Extrait de mon prochain roman

paratge

Je vous offre ici un extrait du premier chapitre

Cinq heures trente neuf à sa montre.

Gregory fourbu, bascula en arrière dans son fauteuil et s'étira de tout son long en baillant devant son ordinateur portable avec lequel il avait travaillé toute la nuit à peaufiner le rapport qu'il devait lire aujourd'hui, à onze heures précises devant l'assemblée générale de la société pour laquelle il intervenait. Articuler les rapports moraux et financiers sans ne rien omettre, ne pas saturer l'audience avec des chiffres, tout en synthétisant l'essentiel, tel fut l'enjeu des dix dernières heures sans sommeil. Son métier de graphiste le menait partout, même à organiser et agrémenter un rapport imbuvable pour le rendre moins rébarbatif aux yeux d'actionnaires qui n'étaient pas rompus aux termes de la finance et de l'industrie. La centaine de diapositives qu'il avait habillée serait affichée sur grand écran pour illustrer le discours du PDG.

Entre minuit et une heure, il s'était connecté à Deezer depuis son téléphone portable pour ressentir une compagnie, délasser son esprit sans faire de pose, tout en continuant à travailler. Il s'était fait couler son nième expresso qu'il avalait en écoutant d'une oreille distraite les Black keys, puis s'était remis à la tâche.

Réjoui d'avoir enfin terminé, il pointa son index vers la touche entrée du clavier pour sauvegarder son travail avant de le visionner, tout en relisant les dernières lignes de sa conclusion, quand il remarqua que sa pièce ainsi que toutes celles qu'il pouvait voir depuis son siège au travers des cloisons vitrées, étaient baignées d'une lueur orangée et ondoyante allant de l'orange sanguine au jaune citron par de molles variations dansantes, comme ondulerait un voilage animé par une légère brise s'insinuant par l'entrebâillement d'une porte-fenêtre.

Intrigué par la provenance de ce phénomène, il se leva et alla coller son nez contre la baie vitrée du onzième étage de l'immeuble des allées Jean-Jaurès qui abritait les bureaux que la société avait laissés ouverts pour qu'il puisse achever son travail, preuve s'il en fallait que son travail était très apprécié par l'équipe dirigeante au complet.
A mi-chemin entre l'horreur et l'extase des enfants devant les jouets animés d'une vitrine de Noël d'un grand magasin parisien, il assistait dans une contemplation médusée au ballet d'une aurore boréale.
Son esprit las mais toujours affûté rembobinait sa mémoire à la vitesse de la lumière à la recherche d'un précédent sur Toulouse. Il n'eut pas besoin de réfléchir longtemps pour réaliser que jamais aucune mention n'avait été faite d'une telle manifestation naturelle dans le sud-ouest de la France.

Hébété tout autant que dubitatif, il laissa traîner son regard sur sa ville rose, savourant avec une étrange fierté ce moment exceptionnel où il admirait un évènement d'une infinie rareté alors que la ville endormie ignorait les drapés flamboyants qui l'effleurait tendrement comme une mère caresse le visage de son enfant qui vient de naître. Il fixa son attention sur le pont Pompidou qui enjambe le canal du midi, signalé par la statue de Riquet qui trône entre ses voies, et fut très étonné de constater que l'axial était déjà éteint alors que le crépuscule ne s'annonçait pas encore. Son rationalisme lui suggéra que des cellules photoélectriques avaient été trompées par cette clarté qu'elles avaient confondu avec la lumière du jour, et avaient éteint les lampadaires. Il dévala du regard les allées jusqu'à leur autre extrémité où elles croisaient les boulevard de Strasbourg qui descendait vers le sud-est au monument au morts, et le boulevard Carnot qui montait vers le nord-ouest avant de s'achever sur la place Wilson et fit le même constat. Cependant, un détail l'intrigua : aucune enseigne lumineuse ne fonctionnait. Il se dit que cela aurait du lui sauter aux yeux plus tôt, lui qui se plaignait toujours que cette place eut pu se dispenser d'éclairage public tant les néons crachaient une lumière puissante.

Il balaya du regard les toits de la ville, de la Daurade à Jolimont : pas une seule lumière. La conclusion s'imposait d'elle-même, il s'agissait d'une panne de secteur de grande ampleur, et cette idée lui mit dans un premier temps du baume au cœur car il avait la chance d'avoir travaillé sur son ordinateur portable qui, grâce à sa batterie au lithium, se moque des coupures de courant, mais dans un deuxième il réalisa qu'il n'avait pas sauvegardé ni imprimé son travail et retourna prestement à son bureau pour s'acquitter de cette dernière tâche. Il s'assit et agita sa souris pour que la machine quitte son état de veille. Pas de réaction. Il renouvela son action plus vivement. Pas de réaction. Il tapota compulsivement la touche entrée du clavier. Toujours pas de réaction. Le silence l'interpela. Plus de musique, pourtant il avait rechargé son téléphone le matin même et ne l'avait quasiment pas utilisé, mais sa priorité était son ordinateur.
Il appuya alors sur le bouton “marche-arrêt” pendant cinq secondes en pensant que le mode veille avait buggué, relâcha sa pression puis ré-appuya dessus. Aucun voyant ne s'alluma, aucun petit murmure familier du lancement du disque dur et du ventilateur. Rien.

-"Putain ! Il a planté ce con ! Il va falloir que je me re-cogne trois diapos ! “ s'exclama-t-il en grand pétard. Mais au moment même où il vociférait, lui revint à l'esprit des images auxquelles il n'avait pas prêté attention au moment où il les voyait : des voitures étaient arrêtées au beau milieu des voies de circulation. Interloqué par ce soudain rappel, il se rua de nouveau vers la baie vitrée et constata avec effroi que non seulement des véhicules immobiles jonchaient les allées, mais que certaines avaient la porte coté conducteur ouverte et que de petits groupes de gens se tenaient debout, dans une semi obscurité au milieu de ce fatras. Il décida de se rendre compte de plus près. Il rangea son ordinateur dans sa sacoche qu'il mit en bandoulière, se dirigea vers l'accueil et appela machinalement l'ascenseur qui ne vint pas. Se rendant compte de sa bêtise, il haussa les épaules en se moquant de lui-même et bifurqua vers l'escalier de service. Lorsqu'il ouvrit la porte d'accès au palier, l'obscurité totale régnait. Il attrapa son téléphone portable pour lancer l'application torche, mais comme il l'avait constaté précédemment, il était également éteint et ne voulut pas se remettre en marche.

La descente allait s'avérer compliquée dans le noir, il  fallait compter les étages pour ne pas risquer de se retrouver au premier ou au sous-sol et maîtriser chacun de ses pas pour ne pas manquer une marche. Fermement agrippé à la rampe, il mit un long moment qui lui parut une éternité pour rallier le rez-de-chaussée, aidé par la timide lueur de la flamme capricieuse de son briquet. Quand il poussa enfin la lourde porte vitrée du hall d'entrée, ce fut le choc : La ville était silencieuse. Ce quartier non loin de la gare Matabiau semblait pourtant ne jamais dormir. De jour comme de nuit, le brouhaha incessant du passage des voitures enveloppait tout, au point d'être devenu familier aux riverains. Il faisait partie de leurs vies. Là, seul le vague murmure des conversations des petits groupes épars parvenait aux oreilles de Gregory.

Il partit à la rencontre du plus proche, la discussion y semblait animée bien que le ton fut confidentiel, étouffé presque. Il osa un bonjour à la cantonade. Les visages se tournèrent vers lui en le fixant, leurs yeux dégageaient un intense questionnement mêlé à une grande panique.
-" Que c'est-il passé ?” demanda-t-il.
Le plus âgé répondit aussitôt :
-"Mon pauvre, on n'en sait rien... J'étais dans mon taxi, j'allais prendre une course et j'ai calé en roulant. La première fois en trente trois ans de métier... Tu le crois ça petit... Mais pas que ça, il y avait une farandole dans le ciel, et je ne l'ai pas rêvé, on l'a tous vu. Ensuite, les lumières et les feux se sont éteints et depuis on est là. Plus personne n'a de batterie pour démarrer, les téléphones ne s'allument plus, on ne peut prévenir personne, on est bien embêtés. Et vous ?
-" Ben moi, j'étais là-haut, répondit Gregory en montrant son immeuble d'un signe de la tête, et pareil, plus de jus, plus d'ordi, plus d'ascenseur, la merde quoi...”
-" Que va-t-on faire ?” S'enquît une dame désemparée.
-" Oh je crois qu'à part attendre, il n'y a pas grand chose à faire...” rétorqua-il désabusé. Il s'arrêta net, car une association d'idées venait de lui rappeler des propos que tenait son père un an ou deux auparavant.
-" Il faut que je trouve un vélo.” conclut-il en s'éloignant à grands pas du groupe qui le regarda s'éloigner d'un air perplexe.

 

-"Je n'y crois pas, pensait-il, et personne ne nous a prévenu. Incroyable. On est au vingt et unième siècle, on envoie des robots sur Mars, on écoute les pets de mouche sur une planète dont on ne sait qu'elle existe que parce qu'on est capable d'envoyer des ondes écouter l'univers, on fait des jumps depuis la stratosphère et on n'est pas foutu d'envoyer une mailing list aux télés et au radio pour les avertir... A moins qu'elles aient été prévenues et qu'elles n'aient pas jugé opportun de communiquer là-dessus... Ou que de plus haut on leur ait dit "ta gueule"... "

 

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