Veuillez agréer l'expression de nos sentiments les meilleurs
Chloé. S
Veuillez agréer l’expression de nos sentiments les meilleurs
J’ai ouvert les yeux ce matin avec la très nette impression que j’allais encore passer une journée de merde. Une journée qui serait encore pire que celle d’hier. Mais, je n’avais pas le choix, je devais quand même me lever. Mon boulot m’attendait. Il commençait même à s’impatienter alors que j’étais loin d’être en retard.
C’est toujours la même chose ici dans le Royaume V, votre boulot n’attend pas que vous soyez en retard. Votre boulot anticipe sur la moindre petite seconde d’égarement qui pourrait malencontreusement vous conduire à arriver trop tard. C’est à dire pile à l’heure.
Votre boulot n’aime pas que vous arriviez à l’heure, Il exige que vous soyez en avance car vous devez Lui montrer que vous êtes dévoué au sale truc de merde qu’on vous oblige à faire.
Dès que vous avez posé le pied par terre, votre boulot vous harcèle sur votre Ecran d’Obligations. Vous savez, celui qu’on est tous obligés d’avoir au milieu de notre salon parce qu'il nous relie à l’Administration du Royaume V.
L’icône de votre boulot s’affiche sur votre écran et une voix automatique, un peu sexy, vous déclare :
“Si vous n’avez pas quitté votre domicile d’ici trente minutes vous serez pile à l’heure et nous devrons vous pénaliser financièrement”.
Mais c’est pas cool de dire ça “pénaliser financièrement”, parce qu’à chaque fois qu’on vous annonce que vous risquez d’être “pénalisé financièrement”- c’est à dire tous les matins, dès que vous avez posé le pied par terre- la totalité des organismes auprès desquels vous avez dû souscrire un emprunt ou un abonnement reçoivent un signal d’alerte et s’empressent de vous balancer une tonne d’avertissements du genre :
”L’Administration vient de nous signaler que vous allez être penalisé financièrement ce qui risque de vous poser des difficultés pour nous régler votre consommation de lumière solaire du mois dernier. Dans ce cas, nous nous verrons contraints de détourner l’unique rayon de soleil qui pénètre dans votre appartement le dimanche matin entre dix heures et dix heures 15.
Nous vous facturerons cette coupure de Soleil sur votre échéance du mois prochain à hauteur de 30 pour cent de votre facture habituelle.
Veuillez agréer, cher client, l’expression de nos sentiments les meilleurs.
Signé : Le Centre de Répartition de l’Energie Solaire.
P.S : toute réclamation vous coûtera la moitié de votre salaire. Ladite moitié vous sera prélevée chaque mois aussi longtemps que durera la procédure mise en oeuvre pour le traitement de votre dossier. ”
Même chose pour l’oxygène, le CO2, l’azote, le gaz, l’eau potable, l’eau de la douche, l’électricité, le loyer de l’appartement, le crédit du scooter, l’abonnement obligatoire à l’écran des Obligations, l’abonnement à vos amis des réseaux sociaux, l’abonnement téléphonique-internet limité, la redevance télé, l’assurance de votre puce coronaire en cas de dysfonctionnement du système qui vous relie à l’Administration, la TVA sociale, la TVA individuelle, la TVA supra-nationale, la taxe d’habitation indexée sur votre poids, votre taille, le volume moyen des vêtements que vous portez - on s’étonne, avec ça, que la majorité des gens soient devenus anorexiques et qu’on ne porte plus que des fringues d’été, très légères et moulantes, même au beau milieu de l’hiver.
Bref, c’est pour ça que je fais partie de ceux qui arrivent toujours en avance au boulot.
Les autorités du Royaume V disent qu’on a vraiment évolué du point de vue social et humain parce qu’on a appris à exploiter toutes les ressources de tous les individus pour fonder une société solide, inaltérable, irrenversable. Ils disent que c’est la première fois dans toute l’Histoire que le chômage est à zéro pour cent. Comme les pots de yaourts où il n’y a plus rien à l’intérieur pour empêcher les gens de grossir.
On se nourrit d’Illusions, maintenant. J’aime bien les Illusions. J’en mange que le soir parce que pendant la journée c’est interdit. Ça nous empêche de travailler. Moi, les Illusions que je préfère, c’est les petites pilules rouges. On les mâche pendant au moins un quart d’heure comme les gens faisaient avec les légumes ou les steaks avant, et après on a l’effet qui se fait sentir : on se met à rêver. Les pilules rouges c’est celles où on croit qu’on est amoureux, ça a l’air trop bien d’être amoureux mais ça existe plus aujourd’hui.
Bref, le taux de chômage est à zéro pour cent, c’est déjà bien. Ils ont réussi à trouver un emploi, une utilité, une fonctionnalité à chacun d’entre nous. Plus personne au monde ne connaît la malédiction de l’oisiveté.
Plus personne n’a la possibilité de ne servir à rien. Ils donnent un sens à la vie de chacun. Et, comme dit l’Administration du Royaume V : “zéro chômeurs = zéro inégalités”. Ils ne se forcent plus à faire des longues phrases comme les dirigeants d’avant, ils ont compris que nous, les gens, on ne retient que les slogans, que c’est plus facile pour nous des phrases sans verbes, sans compléments. D’ailleurs, c’est plus facile pour tout le monde. Pour les dirigeants aussi. Au moins ils sont plus obligés de faire semblant de se justifier : “ça + ça = ça.” Moins on parle plus on gagne de temps et notre temps c’est l’argent de la collectivité, c’est l’argent de la solidarité.
Ils disent aussi qu’avant, il y avait des problèmes de logement. Aujourd’hui c’est fini, ceux qui peuvent pas se louer un appartement ou une collocation parce qu’ils travaillent gratuitement, on les place dans les Dortoirs du Royaume V pour qu’ils puissent continuer à produire, à fonctionner et à travailler.
Les dirigeants du Royaume ne laissent personne dans la rue. Ils ont compris qu’un homme est rentable tant qu’il est vivant. S’il meurt, ça coûte cher à la société et la société elle paie déjà tellement de factures que les dirigeants ont décidé de faire tout ce qu’ils peuvent pour empêcher les gens de mourir bêtement dans la rue.
Malgré toutes ces mesures sociales positives qui devraient me rassurer sur l’avenir interminable du Royaume V, j’ai quand même l’impression que je vais passer une journée de merde, une journée qui sera encore pire que celle d’hier et je viens enfin de comprendre pourquoi.
Mon écran d’Obligations s’est mis en mode Warning, ça clignote du côté de la qualité de l’air dans le quartier :
“Nous sommes au regret de vous informer que l’air de votre secteur est devenu irrespirable. Par mesure de sécurité, pour éviter une catastrophe sanitaire, nous sommes contraints de vous interdire de quitter votre domicile jusqu’à nouvel ordre. Tout individu qui enfreindra cette interdiction sera immédiatement interpelé et incarcéré par notre milice. En l’attente d’un rétablissement prochain de la qualité de l’air, nous vous prions d’agréer l’expression de nos sentiments les meilleurs.”
Ils me disent que je ne suis plus autorisé à sortir de chez moi parce que l’air du coin est pourri et que je risque de ramener trop de miasmes dangereux au sein de l’entreprise.
Si je sors de chez moi, j’encours une peine de prison et ils rallongeront l’espérance de vie qu’ils ont prévue pour moi afin que je rembourse à toute la société le montant de ma détention.
Il faut que je contacte le boulot pour Lui expliquer mon problème. C’est la deuxième fois cette semaine et je risque d’être recalé vers un boulot non rémunéré, un BNR quoi, avec en supplément des travaux d’intérêts généraux à faire pendant la nuit.
J’ai peur. Je veux pas faire ça, je veux pas aller dans un boulot gratuit ni dans les Dortoirs du Royaume V, même si les journalistes disent que c’est super bien pour les pauvres, qu’on est seulement deux ou quatre par lit, moi je veux pas y aller, ça fait vingt-ans que je travaille dans mon boulot et j’ai jamais manqué un seul jour, sauf cette semaine, à cause de la qualité de l’air et est-ce que la qualité de l’air j’y suis pour quelque-chose, moi? J’y suis pour rien, j’ai payé tous mes impôts d’assainissement de l’atmosphère, j’ai fait dix minutes d’apnée par jour pour ne pas consommer trop d’oxygène, j’y peux rien, si y a plus de pureté dans l’atmosphère!
Mais mon boulot ne voudra rien savoir. Tant pis, j’écris quand même, preuve à l’appui, je copie-colle l’interdiction de sortir qui m’a été envoyée par l’Administration, c’est quand même la plus haute autorité du Royaume. La voix continue de me faire part du décompte des minutes. C’est chiant de pas pouvoir l’éteindre :
“Si vous n’avez pas quitté votre domicile d’ici treize minutes vous serez pile à l’heure et nous devrons vous pénaliser financièrement”.
Oh non, pas ça et rebelote je suis envahis d’avertissements. Le boulot répond :
“ Cher employé, nous sommes navrés que la qualité de l’air dans votre quartier vous empêche de vous rendre jusqu’à notre édifice. Nous sommes aussi au regret de devoir constater que la paupérisation de la qualité de l’air dans votre quartier risque de vous amener à vous absenter de plus en plus fréquemment. Notre enterprise ne pouvant subir les conséquences matérielles de l’oisiveté à laquelle vous êtes condamné, nous nous voyons dans l’obligation de signaler à l’Administration que nous avons été contraints de nous séparer de vous. L’Administration pourvoira immédiatement à votre recyclage dans un BNR.
Veuillez agréer l’expression de nos sentiments les meilleurs.
Signé : La Direction.”
Oh non, pas ça. Pas un BNR. Qu’est-ce que je peux faire pour me tirer de là? je veux aller travailler. Ils ne peuvent pas me faire ça. J’ai travaillé toute ma vie. J’ai mon indépendance. Tant pis, j’y vais, pour la première fois de ma vie je vais défier l’interdiction, je vais sortir et je vais y aller quand même.
Merde, je les vois. Ils sont déjà en bas. Ils doivent y être depuis le début. Les forces de sécurité verrouillent le quartier pour que personne ne puisse s’échapper. C’est la panique aux fenêtres d’en face, mes voisins, comme moi, se voient condamnés à tout perdre. C’est foutu.
Non, pas ça. C’est pas foutu. Je l’ai jamais fait mais je vais essayer. Je vais aller sur l’icône religion et je vais prier le Seigneur. Il y a des gens qui disent que si on le prie bien, il fait quelque-chose. Par pitié Seigneur, faites quelque-chose!
Voilà, j’y suis. Sur l’écran, ils ont marqué :
“Si vous souhaitez obtenir le secours du Seigneur appuyez sur la touché 1.”
J’appuie.
“ Pour obenir le secours du Seigneur versez 5000”
Je n’ai que 5010. Tant pis, je verse. Je clique. C’est parti. La barre de téléchargement m’indique que l’Eglise s’est connectée à la banque. Je vois les unités qui s’envolent de mon compte pour remplir une à une la petite urne qui est dessinée sur l’écran. Je passe la souris sur l’urne. Ça marque Eglise à chaque fois. Voilà. Je n’ai plus que 10, l’écran affiche :
“Veuillez saisir l’énoncé de votre prière. (pas plus de 100 caractères espaces compris)”
“Si vous n’avez pas quitté votre domicile d’ici dix minutes vous serez pile à l’heure et nous devrons vous pénaliser financièrement”
”L’Administration vient de nous signaler que vous allez être penalisé financièrement ce qui risque de vous poser des difficultés pour nous régler l’échéance du mois dernier concernant votre taxe mensuelle sur la Respiration. Dans ce cas, nous majorerons votre échéance du mois prochain à hauteur de 30 pour cent.
Veuillez agréer, cher client, l’expression de nos sentiments les meilleurs.
Signé : Le Centre de Répartition de l’Oxygène.
P.S : toute réclamation vous coûtera la moitié de votre salaire. Ladite moitié vous sera prélevée chaque mois aussi longtemps que durera la procédure mise en oeuvre pour le traitement de votre dossier. ”
Ca me déconcentre tous ces avertissements. Mais ça y est, je sais ce que je vais lui dire au Seigneur :
“Cher Seigneur, bien qu’ayant toujours réglé à temps la taxe concernant la contribution au Culte, je n’ai jamais eu recourt à votre bonté. Par pitié, faites qu’ils ne me recyclent pas dans un BNR, je ne m’en remettrai pas. Pitié Seigneur, faites que je puisse conserver mon emploi! Amen.”
“Si vous n’avez pas quitté votre domicile d’ici sept minutes vous serez pile à l’heure et nous devrons vous pénaliser financièrement”
Si le Seigneur ne me répond pas, je suis foutu. Je vois les milices du BNR. Elles sont là, dans leurs uniformes noirs, capables de résister à tout, même à la radioactivité. Et moi, si fragile, je n’ai qu’une peau de pauvre pour résister à la privatisation de ma personne.
Ils sont là, avec leurs énormes béliers qui défoncent les portes des immeubles où les gens qui n’ont pas pu aller bosser tentent de se calfeutrer. Personne ne veut aller au BNR, personne! Mon Dieu! Quel monde de merde! Quelle vie de merde! S’ils me prennent, j’appartiendrai à l’Administration, à hauteur de cent pour cent. Ça m’a toujours fait peur.
C’est pour ça que j’ai toujours travaillé. En travaillant, on ne leur appartient pas. Pas totalement. A soixante-dix pour cent seulement. En tout cas, c’est ce que je croyais. C’est ce que mes parents croyaient quand ils m’ont un jour envoyé à l’école. Dans le Royaume V, tout le monde a sa chance à l’école parce que tout le monde est pauvre.
L’Administration regarde comment on travaille, quelles sont nos facultés, si on est bons, ils nous prennent pour nous apprendre un boulot. Ce fut mon cas. Si on est mauvais, c’est d’office le BNR, ils perdent pas d’ Artemps à vous former.
Ah! Dieu me répond enfin :
“Cher fidèle, par la voix de notre Saint Ministère vous vous êtes adressé à Dieu. Je sais qu’il a entendu votre prière et qu’il vous en remercie. Il vous remercie également pour la constance avec laquelle vous vous êtes toujours acquitté de la taxe du Culte, paiement pour lequel nous n’avons, il est vrai, jamais enregistré de retard. Vous êtes un bon citoyen.
J’ai pourtant le regret de vous annoncer que Dieu a decidé de vous mettre à l’épreuve en vous expédiant dans la voix inconnue du BNR.
Gardez la foi, mon Fils, elle vous sauvera du désespoir. Sachez que les Dortoirs du Royaume V disposent d’un rare confort, seulement deux ou quatre personnes par lit et, comme vous appartenez désormais à l’Administration du Royaume, vous serez déchargé de toute forme d’impôt.
Tandis que nous prions pour votre Salut, veuillez agréer l’expression de nos sentiments les meilleurs.
Signé : l’abbé Trésor.”
Je suis foutu. En bas de mon immeuble, la foule des habitants du quartier, encerclés par les milices, ne cesse d’envahir la rue. Je n’ai plus beaucoup de temps avant qu’ils ne viennent me chercher et qu’ils ne me fassent descendre.
Je n’ai plus qu’à me suicider…
Mais, au Royaume V, même ça c’est impossible. On ne peut pas quitter ce monde de merde tant qu’on n’a pas encore payé sa Taxe sur l’Oxygène. Tant qu’on a une dette envers cette société, la puce électronique qui relie notre coeur à l’Administation nous protège contre nous-même et envoie en direction de notre cerveau tout un tas de signaux qui ne tarderont pas à nous couper l’envie de quitter ce monde de merde.
On ne vous laisse pas partir comme ça dans le Royaume V, vous devrez cracher tout ce que vous avez, jusqu’à ce que l’Administration décide que vous êtes périmé et que vous devez lui rendre votre dernier soupir.
Un coup de coeur pour moi aussi!
· Il y a presque 13 ans ·meo
un très beau texte sur l'aliénation contemporaine. Encore un coup de coeur de ton coloc préféré.
· Il y a presque 13 ans ·sb--2