté le vent dans sa capuche qui claquait, il avait vu l’envol de certains oiseaux de mer, il avait guetté leurs cris. Il avait attendu, en suspens, dans le vent qui immobilisait sa marche lente à dessein.
Il la voyait de dos, une tige nette dans le lointain. Saskja, elle avait pris de l’avance, elle avait le pas nerveux.
Il avait entendu une note profonde, un bateau sans doute… »
Elle laissa un temps sa lecture. Elle songeait, les carrelages du sol en croix de Malte, le réveil nauséeux, la matinée de la veille.
Il n’y avait pas beaucoup de chance que cela aboutisse, pas grand-chose de sérieux à en attendre. C’était de cette façon qu’on aurait pu résumer le propos. C’était perdu. Il aurait fallu retrouver ce document. Le fondé de pouvoir avait replié les branches de ses lunettes avec beaucoup de concentration. Elle avait même pensé infiniment, elle avait pensé cela, avec infiniment de concentration, et puis il s’était levé pour montrer que c’était tout, que cela s’arrêtait là et pas un pas plus loin, pour faire comprendre qu’il n’y aurait pas d’autres entrevues, pas d’autres rendez-vous, pas d’autres occasions d’expliquer et de comprendre.
L’homme n’avait plus croisé son regard avec elle, ni avec les autres. Il avait glissé sans bruit jusqu’à la porte, ce qui était étonnant au vu de sa corpulence, le parquet n’avait pas craqué, pas baillé, pas esquissé un mouvement. La cousine Marthe et le vieil oncle Gade semblaient pétrifiés, ils regardaient le sol.
La porte s’était ouverte vers le dehors, les murs blanc sale, les carrelages aux motifs très compliqués qui formaient des croix de Malte ou des damiers selon l’angle où l’on se trouvait. Il y avait eu un souffle d’air plus frais mais doucement corrompu par une odeur de produit d’entretien, du grésil sans doute, et d’humidité. La lumière avait la pâleur des aubes d’hiver, c’était pourtant la fin de matinée déjà.
Et c’était toute la journée aussi qui serait mangée par ce qu’il y avait eu dans ce bureau, ou plutôt par ce qui n’avait pas été dit, par ce qu’il était resté de béance et de vague, comme peuvent être vagues les mouvements des algues dans le fil de l’eau, brunes et vertes.
Il y aurait encore quelques minutes de buée exhalée à peine sur les vitres et puis plus rien ne permettrait de deviner ce que les attentes déçues avaient laissé s’échapper, comme les sons s’échappent, comme le sang s’écoule, comme la vie s’achève.
Après. Le lendemain.
Il y avait eu une journée de langueur, d’immobilité sourde, de refus inabouti du flux des choses. Elle avait erré en elle comme dans un horizon pierreux, sans rien pour retenir l’œil. Elle avait hésité, elle avait renoncé. Elle savait que la maison du bord du lac serait perdue. Elle savait qu’elle n’emplirait plus ses poumons de l’air chargé des effluves de sève et de mousse, qu’elle ne marcherait plus dans le couvert bleu sombre des cèdres, qu’elle ne verrait plus les trous pleins de vase aux abords de la rive ourlée d’indigo dans le couchant.
Elle était restée sans même songer à s’habiller, de très longues minutes devant les fenêtres froides qui donnaient sur le boulevard. Elle était sortie sur le balcon, elle n’avait pas ressenti la morsure du froid, elle avait posé ses mains à plat sur la rambarde poussiéreuse. Les arbres avaient perdu toutes leurs feuilles. Elle n’avait pas fait le moindre effort, elle n’en avait plus la force.
Et puis.
Elle avait été prise d’une idée, elle savait qu’il était en son pouvoir encore de croire que cela n’arriverait pas. Il y avait un fatras qu’elle n’avait pas encore exploré et qui colonisait les armoires. Elle avait d’abord écarté les boîtes de Spa, pensant qu’elles ne contenaient rien, mais c’était peut-être une erreur.
Elle les avait déposées sur la table sans ordre. Il y en avait une plus grandes que les autres, rectangulaire au couvercle bombé. Dans la vignette s’étirait une avenue, bordée d’arbres, encadrée de maisons proprettes à deux étages. Il y avait une fontaine régulière et ronde, des bosquets touffus, un attelage de deux chevaux tirant derrière lui une voiture enrubannée de parme, des hommes et des femmes en habit à la promenade, des ombrelles déployées, une gaieté tranquille, sans tapage, une gaieté policée. L’enveloppe était bien là, ah la mémoire, elle avait pensé, quel marécage.
Elle était là.
Elle se souvenait de l’enveloppe de papier sale, de l’écriture pleine de repentirs, des ratures dissimulées par des taches transformées en fleurs ou en feuillages, de tout ce que les mots effacés dans les pliures du papier avaient emporté avec eux de calme, de musique, de rires frais, de verres brisés en fin de soirée, de démarches chancelantes, de pieds chevauchés, d’étreintes inachevées, rompues, cisaillées, vides comme des intérieurs d’alvéoles abandonnées à la nuit d’une armoire ou les restes de la vie s’entassent puis disparaissent.
Elle avait remis l’enveloppe dans la boîte de Spa, et la boîte dans l’armoire. Elle était sortie sur le balcon, elle avait regardé le mouvement des passants sur le boulevard en se penchant un peu.
Elle avait repris sa lecture. Elle verrait cela le lendemain, à tête reposée, elle verrait cela.
« …Il avait été question d’un voyage. Saskja avait dit quelque chose, c’était à la tombée du jour, la plage était traversée de bourrasques couchant les grandes herbes qui couvraient les dunes dans une cadence difficile à anticiper. Il y avait les basses maisons de bois au ras du sable, parfois sur des terrasses en pilotis, et puis les maisons de pierre plus haut sur les falaises qui faisaient des reflets noirs sur le ciel. Elle avait dit quelque chose en montrant du doigt celle de ces maisons qui semblait posée sur le vide tant le bord de la falaise était proche.
Il avait entendu une note profonde, un bateau sans doute. Sans doute. Saskja avait répété en riant, sans doute… »