Faims de mois

Pascal Martin

Distribution

Fabienne : Une femme « travailleuse pauvre » qui tente de garder sa dignité. Après une difficile période de chômage, elle a retrouvé un travail précaire avec des horaires très flexibles. 

Lucie : Une femme au chômage depuis longtemps en rébellion contre la société. Refuse de jouer le jeu du travail. 

Emma : Une femme alcoolique sur le point de perdre son travail d’ouvrière après 30 ans au même poste. Fataliste et au bout du rouleau. 

Rachel  : Journaliste de radio ambitieuse.

Décor

La cuisine d’un appartement modeste, celui de Fabienne. Formica usé, ampoule nue au bout d’un fil, 3 chaises dépareillées, vieux petit frigo, une table au centre, une autre table dans un coin avec des plaques de cuisson.

Une agence de voyages

Résumé

Trois femmes, une « travailleuse pauvre », une chômeuse et une autre sur le point d'être licenciée tentent difficilement de s'entraider et de garder la tête hors de l'eau saumâtre de la précarité, des fins de mois difficiles et de la violence de la société.

Elles se heurtent à l'incompréhension et au cynisme d'une journaliste qui récupère à son compte leur détresse et l'exploite pour son profit personnel.

Ces trois femmes tentent un coup d'éclat. Un cri de désespoir. Un moyen dérisoire de se prouver qu'elles existent.

Note d'intention

Je suis parfois stupéfait par la vacuité des commentaires des médias audio-visuels sur les évènements sociaux. Les propos des journalistes s'en tiennent généralement à l'aspect émotionnel des choses, sans apporter d'éclairage économique, social, politique...

On s'en tient à un micro-trottoir, à une illustration par un cas individuel tragique, le tout emprunt de pathos et de commisération.

C'est ce qui fut le point de départ de ce texte. Un reportage entendu à la radio d'un journaliste qui n'avait rien à dire sur un événement social.

Je me suis interrogé sur l'état d'esprit des personnes impliquées dans ce mouvement quand elles ont entendu le compte-rendu pitoyable de leurs actions. J'ai imaginé dans quelle rage cela avait pu les mettre et quelles actions désespérées ils auraient pu tenter pour attirer l'attention sur eux.

D'ailleurs, dans un passé récent, certains n'ont-ils pas menacé de faire exploser leur usine et de déverser des produits toxiques dans une rivière ?

Cette pièce met en scène des travailleuses pauvres. Ces personnes qui ont un travail qui leur permet tout juste de survivre. Un excellent moyen de les maintenir en dépendance et d'éviter toute rébellion de peur qu'elles ne perdent le peu qu'elles ont.

J'ai voulu que ce soit des femmes, qui sont les premières victimes de cette situation. Elles sont souvent moins qualifiées, elles ont la charge de leurs enfants, elles ont des salaires inférieurs à ceux des hommes autant de raison de se retrouver dans des situations précaires en étant obligées d'accepter le peu qu'on leur offre.

L'Homme est un loup pour l'Homme. La Femme ne serait-elle pas une hyène pour la Femme ? C'est ainsi que je vois la journaliste qui ambitionne de faire carrière à la télévision. Elle n'a aucun scrupule à exploiter la misère de ses contemporains et la bassesse de son public à des fins carriéristes.

Il me semblait intéressant de confronter une journaliste déconnectée de la réalité sociale à des « vrais » gens. Une journaliste plus souvent occupée à faire des copier-coller des dossiers de presse qu'à faire des reportages d'investigation.

Il n'y a pas de happy-end. Malgré tout, le lien de solidarité entre ces femmes en détresse, est a petite lueur d'espoir éclaire faiblement ce tableau plutôt sombre.

Une pièce où on sourit, on rit, on s'étonne, on s'inquiète, on s'indigne, on s'attendrit, on s'émeut... la vie quoi.

Scène 1

La scène est vide et représente la cuisine dans la pénombre. Emma et Lucie entrent dans la pénombre avec des sacs plastiques de supérettes (type Ed l’épicier ou Leader Price)

Emma (tombant) : Aïe, mais qu’est ce qu’elle fout là cette chaise !

Lucie : Pousse-toi, reste pas comme ça au milieu du chemin, tu vois bien que je peux pas passer.

Emma : Je peux plus bouger, je me suis ruiné le tibia. (Un temps) Aïe, fais gaffe merde !

Lucie : Mais enfin qu’est-ce que tu fais par terre !

Emma : Je viens de te le dire, je me suis ruiné le tibia !

Lucie : Au point qu’il a cédé sous ton poids ? T’exagères pas un peu non ?

Emma : J'exagère pas ! J’ai mal !

Fabienne (entrant) : Mais qu’est ce que vous faites dans le noir ?

Emma : Je souffre le martyr sous les quolibets de Lucie ! Voilà ce que je fais !

Lucie : Oui, bon ça va ! C’est l’ampoule qui doit être grillée.

Fabienne : Mais non, je l’ai changée la semaine dernière. Il faut remettre de l’argent dans le compteur, c’est tout.

Lucie : Je m’y ferais jamais à cette saleté de compteur électrique à pièces. C’est vraiment un putain de système humiliant à la con !

Fabienne : Inutile d’être grossière. C’était la seule solution pour qu’on me coupe pas définitivement l’électricité. C’est déjà pas si mal. Bon, je vais remettre une pièce dans le compteur.

Fabienne se déplace à tâtons et bute dans Emma.

Emma : Aïe ! Mais vous le faites exprès de toutes me piétiner ou quoi ?

Fabienne : Excuse-moi ! Il faut que je passe, pousse-toi un peu, s’il te plait.

Lucie : Mais tu es toujours par terre toi depuis le temps ?

Emma : Où tu veux que j’aille ? Il fait noir !

Lucie : Tu as besoin de lumière pour te mettre debout ? Ou alors tu as perdu un morceau de ton tibia et il te faut de la lumière pour le retrouver ?

Emma : Ah, ah, ah ! Très drôle !

La lumière revient. Emma est assise par terre se massant le tibia. Fabienne revient avec une boîte en fer à la main.

Emma et Lucie : Ah !

Fabienne : Où sont les pièces pour le compteur ?

Lucie : Comment ça « Où sont les pièces pour le compteur ? »

Fabienne : Hier il restait cinq pièces de 2 Euros et aujourd’hui il n’en reste qu’une que je viens de mettre dans le compteur.

Lucie : Je ne sais pas. Moi, j’ai mis ma pièce comme d’habitude dans la cagnotte.

Fabienne : On n’a pas mis 4 pièces dans le compteur depuis hier. (Un temps) Emma ?

Emma : Quoi ? J’ai horriblement mal au tibia. En plus j’ai filé mon collant ! Tu te rends compte, il est neuf de ce matin. Merde !

Fabienne : Inutile d’être grossière ! Et ne change pas de sujet de conversation. Est-ce que c’est toi qui as pris de l’argent dans la cagnotte de l’électricité ?

Emma : Non !

Fabienne : Emma, regarde-moi et répond-moi. Est-ce que tu as pris de l’argent dans la cagnotte de l’électricité ?

Emma : Non !

Fabienne : Emma, regarde-moi ! Regarde-moi quand tu me réponds. Regarde-moi ! Emma regarde-moi !

Emma : Et oh, ça va, je suis pas ta fille !

Fabienne : Ne dis pas ça ! Ne dis pas ça !

Emma : Alors ne me parle pas comme si j’étais ta fille ! Je ne suis pas ta fille !

Fabienne : Arrête ! Arrête ! Ne dis pas ça ! Arrête !

Fabienne est sur le point de frapper Emma qui sent les coups arriver. Lucie s’interpose.

Emma : Non, mais ça va pas ? Faut te calmer !

Fabienne : Je t'interdis de parler de ma fille.

Emma : T'es malade ou quoi ? Je ne te parle pas de ta fille, je te parle de moi !

Fabienne se calme immédiatement et s’effondre dans les bras d’Emma qui l’accompagne sur une chaise loin d’Emma.

Lucie (à Fabienne: C’est rien, elle n’a pas dit ça intentionnellement. C’est juste une expression. C’est fini maintenant. Repose-toi. Je m’en occupe.

(à Emma) C’est malin, tu as vu dans quel état elle s’est mise.

Emma : Désolé, ça m’a échappé, mais je l’ai pas fait exprès.

Lucie : Tu sais bien qu’il faut pas lui parler de sa fille. Tu pourrais faire attention. T‘es pénible !

Emma : Bon, ça va ! Lâche-moi ! Je suis désolée ! Je l’ai pas fait exprès !

Lucie : Va t’excuser.

Emma : Merde, je suis pas ta …

Lucie : Emma !

Emma : Ça va, ça va ! J’y vais.

Lucie : Attends !

Emma : Quoi encore ?

Lucie : La cagnotte. C’est toi ?

Emma : Oui, c’est moi.

Lucie : Alors dis lui.

Emma : Tu veux pas lui dire toi ?

Lucie : Je suis pas ta mère.

Emma : C’est malin !

Lucie : Allez.

Emma se dirige vers Fabienne.

Emma : Excuse-moi Fabienne pour tout à l’heure. Ça m’a échappé. Je n’ai pas dis ça pour te faire de la peine. C’est juste une expression. Je ne voulais pas…

Fabienne : Ça va. C’est rien. C’est fini.

Emma : Fabienne ?

Fabienne : Oui ?

Emma : Pour la cagnotte, c’est moi.

Fabienne : Je m’en doutais.

Emma : J’ai fait des courses…

Fabienne : Tu sais bien que les courses on les fait ensemble pour maîtriser le budget. Si chacune dépense de son côté on s’en sortira pas.

Emma : Oui, mais c’était urgent.

Fabienne : Alors dis-le nous et on trouvera une solution. Tu as acheté quoi ?

Emma : Rien d’important. Enfin si, mais je rembourserai demain. Promis.

Lucie : Emma qu’est ce que tu as acheté ?

Emma : C’était un truc perso. Je rembourse demain.

Lucie : Emma, c’était quoi ?

Emma : Bon c’était personnel. Tu comprends ça ? Je peux avoir un peu d’intimité oui ?

Lucie : Pas avec l’argent de la cagnotte. Pas avec notre argent commun !

Emma : Mais tu m’emmerdes, puisque je te dis que je rembourse demain !

Lucie : C’est pas le problème ! C’est une question de principe !

Emma : Tu me fais marrer ! « Une question de principe » Non, mais laisse moi rire ! Toi des principes ? C’est nouveau ?

Lucie : C’est pas nouveau pour le fric commun ! Et ne change pas de conversation ! Alors c’était quoi ? C’était de l’alcool ?

Emma : Evidemment que c’était de l’alcool ! Qu’est que tu veux que ce soit d’autre ? Des bijoux ? Une robe du soir ? La révision de ma Ferrari ?

Fabienne : Emma ! Tu avais promis ! On était d’accord !

Emma : Oh là, là ! J’ai trahi mon serment. J’ai pas tenu ma parole ! Drame de l’amitié chez les paumées ! Une alcoolique invétérée vole l’argent de ses colocataires et s’enivre de mauvais alcool. Honte sur elle ! Aucune volonté, irrécupérable. Allez au rebut le boulet ! Mais qu’est ce qu’elle fait encore là ! Parasite de la société, elle va pas finir pas crever ? Et non ! L’alcool ça tue lentement ! Sauf au volant évidemment ! Mais elle n’a plus de voiture, elle l’a vendue pour survivre quelques mois de plus. Et elle n’a plus de maison non plus, dehors les mauvais payeurs. Et bientôt plus de boulot, dehors les inutiles. J’aurais mieux fait d’en finir en beauté avec ma bagnole. Un beau crash. Avec une belle explosion, comme dans les films. Ça, ça aurait eu de la gueule. Paf, boum, badaboum !

Fabienne : Arrête Emma. C’est pas grave pour l’argent. On va s’arranger.

Emma : Mais si c’est grave. Vous êtes tout ce qui me reste dans ma putain de vie. Sans vous je coule en 2 jours. Je m’accroche à vous comme une naufragée à sa bouée. Et moi qu’est-ce que je fais ? Hein ? Qu’est ce que je fais ? Je vous trahis, je pique le fric. Je respecte pas ma parole. Mais c’est quoi la parole d’une alcolo ? C’est rien, c’est du vent. Ça vaut rien, moins que rien. Comme moi. Je ne suis plus rien, pour personne. Je suis une parole d’alcolo vivante. Emma l’allégorie de la parole d’alcolo !

Fabienne : Laisse tomber l’argent. C’est pas important. Ce qui est important c’est ta santé. Il faut te ressaisir. On va t’aider à ne pas replonger Emma. On est avec toi.

Lucie : On va s’occuper de toi. On te laissera pas tomber. Tu as bu aujourd’hui ?

Emma : Oui.

Fabienne : Beaucoup ?

Emma : Je me suis pas cognée dans la chaise, je suis tombée toute seule. Je suis bourrée.

Lucie : Donne-moi ta bouteille.

Emma : Je sais plus où elle est. Dans un sac par terre quelque part…

Lucie retrouve la bouteille. C’est du Cognac très bas de gamme.

Lucie : Tu vas pas t’arranger la santé avec ça !

Emma : Au point où j’en suis…

Fabienne : Dis pas ça. Tu t’en es presque sortie !

Emma : Ça existe pas « presque sortie» pour une alcolo.

Fabienne : Bon. Allez, on se ressaisit. On se fait un gueuleton pour repartir du bon pied. Donne-moi cette bouteille, ça ira bien pour faire la cuisine. Ce soir, au menu : patates sautées, émincé de volaille flambé au Cognac et crème Mont-Blanc à la pistache.

Lucie : Royal ! Allez Emma, épluche les patates, moi je vais ranger tout ça.

Elles s’affairent toutes les trois.

Emma : Si on mettait un peu de musique ?

Fabienne : Bonne idée. Lucie, tu veux bien mettre la radio s’il te plait.

Lucie allume la radio. On entend une chanson dansante. Elles dansent en continuant à s’affairer à la préparation du repas. Puis arrive un flash d’information.

La voix de Richard : Bonsoir, les titres du journal : La visite du Premier Ministre en Midi-Pyrénées. Les tensions au Proche-Orient. Les nouvelles mesures contre la délinquance routière. Mais tout de suite, les dernières nouvelles de la prise d’otages à l’ambassade du Burketistan. Nous retrouvons sur place Rachel Legrand. Rachel, où en sommes-nous de cette prise d’otages ? Les choses évoluent-elles favorablement ?

La voix de Rachel : Eh bien, Richard, la situation n’a pas beaucoup évolué ici depuis le dernier communiqué des autorités il y a une heure. Selon les négociateurs, les preneurs d’otages exigent toujours la libération des prisonniers politiques retenus dans les geôles du Burketistan. Ils ont fourni une liste très précise de noms. Les autorités françaises sont en contact permanent avec les autorités du Burketistan et les négociations vont sans doute durer une bonne partie de la nuit.

La voix de Richard : Savez-vous comment ça se passe pour les otages ?

La voix de Rachel : Le commissaire Richard Lemoine en charge de l’affaire a parlé à un des otages qui lui a dit qu’ils étaient tous bien traités. Je vous rappelle que le ministre français du commerce et le président de la chambre de commerce et d’industrie sont au nombre des otages en plus du personnel de l’ambassade.

La voix de Richard : Y a-t-il des libérations prévues avant la nuit ?

La voix de Rachel : Il semblerait que non. Des couvertures viennent d’être apportées, ainsi que des plateaux repas ! Cela laisse supposer que personne ne sortira ce soir.

La voix de Richard : Voilà une information intéressante. Vous connaissez la composition des plateaux ?

La voix de Rachel : Oui. Le Ministère a donné des instructions précises. Il s’agit de plateaux fournis par le traiteur Le Nôtre. J’ai le menu sous les yeux. Ils sont composés d’une tranche de foie gras de canard des Landes accompagné de son confit de figues du Lot, d’un demi-coquelet du Gers aux épices, accompagné de tian de courgettes du Tarn, d’un assortiment de fromages fermiers du Sud-Ouest : du brebis du Pays Basque, du Lacaune de la Montagne Noire. En dessert une croustade aux pommes. Le tout accompagné par un Tariquet 1999.

La voix de Richard : Voilà qui réconfortera les otages.

La voix de Rachel : Oui sans doute. Encore qu’il avait été initialement spécifié par le Ministère que des repas chauds devaient être servis, mais compte-tenu des circonstances et de la difficulté de mise en œuvre, le commissaire Richard Lemoine a pris la responsabilité de changer pour des repas froids.

La voix de Richard : Bien, Rachel, si vous avez d’autres informations importantes, n’hésitez pas intervenir dans le journal.

La voix de Rachel : Entendu Richard. Une dernière information et c’est je pense une exclusivité de notre station. Grâce à certains contacts que j’ai réussis à prendre discrètement, je suis en mesure de vous dire que les preneurs d’otages aussi ont droit aux mêmes plateaux repas que le ministre et les autres otages. On comprend que les autorités françaises font tout ce qu’elles peuvent pour désamorcer cette crise.

La voix de Richard : Merci Rachel, nous passons donc à la visite du Premier Ministre dans le Sud-Ouest….

Lucie éteint violemment le poste de radio.

Lucie : Non, mais je rêve ! C’est ça l’information ?

Fabienne : Et la suite des informations ?

Lucie : Quelles informations ? Tu as entendu de l’information toi ? Moi pas !

Emma : On sait pour les otages…

Lucie : Qu’est-ce que tu sais sur les otages ? Qu’ils vont manger un plateau repas à 100 Euros ? Ça t’intéresse toi cette information ? Moi ce que j’aimerais savoir c’est pourquoi des mecs sont capables de faire une prise d’otages en plein Paris pour libérer des prisonniers politiques. Qui ils sont ces prisonniers ? Pourquoi ils sont en prison ? Pourquoi ils dérangent le gouvernement du Burketistan? Qu’est-ce qu’ils ont dit ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Est-ce qu’ils ont seulement fait ou dit quelque chose ? Tu le connais toi le régime du Burketistan? Tu sais ce que c’est une dictature ?

Fabienne : Oui, il me semble !

Emma: Le Burketistan, c’est pas une dictature, c’est un régime autoritaire, ils l’ont dit à la radio.

Lucie : Et tu la connais toi la différence entre une dictature et un régime autoritaire ?

Fabienne : Euh…

Lucie : Un régime autoritaire c’est une dictature avec laquelle la France a des intérêts économiques. C’est la seule différence. Pour les habitants, c’est pareil, les balles qu’ils reçoivent elles sont françaises, tirées par des fusils français. C’est tout. Si la France n’avait pas eu le marché, on appellerait le Burketistan une dictature et les fusils auraient été russes ou américains ou chinois. Toute cette hypocrisie, ça me dégoûte. Ces petits arrangements des grands sur le dos des petits, ça me met hors de moi. On nous endort en nous parlant des plateaux repas et pendant ce temps qu’est-ce qu’elles négocient les éminences grises du Burketistan avec les éminences grises de la France dans les salons des Ministères ?

Fabienne : Je sais pas. Tu sais c’est tellement compliqué ces choses-là !

Lucie : Mais c’est pas compliqué du tout ! C’est juste du marchandage ! Il faut que chacun y trouve son compte c’est tout. Qu’est ce que tu crois qu’il dit notre Président de la République en ce moment au Président du Burketistan. Tu veux que je te le dise ? Tu veux que je te le dise ?

Emma : Dis-le, je sens que tu en as envie.

Lucie : Voilà ce qu’il lui dit (elle mime un appel téléphonique) « Mon cher Président, je vais vous faire une proposition que vous ne pourrez pas refuser : je vous prends vos prisonniers politiques. Vous ça vous débarrasse et moi ça m’arrange. Il faut que je communique un peu sur la France pays des droits de l’Homme. Oui, j’ai un déficit d’image à cause des sans-papiers. Chacun ses petits soucis mon cher. Bref. On va faire un tapage médiatique du tonnerre. Je vous envoie mon avion privé, je colle une centaine de journalistes dedans. Vous, vous faites un geste démocratique. Vous annoncez la création d’un parlement disons dans 2 ans. Comme ça personne ne perd la face. Mais non vous ne le créez pas, c’est juste une annonce. Qui s’en souviendra dans 2 ans ? Les opposants ? Mais avec tous les prisonniers que je vous prends, ça va libérer des places non ? (Rire) Ah, ah, ah ! Ici, les journalistes ne parleront que des réfugiés accueillis en France. Ne vous inquiétez pas, ils ne vont pas perdre du temps à aller fouiller dans vos prisons, ni regarder de près nos contrats. Bon en échange vous me prenez quoi ? Chars ? Hélicoptères ? Centrale nucléaire ? Barrage ? Usine ? Palais présidentiel ? Bon, je vous laisse réfléchir. Je vous aurais bien envoyé le Ministre du Commerce pour régler tout ça, mais il est retenu en otage dans votre ambassade ! (Rire) Ah, ah, ah ! Bon allez. J’ai été content de vous parler mon cher Président. Ne vous inquiétez pas, ça va s’arranger. A bientôt et bonjour à votre dame ! »

Emma : Tu ne crois pas que tu exagères ?

Lucie : Mais ouvre les yeux ma pauvre Emma ! On est des pions, aveugles, sourds et muets !

Fabienne : On ne marchande pas la vie des gens comme ça quand même !

Lucie : Mais tu rigoles ou quoi ? Et Emma, qu’est ce qui lui arrive d’après toi? Dans un mois elle n’a plus de boulot. Trop chère, pas assez flexible, pas assez corvéable oui ! Allez, zou on déménage l’usine là où on est moins regardant sur le droit du travail. Là où le prolo est moins cher, moins rétif, moins éduqué, moins protégé.

Un temps.

Emma : Tu vois, le plus dur, c’est qu’ils nous font emballer nos propres machines pour les expédier. Au début je les détestais les autres ouvriers qui allaient avoir notre boulot. J’aurais voulu qu’une bombe atomique leur tombe sur le coin de la gueule à ces salauds. Tu sais ce que j’ai fait ? Dans les premières caisses que j’ai envoyées, j’ai mis de la mort aux rats. Comme ça je me suis dit, s’ils crèvent tous, ils seront bien obligés de rouvrir l’usine ici. Et puis après j’ai arrêté par ce que je me suis dit que ces gens là-bas, s’ils étaient moins chers que nous, ils devaient être vraiment pauvres et que finalement ce travail ils en avaient peut-être plus besoin que moi. Moi j’aurais toujours les Assedic et puis après le RMI, mais eux, ils n’on rien. Sûrement.

Lucie : Mais enfin Emma ! C’est pas à toi de te sacrifier ! Merde !

Fabienne : Inutile d’être grossière !

Lucie : Mais si, il faut être grossière. Il faut gueuler, il faut se battre. Il faut tout péter, voilà ce qu’il faut faire !

Fabienne : C’est pas comme ça que tu trouveras du boulot !

Lucie : Mais j’en veux pas de boulot moi ! Je veux pas être prise au piège dans ce système. Je veux pas jouer le jeu des profiteurs, des esclavagistes modernes, des négriers de la précarité.

Fabienne : Moi, j’ai bien réussi à en trouver du travail alors pourquoi pas toi ?

Lucie : Tu comprends pas ou quoi ? J’ai pas dit que je ne pouvais pas, j’ai dit que je voulais pas. Tu crois que c’est une vie ton boulot ? 30 heures par semaine découper en petits morceaux de 3 heures par-ci, 2 heures par-là au bon gré des contraintes du marché. Ne jamais savoir la veille pour le lendemain si tu passeras la nuit au boulot ou dans ton lit ? Si le dimanche tu pourras aller voir ta fille ou pas ?

Fabienne : Ne parle pas de ma fille s’il te plait.

Lucie : Mais si parlons-en justement ! Pourquoi est-ce que tu crois qu’ils te l’ont enlevée ta fille ?

Fabienne : Arrête s’il te plait !

Lucie : Non, j’arrêterai pas ! J’en ai marre de te voir piquer des crises de nerfs à chaque fois qu’on parle de ta fille. Arrête de te cacher la vérité. Arrête de toujours faire bonne figure face à l’adversité. Tu es dans la merde comme nous ma pauvre Fabienne. Tu surnages tant bien que mal. Ta fille elle ne peut pas vivre avec toi parce que tu ne peux pas t’en occuper. Tu pars travailler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Les week-ends ça n’existent pas. Tu dors le jour, tu n’es pas là pour la récupérer à l’école, tu rentres quand elle part.

Fabienne : Ça suffit.

Lucie : Voilà où mène la flexibilité. Mais tu vas voir, on va revenir au XIXème siècle bientôt. Nos gentils patrons vont organiser notre vie bien comme il faut : des logements près de l’entreprise pour pouvoir venir plus vite et des garderies pour les enfants pour fabriquer de futurs bons employés ! C’est ça que tu veux ?

Fabienne : Oui ! Non ! Je ne sais pas. Ce que je veux c’est ma fille. C’est tout. Juste ma fille.

Lucie : Et tu crois que tu vas la récupérer ta fille avec ton boulot de merde en pointillé dans l’espace-temps ? Mais tu rêves. Tu as beau faire la bonne fille, tu n’es pas près de travailler en horaires normaux !

Fabienne : Ce que je veux c’est ma fille. C’est tout. Juste ma fille.

Un temps

Lucie : Excuse-moi Fabienne. Je crois que je suis allée trop loin.

Fabienne : Tu as raison, je me laisse tout le temps avoir. Faut que je me batte. Je vais faire un scandale, je vais leur dire que j’ai une fille.

Lucie : Attends, fais gaffe. Ils pourraient te virer. C’est pas si mal va ton boulot. Je me suis énervée à cause de cette histoire de plateaux repas. Faut pas que tu t’emballes. Ce serait bête, c’est un boulot quand même…

Un temps

Emma : Vous savez ce que j’ai découvert par hasard ce matin ?

Fabienne : Non.

Emma : La destination des caisses qui contiennent notre usine en petits morceaux. Ils nous ont toujours caché la destination parce qu’ils voulaient pas qu’on perturbe le transport. Mais ce matin j’ai trouvé une étiquette qui s’était décollée. Ça part au Burketistan.

Lucie : Merde, les pourris ! Les salauds !

Fabienne : Inutile d’être gros…

Lucie : Fabienne !

Fabienne : Oui, bon là d’accord on peut.

Lucie : Et les autres qui se gavent avec le plateau repas de Le Nôtre ! Je suis écœurée. Je n’arrive pas à me souvenir la dernière fois que j’ai fait un bon repas !

Fabienne : Un vrai bon repas complet ?

Emma : Avec apéritif, amuse-bouches, entrée, plat, formage, dessert, vin, café et pousse-café ?

Fabienne : Et un chocolat avec le café !

Emma : Oui un chocolat avec le café ! (Un temps). Ça y est, je me souviens quand c’était ! C’était pour mon divorce !

Lucie : Finalement il suffirait d’être prises en otages pour bien manger. Si c’est pas malheureux !

Fabienne : Le Nôtre matin, midi et soir, je me demande si je ne me lasserais pas.

Emma : Oh mais il y a aussi Fauchon, Potel et Chabot, on pourrait changer.

Fabienne : On demandera aussi que ce soit servi chaud, parce que manger froid tout le temps, moi j’aime pas.

Lucie : Vous avez raison les filles. On va se faire payer de bons gueuletons. On ne les a pas moins mérités que le Ministre du Commerce !

Fabienne : Au contraire, lui il n’apprécie plus, à force…

Emma : Mais on va prendre qui en otage ? Tu connais quelqu’un toi ?

Lucie : Pas besoin de connaître quelqu’un. Tu prends des otages au hasard et voilà. Tu fais connaissance après.

Emma : C’est un peu la loterie. Imagine qu’on s’entende pas avec eux. Ça va pas mettre une bonne ambiance à table. Si c’est pour manger en se faisant la gueule, moi ça va me gâcher le plaisir.

Fabienne : C’est vrai. On va pas embêter des gens avec nos problèmes. Ils ont bien assez des leurs ! Même le Ministre, si ça se trouve ça l’arrange pas d’être otage. Il a sûrement ses petits soucis comme tout le monde.

Lucie : Vous avez raison. On va se prendre en otages nous-mêmes !

Fabienne : Alors là, je ne suis pas sûre de l’impact médiatique !

Emma : Tu crois qu’on va faire l’ouverture du journal de 20 heures avec un truc du genre : « Trois amies se prennent mutuellement en otage dans la cuisine de leur F2. Le commissaire Richard Lemoine, tente une négociation. »

Lucie : J’ai un plan ! On va se payer une semaine de vacances les filles ! Y a pas de raison qu’on ne profite pas de la vie nous aussi !

Scène 2

La scène représente une agence de voyages, fermée, la nuit, dans la pénombre. Il y a des posters de sites et paysages de différents pays. Des présentoirs avec des brochures, deux bureaux avec téléphones et ordinateurs.

Fabienne : Suivez-moi, dépêchez-vous, il faut que je débranche le signal d’alarme. On a 30 secondes.

Elle désactive le signal d’alarme et allume les lumières. Un temps. Elles découvrent l'agence.

Emma : C’est vrai qu’on se sent déjà un peu en vacances ici. Rien que de voir toutes ces photos, ça me dépayse. Alors c’est ici que tu travailles ?

Fabienne : Oui.

Emma : C’est drôlement mieux que d’être à la chaîne comme moi huit heures par jour avec 3 pauses réglementaires à heures fixes.

Lucie : Il n’y a quand même pas de quoi s’emballer. C’est un boulot précaire comme un autre.

Emma : Oui, mais c’est quand même un chouette environnement. C’est propre, c’est calme, c’est lumineux. Il y a une jolie décoration. Et puis tous ces pays, c’est du rêve non ?

Lucie : Du rêve, tu parles.

Fabienne : C’est vrai que c’est bien agréable comme endroit. Moi en tous cas, moi, je m’y sens bien.

Lucie : Je vois que le conditionnement marche bien.

Emma : C’est pas si mal comme boulot.

Lucie : Faut relativiser. Fabienne elle vient ici une demi-heure par jour pour faire le ménage quand tout le monde est rentré bien tranquillement à la maison. A l’heure où ils sont tous en famille ou devant la télé, Fabienne elle est ici pour vider les poubelles et nettoyer les chiottes. Alors c’est peut-être joli, mais il n’y quand même pas de quoi s’extasier. Et des boutiques à nettoyer elle en a comme ça des dizaines à se faire toute la semaine, tôt le matin, tard le soir, au milieu de la nuit, le samedi, le dimanche, alors pour le rêve, vous repasserez.

Emma : Ce que tu peux être négative Lucie ! Ça se voit, que tu n’as jamais travaillé en usine !

Fabienne : Ni même travaillé du tout, alors forcément, tu peux faire la fine bouche et nous trouver naïves, n’empêche que même dans les petits boulots, il y a une hiérarchie…

Lucie : Oui, bon ça va, on n’est pas là pour débattre de vos conditions de travail. On est là pour mettre le doigt où ça fait mal, alors ne nous dispersons pas.

Emma : Et comment on va faire pour se faire remarquer ? Parce que toutes seules dans ce magasin, en pleine nuit, on ne va pas attirer grand monde !

Lucie : Il suffit de faire un peu de mise en scène. Ça suffira pour attirer les curieux et les flics.

Lucie sort une arme de son sac.

Fabienne : Qu'est-ce que c'est que ça ?

Lucie : Ça ? Mais c’est rien ! C’est juste pour faire peur !

Emma : Mais enfin Lucie c'est une arme, c'est très dangeureux.

Lucie : Mais non ! C'est pour faire plus crédible. Faut qu’on soit crédible sinon on aura rien du tout.

Fabienne : Tu vas la poser cette arme dis ?

Lucie : Y a aucun risque ! C’est un pistolet d’alarme. Ça fait du bruit c’est tout. (Elle tire en l’air)

Fabienne : Arrête ! Arrête ! C’est insupportable ! Arrête ça tout de suite !

Emma : Elle a raison. La violence ce n'est pas la peine. On est entre nous.

Lucie : OK, OK (Elle pose l’arme). En attendant il faut bien qu'on se fasse remarquer pour qu'on parle de nous. Restez ici, je reviens dans cinq minutes.

Lucie prend le revolver et se dirige vers la sortie.

Fabienne : Mais où tu vas ? Avec cette arme en plus ! Lucie, tu ne vas pas faire une bêtise au moins. ?

Lucie : Rassure-toi, c'est juste un peu de mise en scène. Tu n'as qu'à te dire que c'est comme au cinéma. Fermez derrière moi et attendez tranquillement que je revienne.

Lucie sort. Emma referme derrière elle.

Emma : Je me demande si c'est une bonne idée cette prise d'otages.

Fabienne : Tu as raison, on devrait tout arrêter. C'est pas raisonnable. On ne sait pas comment ça peut tourner c'est trucs-là.

Emma : Qui pourrait bien s’intéresser à 3 nanas paumées qui ont du mal à boucler les fins de mois ? Il y a tellement de gens dans la même situation que nous, je ne vois pas pourquoi ils se passionneraient pour nous ! Ils n'ont qu'à se regarder dans une glace et ils verront la même chose.

On entend un coup de feu, une sirène d'alarme, encore quelques coups de feu, puis des coups précipités à la porte.

Fabienne : Mais qu'est ce qu'il se passe ?

Lucie (derrière la porte) : Ouvrez ! C'est moi.

Fabienne : Mais qu'est ce que tu as fait ? C'est toi qui tire avec ton arme.

Lucie (derrière la porte) : Evidemment que c'est moi. Allez ouvre, j'ai lancé la machine, maintenant il faut continuer le scénario.

Fabienne : Je t'ouvre, mais tu arrêtes avec cette arme. C'est insupportable ces coups de feu. Et puis on n'avait jamais parler de tirer sur les gens, on avait parlé d'une fausse prise d'otages. C'est plus du tout ça.

Lucie (derrière la porte) : Fabienne ouvre-moi, je vais t'expliquer, c'est juste pour attirer l'attention. Je n'ai tiré sur personne. Et puis mon revolver est vide.

Fabienne (ouvrant la porte) : D'accord, mais range cette arme tout de suite. Je ne supporte pas ça.

Emma : Alors ? Tu as ameuté le bon peuple endormi ? Tu crois vraiment qu'ils vont avoir le courage de s'intéresser à ce qu'il se passe dans la rue ?

Lucie : A mon avis suffisamment pour appeler les flics.

Fabienne : Mais sur qui tu as tiré ?

Lucie : Je te répète que je n'ai tiré sur personne. J'ai juste déclenché l'alarme de la banque qui est au coin de la rue et j'ai tiré en l'air. J'ai attendu que quelqu'un m'observe par une fenêtre et je me suis précipitée ici. C'est le début de mon scénario.

Emma : Et ensuite ? Qu'est ce qui se passe ?

Lucie : Je me réfugie ici pour faire une prise d'otages.

Fabienne : Encore !

Lucie : Mais non, c'est notre prise d'otages. Après mon casse raté, je me cache ici et je prends des otages pour protéger ma fuite.

Emma : Mais personne ne t'empêchait de fuir tranquillement. Ce n'est pas très crédible ton histoire si tu veux mon avis.

Fabienne : C'est vrai ça. Attaquer une banque fermée en pleine nuit avec un révolver, ce n'est pas très crédible.

Lucie : Vous m'excuserez pour le scénario, je ne suis pas Patricia Highsmith !

Fabienne : Tu aurais du me demander, moi j'ai lu tout Agatha Christie.

Lucie : Je ne voulais pas vous exposer. C'est mon idée cette prise d'otages alors je prends les risques. Si ça tournait mal, vous pourriez toujours dire que c'est moi qui vous ai entraîné.

Fabienne : Comment ça si ça tournait mal ?

Emma : Si les Brigades Spéciales donnaient l'assaut pour nous libérer et sauver le stock de magazines publicitaires pour des vacances de rêves.

Fabienne : Mais pourquoi ils feraient ça ? On fait juste une blague.

Emma : Tout le monde n'a pas le même sens de l'humour... Bon alors qu’est ce qu’on fait maintenant ?

Lucie : On prévient la presse. Comment elle s'appelle la pétasse de la radio avec ses plateaux repas ?

Fabienne : Rachel Legrand.

Lucie : Fabienne, puisque tu connais la maison, trouve-nous le numéro de la radio et appelle-la pour que je lui explique la situation.

Fabienne : Tu veux que j'appelle Rachel Legrand au téléphone ?

Lucie : Ben oui. Tu sais te servir d'un téléphone non ?

Fabienne : Oui, mais Rachel Legrand c'est une journaliste connue !

Lucie : Et alors, tu crois qu'elle ne sais pas répondre au téléphone ?

Fabienne : Si sûrement, mais elle ne me connait pas, elle ne voudra pas me parler.

Lucie : Bon, contente-toi de trouver le numéro de la radio et je me charge du reste.

Fabienne : Je préfère comme ça. Parce que je n'ai pas envie de me faire raccrocher au nez par Rachel Legrand !

Emma : Et moi qu'est-ce que je fais chef ?

Lucie : Pourquoi tu m'appelles comme ça ?

Emma : Je croyais que c'était notre prise d'otages et pas ta prise d'otages. Personnellement, j'aurais aimé être consultée sur le déroulement des évènements.

Lucie : Ah oui ? Eh bien tu aurais du donner ton avis plus tôt.

Emma : Non, moi je pense que c'est toi qui aurais dû nous demander notre avis avant d'agir.

Lucie : Désolée, j'ai pensé bien faire. Tu n'as qu'à prendre les choses en mains.

Emma : C'est un peu tard maintenant que tu nous a coincées ici.

Lucie : Si tu n'es pas contente tu peux toujours partir.

Emma : C'est marrant ce que tu viens de dire. C'est exactement ce qu'on nous dit à l'usine quand on présente nos revendications.

Lucie : Tu sais bien que ce n'est pas ce que je voulais dire.

Emma : Oui, mais ça me fait quand même un drôle d'effet... surtout venant de toi.

Fabienne : Ça y est j'ai trouvé le numéro. (A Lucie) Je le compose ?

Lucie : Oui, vas-y, j'arrive.

Fabienne compose le numéro et passe le combiné à Lucie.

Lucie (à Fabienne) : C'est quoi l'adresse ici ?

Fabienne : 45 rue Boris Vian

Lucie : Allô ? Passez-moi la rédaction. (Un temps) Allô, la rédaction ? Je veux parler à Rachel . Ah oui, pas disponible, eh bien tu as intérêt à faire en sorte qu'elle soit disponible. Tu lui diras que c'est le scoop de sa vie. Je lui offre en exclusivité la prise d'otages de la rue Boris Vian, elle a intérêt à être disponible.

Lucie sort son révolver et tire en l'air. Fabienne pousse un cri et Emma laisse tomber quelque chose à terre que fait un gros bruit.

Lucie (toujours au téléphone) : Est-ce que c'est bien clair comme ça ? Je rappelle dans 5 minutes, elle a intérêt à être disponible.

Lucie raccroche.

Fabienne : Mais vas-tu arrêter avec ce pistolet ?

Emma : Je croyais qu'il n'y avait plus de balles ?

Lucie : Je n'ai jamais été très bonne en calcul.

Emma : Qu'est ce qu'on fait maintenant ? Des barricades avec les bureaux ?

Fabienne : Doucement, doucement, ne mettez pas de bazar ici, parce que c'est moi qui range et qui fait le ménage. Alors on ne dérange rien et on ne salit rien. D'ailleurs, puisqu'on a un peu de temps, je vais m'avancer, je vais faire les toilettes, comme ça si on a besoin d'y aller, au moins ce sera propre.

Lucie : Mais enfin, Fabienne, nous faisons une prise d'otages pour dénoncer notre condition de travailleuses exploitées. On n'est pas là pour s'avancer dans le ménage.

Fabienne : Oui, mais moi quand tout ça sera fini, je ne veux pas qu'on me reproche de ne pas avoir fait mon travail. Prise d'otages ou pas.

Lucie : Mais tu es bouchée ou quoi ? Notre action a pour but de nous libérer de ces boulots de merde, pas d'être bien notées par nos supérieurs.

Fabienne : Oui, mais moi je n'ai pas envie de le perdre mon boulot... même de merde. C'est mon boulot.

Lucie : C'est pas croyable ça Fabienne...

Emma : Lucie, laisse-la faire. Elle a raison, si on doit passer la nuit ici, autant que les toilettes soient propres...

Fabienne : Ce n'est pas parce que c'est une prise d'otages que l'on doit manquer d'hygiène.

Fabienne sort. Lucie prend le téléphone et appuie sur bis.

Lucie : Allô ? Passez-moi Rachel . (Un temps) Allô Rachel ? C’est bien vous le coup des plateaux repas à la radio ce matin ? Un scoop ça vous intéresse ? Tant mieux, j'en ai un pour vous. Prise d'otages dans une agence de voyages, 45 rue Boris Vian. La preneuse d'otages c'est moi. Je vous attends ici pour vous en dire plus. Vous pouvez déjà prévoir le flash spécial en direct.

Lucie raccroche.

Emma : C'est tout ?

Lucie : Quoi c'est tout ?

Emma : C'est tout ce que tu as trouvé à lui dire à la journaliste. Tu crois que ce sera suffisant pour qu'elle se déplace en pleine nuit jusqu'ici ?

Lucie : L'appât du scoop chez le journaliste est plus fort que tout.

Emma : Elle doit surtout penser que c'est un canular.

Lucie : Ne t'en fais pas elle va bien se débrouiller pour savoir si c'est vrai. Avec le raffut que j'ai fait tout à l'heure, il doit bien y avoir quelques flics qui sont au courant et qui pourront confirmer.

Fabienne revient.

Fabienne : Voilà, on est tranquille du côté des toilettes.

Lucie : Super !

Emma : Merci Fabienne.

Fabienne (à Emma) : Pourquoi tu fais cette tête-là ?

Emma : Lucie a rappelé Rachel ...

Fabienne : Elle va venir nous voir ?

Emma : Ça m'étonnerait.

Fabienne : Ça, c'est que que je craignais, une grande journaliste comme elle se déplacer pour nous...

Emma : Non, c'est surtout que Lucie lui a parlé moins de trente secondes et ça m'étonnerait qu'elle s’intéresse à notre cas...

Fabienne : Mais non, c'est normal, c'est pour ne pas pas être repéré par la police qu'il faut parler moins de trente secondes au téléphone. Sinon avec leurs appareils, ils te localisent. J'ai vu ça dans des séries policières à la télé.

Emma : Mais Fabienne, ils savent déjà où nous sommes !

Fabienne : Ah bon ? Il leur faut encore moins de trente secondes maintenant ? Remarque on n'arrête pas le progrès...

Lucie : Fabienne...

Emma : Laisse Lucie, inutile de s'énerver pour rien, gardons nos forces pour rester éveillées et concentrées.

Fabienne : Tout ça est tellement surréaliste, c'est vrai que j’ai du mal à réfléchir. Je vais recharger mon portable au cas où mon chef m’appelle.

Lucie : Mais je rêve ! On est en prise d’otages là ! Tu vas pas aller bosser et revenir après !

Fabienne : Je veux bien faire la fausse otage, mais je vais quand même pas perdre mon boulot !

Emma : C’est vrai Lucie, il faut être réaliste ! Moi aussi lundi je retourne bosser de toutes façons. Ils seraient trop contents de me virer. Les indemnités de licenciement sont déjà pas bien grosses, je n’ai pas envie de les perdre !

Lucie (se saisissant du revolver: Personne ne va nulle part ! Ok ?

Emma : Lucie ! Tu débloques ou quoi ? Lucie ! Oh, c’est une blague ! Eh réveille-toi ! Ce n’est qu’une blague ! C’est pas une vraie prise d’otages.

Lucie (se ressaisissant en faisant un gros effort: Oui ! Bien sûr, c’est une blague ! (tentant de désamorcer la situation) Je vous ai bien fait marcher hein ! Vous y avez cru hein !

Fabienne: Lucie j’en ai marre que tu nous brandisses ce truc sous le nez. Donne-le moi !

Emma : Elle a raison. Je ne suis pas rassurée. Donne-lui le revolver.

Lucie : Mais c’était pour rigoler !

Fabienne: Allez, donne-le moi.

Lucie : T’es pénible ! (Lucie donne le revolver à Fabienne qui le range dans sa poche).

Emma : Bon alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Lucie : On attend.

Fabienne : C’est tout ? On attend ?

Emma : Mais on attend quoi ?

Lucie : On attend que les flics arrivent et nous encerclent. Ensuite on utilisera la journaliste pour dire ce que nous avons à dire.

Fabienne : Mais on avait dit que c’était une blague pour manger des plateaux repas comme les vais otages.

Emma : C’est vrai, c’est peut-être pas la peine de déranger la police. On pourrait peut-être appeler Le Nôtre directement pour se faire livrer des plateaux comme à l’ambassade.

Lucie : Et tu crois qu’il va se déranger pour trois paumées qui on envie de se taper un petit gueuleton ? Tu crois qu’il va nous livrer à l’œil, peut-être ?

Fabienne: On a qu’à pas appeler Le Nôtre si c’est trop cher. Il doit bien y avoir un traiteur chinois dans le quartier. C’est vrai, chinois, c’est bon aussi. En tous cas, moi j’aime bien, ça change.

Emma : Moi le sucré-salé, c’est pas trop mon truc. Et puis avec tout le glutamate qu’ils mettent partout, tout a le même goût. Moi je préfère libanais.

Fabienne: Ah tiens libanais. Oui, pourquoi pas. Ça, ça change vraiment…

Lucie : Eh oh, vous vous croyez où là ? Au Club Med ?

Emma : Bon, ça va ! De toutes façons on a rien à faire, on peut bien causer un peu non !

Lucie : J’ai dit qu’on attendait. J’ai pas dit qu’on n'avait rien à faire. Vous avez pris ce que je vous avais demandé ?

Fabienne : Oui, oui. Mais vraiment Lucie, c’est pas la peine d’être agressive comme ça !

Emma : Oui, détend-toi, on est entre nous. Relax. Tiens assied toi là et repose-toi un peu. Je te sens à cran. Fabienne, tu veux bien dégager le bureau s’il te plait pour qu’on installe nos petites affaires.

Lucie est assise mais toujours sur le qui-vive, Fabienne dégage le bureau et Emma sort les affaires de son sac.

Emma : Alors, une radio, du ruban adhésif super résistant, deux bouteilles d’eau et un sac de couchage.

Fabienne : Moi j’ai : une bouilloire électrique, du café, des gobelets, du sucre, deux bouteilles d’eau et un sac de couchage. J’ai pris aussi des sachets de tisane, parce que moi le café ça me donne des palpitations…

Lucie : Pour moi : des lampes torches avec des piles de rechange, deux bouteilles d’eau et un sac de couchage.

Emma : En tous cas, on ne manquera pas d’eau.

Fabienne : C’est pour faire le café ? C’est vrai, quand on est un vrai connaisseur de café on préfère le faire à l’eau de source qu’à l’eau du robinet. Enfin, je répète ce qu’on m’a dit, moi je ne suis pas très café… enfin de là à apporter son eau pour le café pour une prise d’otages, faut vraiment être un super connaisseur…

Lucie : L’eau, c’est pour éviter de boire l’eau du robinet. J’ai vu un film américain un jour, les flics avaient mis des trucs dans l’eau pendant une prise d’otages. C’est pour ça, il faut se méfier !

Fabienne : Ah bon ? De toutes façons le café des Américains il est déjà tellement mauvais, ça devait pas changer grand chose…

Lucie : Mais tu comprends rien à rien toi !

Emma : Bon, on va pas s’énerver pour ça. On a de l’eau, c’est bien. Voilà.

Fabienne : Remarque puisqu’on a le temps, je vais faire des tests comparatifs pour ma tisane entre l’eau de source et l’eau du robinet… finalement c’est peut-être comme pour le café.

Lucie a un mouvement d’humeur agressif en direction de Fabienne.

Emma (s’interposant) : Fabienne, je pense qu’on va arrêter sur le sujet de l’eau maintenant. (Un temps). Vous croyez que c’est Richard Lemoine qui va s’occuper de nous ? Moi, je l’ai vu à la télé, il est pas mal.

Fabienne : Je l’ai vu en photo à côté de Chirac dans un magazine. Il a l’air tout petit.

Emma : Oui, mais il faut dire que Chirac est très grand. Alors, il doit être de taille normale. De toutes façons moi j’aime bien les petits.

Fabienne : Ah bon ? Et pourquoi ?

Emma : Les petits, ce sont forcément des mecs qui ont un complexe alors fatalement ils compensent ailleurs. Soient ce sont des mecs super intelligents, soient ce sont des bêtes de sexe.

Fabienne : Et tu préfères quoi ?

Emma : Oh tu sais moi les mecs intelligents j’ai pas grand chose à leur dire…

Fabienne : Tandis que les autres tu sais parler leur langage ! Je vois !

Lucie : Bravo pour l’analyse psychologique !

Emma : A choisir, je préfère encore un mec qui me fasse prendre mon pied qu’un intello qui me prenne la tête !

Lucie : Belle image ! Tiens, passe-moi la radio, je vais écouter si on parle de nous aux infos.

Elle prend la radio et la colle à son oreille en s’éloignant.

Fabienne : Bon alors qu’est-ce qu’on fait ?

Emma : Lucie a dit qu’on attendait.

Fabienne : Ce que je m’ennuie. J’aurais du prendre de la lecture ou un jeu de société. (Un temps) On pourrait pas lui téléphoner à la Police pour dire qu’il y a une prise d’otages ? Des fois qu’ils ne soient pas au courant.

Emma : Non, je crois que ça ne se fait pas. C’est sûr qu’ils sont au courant, c’est pas le genre de truc qu’on oublie. Ils s’organisent. Je vais jeter un coup d’œil par la fenêtre. (Elle regarde par la fenêtre). Il n’y a personne dans la rue. C’est bon signe.

Fabienne : On pourrait peut-être appeler un journal ou une télé pour raconter notre calvaire d’otage.

Emma : Notre calvaire ?

Fabienne : Oui, ça se fait. Des fois il y a des otages qui passent un coup de fil sur leurs portables à la télé.

Emma : Ah oui c’est pas bête comme idée.

Fabienne : On pourrait peut-être se faire un peu d’argent en racontant notre aventure à un magazine.

Emma : Oui, oui, j’ai vu ça déjà. Si on négocie bien, ça peut faire plusieurs milliers d’Euros.

Fabienne : Faudrait faire des photos, ça se vend bien ça les photos.

Emma : T’as raison. Attends, attends. (Elle fouille dans son sac). Regarde, j’ai encore mon appareil jetable que j’avais acheté quand mon neveu est venu me voir le week-end dernier.

Fabienne : Combien, il reste de photos ?

Emma : Six.

Fabienne : Zut, c’est pas beaucoup. On va pouvoir gagner combien avec six photos ? Cinq cent Euros ? Mille Euros ?

Emma : Tu rigoles ! Beaucoup plus. C‘est pas le nombre qui compte, c’est le sujet. Faut que ce soit poignant pour vendre, sinon tout le monde s’en fout. Faut du sang et de la souffrance.

Fabienne : Ah bon ? On va faire ça ?

Emma : Mais oui ! On va faire des photos mises en scène.

Lucie : Vous le croyez ça ? Pas un mot sur nous. On n’existe pas ! On n’existe toujours pas ! Elle est pas assez bien notre prise d’otages ? Pourquoi ils ne parlent pas de nous ? Merde ! C’est parce qu’on n' est pas dans une Ambassade ? Parce qu’on n'a pas de Ministre ?

Fabienne : Ne t’énerve pas. Emma a dit que le quartier était bouclé. Ils vont pas tarder. On n’est pas pressé, il est que 6h00. On a tout le temps pour dîner…

Lucie : Pour dîner ?

Fabienne : Oui, les plateaux repas de chez Le Nôtre !

Lucie : Quoi Le Nôtre ? Quel rapport ?

Fabienne : Enfin ? On avait bien dit qu’on faisait une prise d’otages pour manger des trucs de chez Le Nôtre ? Non ? On va quand même en commander dis ?

Lucie : Ah oui ! Le Nôtre oui, oui. Si tu veux…

Fabienne : C’est quand même pour ça qu’on est là non ?

Lucie (s’impatientant) : Oui, oui…

Emma : Lucie, on a eu une idée Fabienne et moi. On va faire des photos et les vendre à un magazine avec l’histoire de notre prise d’otages pour se faire un max de fric.

Lucie : Qu’est-ce que c’est que cette histoire à la con ?

Fabienne : C’est pour profiter un peu de…

Emma : Oui, quoi, nous aussi on peut bien avoir notre part…

Lucie : C’est ça oui. Vous voulez en croquer vous aussi du gros gâteau écœurant du sensationnalisme, vous voulez l’ouvrir en grand le robinet de l’émotion vite fabriquée, vite oubliée…mais vous êtes comme les autres !

Fabienne : Allez te fâche pas ! C’est juste pour rigoler. De toutes façons elle est fausse cette prise d’otages !

Emma : Mais oui, tu verras, on va bien s’amuser. Ils vont tout gober. On va les rouler dans la farine !

Lucie : Remarque, vu comme ça…(Un temps) Finalement ça me plairait assez de les manipuler à mon tour tous ces enfoirés…

Fabienne : Regarde, il reste six photos à Emma dans son appareil. On va faire une mise en scène.

Emma : On va faire des trucs gore pour ramasser un max. On sera au journal de 20h00 ce soir !

Fabienne : Tiens Lucie, prends de revolver pour faire la preneuse d’otages.

Elles prennent six photos illustrant une captivité difficile, tout en s’amusant beaucoup.

Le téléphone sonne, les ramenant brutalement à la réalité. Lucie braque le téléphone avec le revolver. Elles se figent, ne sachant que faire. Le téléphone sonne longtemps. Lucie garde le revolver et le cache sur elle.

Fabienne : Il faudrait répondre non ?

Emma : Oui, c’est sûrement la police. Lucie, faut que tu décroches.

Lucie (perdant son assurance) : Moi ?

Fabienne : C’est toi la preneuse d’otages.

Lucie : Ah oui, c’est vrai…c’est moi. Un temps. Bon, alors je décroche.

Elle décroche avec précaution.

Allô ? … Oui, c’est moi… Je m’appelle Lucie… Ah c’est vous ? Bonjour Monsieur Lemoine. Je pensais pas que ce serait vous qui viendriez… pourquoi ? Non pour rien, pour rien…Oui elles vont bien. Ce que je veux ? C’est à dire, ce que je veux…

Fabienne et Emma font des gestes « Manger » et « Boire ». Lucie affolée ne comprend pas.

A Richard Lemoine : Oui, attendez, ne quittez pas, je vous reprends dans une minute

A Fabienne et Emma en obturant le combiné: Mais qu’est-ce que vous avez à vous agiter comme ça, si vous croyez que c’est facile de se concentrer avec vous deux qui faites les pitres !

Fabienne : Demande-lui des plateaux repas Le Nôtre !

Emma : Et du bon vin avec. Du Sancerre !

Lucie (reprenant la conversation téléphonique avec Richard Lemoine) : On veut… non, je veux dire, je veux trois plateaux repas Le Nôtre avec une (Emma et Fabienne font le signe 2)… disons avec 2 bouteilles de Sancerre. Comment ça c’est tout comme revendications ? Non, c’est pas tout ! Je les veux fraîches les bouteilles de Sancerre ! Bien fraîches, c’est compris !

Elle raccroche brutalement le combiné. Emma et Fabienne rient de la situation (pas de Lucie). Lucie enrage.

Lucie : C’est grotesque ! Ça ne veut rien dire ce qu’on fait ! Je me suis ridiculisée. Des plateaux repas comme revendication d’une prise d’otages, voilà ce que j’ai demandé ! C’est n’importe quoi !

Fabienne : Allez, te mets pas dans un état pareil. C’est juste une blague de toutes façons. Et puis ça lui met la pression.

Emma : C’est vrai, moi j’ai vu un film comme ça, où le méchant il faisait faire des trucs complètement débiles aux flics pour les faire tourner en bourrique.

Lucie : Mais enfin, c’est pas nous les méchants ! T’as rien compris toi !

Emma : Non, mais quand je dis, « méchant » c’est façon de parler !

Lucie : Justement, ça compte le vocabulaire. C’est avec les mots qu’on met les gens dans des petites boîtes ! Capitaliste, prolétaire, étudiant, voyou, ouvrier, employé, patron, chômeur, intellectuel, bourgeois, RMIste, gentil, méchant. Mais attention, pas facile de changer de boîte quand le couvercle est refermé !

Emma : Bon, d’accord, t’es pas la méchante !

Lucie : Mais si justement, je suis la méchante !

Fabienne : Mais non, on sait bien que t’es pas méchante !

Lucie : Mais je suis tout moi : méchante et gentille, intellectuelle et prolo, étudiante et chômeuse. Je suis éparpillée dans toutes les boîtes. Je suis partout et je suis nulle part ! Tu comprends ça ?

Le téléphone sonne et sonnera durant les répliques qui suivent.

Fabienne : Laisse, je vais répondre, tu es trop énervée…

Lucie : Mais non, t’es débile ou quoi ? C’est pas les otages qui répondent au téléphone dans les prises d’otages… Sors-toi de là tu m’énerves !

Fabienne : Je t’assure, tu es bien trop à cran, je préfère calmer le jeu avec le commissaire, on va lui expliquer que c’est une blague et puis tout ça va s’arrêter.

Emma : Oui, c’est mieux, tout ça est en train de prendre des proportions ! Moi ça ne m’amuse plus !

Lucie : Vous croyez quand même pas qu’on va abandonner maintenant ! On ne part pas tant qu’on n'a pas parlé de nous à la radio.

Fabienne : Non, Lucie, c’est ridicule, moi je réponds au commissaire que c’était une blague.

Emma : Oui, allez, on arrête…

Lucie (craquant et sortant le revolver): Vous allez nulle part et vous ne bougez plus !

Fabienne : Mais enfin, Lucie, c’est nous, tes copines !

Emma : Tu déconnes Lucie, range ce truc, ça m’angoisse. Allez arrête maintenant.

Lucie : Vos gueules ! Je veux plus vous entendre. C’est une prise d’otages ici merde !

Fabienne : Mais…

Lucie : Silence ou je tire !

Emma : Arrête ! T’es pas drôle ! Tu vas pas nous tirez dessus quand même !

Fabienne : Tu es fatigante Lucie avec ton revolver. Tu es ridicule ! Et puis de toutes façons c’est un pistolet d’alarme.

Lucie (criant de façon hystérique) : Vos gueules !

Elle tire et détruit quelque chose (horloge, vitre, pot de fleurs…) Le téléphone cesse de sonner. Emma et Fabienne se figent. Un long temps.

Emma : C’est quoi ce truc ?

Lucie : C’est un putain de vrai flingue, t’es conne ou quoi ?

Fabienne : Mais enfin tu nous avais dit que c’était un pistolet d’alarme ! Que ce n’était pas dangereux !

Lucie : Ah ouais ?

Emma : C’est plus une blague hein ?

Le téléphone sonne. Lucie met en joue Emma et Fabienne pour qu’elles ne s’approchent pas du téléphone. Et décroche.

Lucie (dure et déterminée) : Oui ? (Un temps) Non pas de blessé cette fois. (Un temps) C’est ça posez-les sur le perron on les prendra. (Un temps) Je vous rappellerai, oui allez-y, je note.

Elle note un numéro de téléphone et raccroche.

Lucie (à Fabienne) : Va chercher les plateaux repas sur le perron. Dépêche-toi.

Fabienne s’exécute immédiatement. Un long temps.

Emma : Tu vas faire une bêtise Lucie. Arrête maintenant. Ce n’est pas trop tard. On est entre copines. Ça va s’arranger. Si ça se trouve on peut partir par derrière. Personne ne nous retrouvera. On ne saura pas que c’est nous.

Lucie : Il faut que je me prouve que je peux faire un truc bien au moins une fois dans ma vie. Un truc dont je serais fière plus tard.

Emma : La fierté en prison c’est pas ce qui est le plus utile.

Lucie : Je m’en fous de la prison. Je veux leur crier à la face à tous ces cons ce que je pense de leur système de merde.

Emma : Qu’est-ce que ça va changer Lucie ? Ils vont t’écraser et nous avec probablement.

Lucie : Je suis déjà écrasée. Je suis pas dans la norme. Trop lucide, trop rebelle, pas assez docile. J’ai fait péter le moule, il n'y a pas de place pour moi. Je n’y arrive pas…

Emma : Tu as besoin d’aide, pas d’un revolver. Allez laisse tomber tes idées de coup d’éclat. On va rentrer. Je vais rester avec toi, on va trouver une solution.

Lucie : Non, je l’ai trop entendu ça. Tous ceux qui veulent m’aider me disent ça et puis on tourne en rond. « Fais des efforts », « La vie est faite de concessions », « Il ne faut pas être intransigeante », « Ne sois pas si impatiente ». J’en ai marre d’attendre après ci ou après ça, de faire la bonne fille pour un rendez-vous, un entretien, un boulot, un stage, une merde. Je bazarde tout, tu comprends ça ?

Emma : Oui je comprends, mais laisse Fabienne en dehors de ça. Elle en a bavé pour remonter la pente. Tu vas la détruire. Elle se bat pour retrouver sa dignité de femme et de mère. Elle veut récupérer sa fille. Elle y est presque arrivée. Si on sait qu’elle est mêlée à cette histoire elle plonge définitivement. Tu n’as pas le droit de lui faire ça.

Un temps.

Lucie : Oui. Tu as raison. Partez toutes les deux. Je n’ai pas le droit de vous embarquer dans mes délires. Il y a sûrement une porte derrière. Vous n’aurez qu’à dire que vous vous êtes échappées. Allez, cassez-vous.

Un temps.

Emma : Non, moi je reste avec toi.

Lucie : Tu sais que ça peut mal finir cette histoire.

Emma : Tu crois que ça finira beaucoup mieux pour moi dehors ? Chômeuse à mon age. Les factures impayées qui s’entassent. Personne pour m’empêcher de picoler. Tu me donnes combien de temps avant d’être SDF ? L’hiver prochain on me retrouvera raide gelée sous mes cartons. A quoi bon faire durer ?

Lucie : Tu tiens vraiment à rester ? Tu veux faire dans le spectaculaire ?

Emma : Toute ma vie j’ai été raisonnable. J’ai suivi la norme, j’ai eu des principes, tout comme il faut. J’ai commencé à travailler à 18 ans parce les études c’étaient pas mon truc et puis quoi faire ? Je ne savais pas. Je connaissais rien au monde moi. (Un temps) En y repensant maintenant tu sais ce que j’aurais aimé faire ?

Lucie : Non ?

Emma : Ingénieur en hydrologie !

Lucie : C’est quoi ça ?

Emma : C’est ceux qui s’occupent de l’eau. Qui apportent l’eau aux gens, qui la captent, la nettoient, la transportent. C’est le plus beau métier du monde. Tu comprends, l’eau, c’est la vie !

Lucie : Oui, je comprends.

Emma (légèrement amusée): Et puis, probable qu’en travaillant dans l’eau, je serais pas devenue alcoolique.

Lucie : Oui sûrement.

Emma : Tu sais ce qui m’a fait le plus mal ?

Lucie : Non.

Emma : Quand j’ai été convoqué à la DRH pour mon licenciement je leur ai parlé d’une reconversion en ingénieur en hydrologie. Ils se sont marrés ces pourris. Ils ont ri en me disant que j’avais peut-être des chances en plomberie et encore.

Lucie : Ce sont des minables. Plombier c’est le deuxième plus beau métier du monde après ingénieur en hydrologie. T’aurais dû essayer quand même, la plomberie.

Emma : J’ai essayé, ils se sont foutus de moi aussi.

Lucie : Tu vois, ça me fous hors de moi qu’on traite les gens comme ça !

Emma : T’énerve pas va. C’était pas ma voie ingénieur en hydrologie, c’est tout. Faut pas cultiver les regrets. Je me suis mariée à 19 ans avec un collègue de l’usine.

Lucie : T’as pas perdu de temps dis-donc !

Emma : Et encore, je me serrais bien mariée plus tôt, mais il ne voulait pas parce j’avais été embauchée avant lui et je gagnais plus que lui. Il aurait pas supporté que sa femme gagne plus que lui. Alors on a attendu qu’il ait une augmentation.

Lucie : Tu gagnais beaucoup plus ?

Emma : A l’époque, dix-sept francs.

Lucie : Il n'était pas un peu con ?

Emma : Si. Mais je m’en suis pas rendu compte sur le coup et je l’ai épousé. (Un temps) Voilà et puis la crise est arrivée, à chaque plan de licenciement, on n’appelait pas ça des plans sociaux à l’époque. On était moins pudique. A chaque fois on serrait les fesses en espérant passer au travers. On n’a jamais fait une grève. Toujours près à faire des heures sup ou à prendre des congés quand le patron le demandait. On a tout accepter pour maintenir l’activité. Tous les sacrifices on les a fait. Les horaires élastiques, le chômage partiel, le blocage des salaires, les congés annulés au dernier moment, le temps partiel. Tout ! On a tout accepté. Et voilà. C’est fini. On nous a maintenu en survie précaire pendant 30 ans. On a toujours attendu pour faire un enfant en se disant que c’était pas le bon moment. Que ça irait mieux un peu plus tard. Et voilà, on en a pas fait.

Lucie : Ça te manque ?

Emma : Je ne sais pas. Non, je crois que non. Faire des gamins dans un monde pareil… Et puis à quoi j’aurais été bonne comme mère alcoolique ?

Lucie : T’aurais peut-être pas été alcoolique si t’avais eu un gamin.

Emma : Avec des si…

Lucie : Ouais, on mettrait Paris en bouteille…

Emma : C’est ça oui et je crois bien que c’est moi qui aurait vidé la bouteille…

Elles rient. Fabienne entre avec trois plateaux repas et deux bouteilles pré débouchées. Emma en prend une et boit à la bouteille une longue rasade.

Fabienne : Le policier m’a dit que chez Le Nôtre y avait plus rien alors ça vient de chez Flo. Moi je connais pas, mais il m’a dit que c’était très bien aussi et que lui à la limite, il préférait. Mais que bon c’était son goût personnel et que si ça se prolongeait, il tâcherait d’avoir du Le Nôtre pour le prochain repas, comme ça je pourrai comparer. C’est correct comme attitude pour un policier ? Non ?

Emma : Très ! Bon, on peut manger maintenant ?

Elles déballent les plateaux repas et commencent à manger.

Fabienne : On boit un petit coup aussi ?

Emma (brandissant sa bouteille largement entamée) : Servie !

Lucie : Oui, merci. (Un temps). Fabienne, Emma et moi on a discuté, il vaut mieux que tu partes. Si les gens venaient à savoir que tu as été mêlée à une fausse prise d’otages, ça te coûterait très cher. Tu perdrais ton boulot et t’aurais plus aucune chance de récupérer ta fille et tu irais sûrement en prison aussi.

Fabienne : Je comprends plus. C’est une vraie ou une fausse prise d’otages. Parce que tout à l’heure avec ton revolver que tu pointais sur nous. Moi je savais plus trop !

Lucie : C’est une fausse, Fabienne, c’est une fausse. J’étais juste un peu à cran tout à l’heure. Excuse-moi, j’ai un peu pété les plombs.

Fabienne : J’aime mieux ça parce que vraiment tu m’as fait peur tout à l’heure. Bon alors on est toujours copines ?

Lucie : Oui, on est toujours copines. Mais il vaut mieux que tu partes tant qu’il est encore temps. Si ça tourne mal, il vaut mieux que tu ne sois pas là. Tu as un boulot, une vie, une fille. Il faut que tu penses à l’avenir.

Fabienne : Mais c’est bien toujours une blague, non ? Alors il n’y a pas de risque. On va leur dire que c’était pour se faire offrir des plateaux repas et puis voilà. On va pas nous mettre en prison pour ça quand même.

Lucie : Ce ne sera peut-être pas aussi simple que ça Fabienne. Ils risquent de ne pas avoir le même sens de l’humour que nous tu vois.

Fabienne : Mais vous ? Qu’est-ce que vous allez faire ?

Emma (exaltée): Nous on a rien à perdre alors on va rester là et on va les faire chier jusqu’au bout ces cons ! Voilà ce qu’on va faire.

Fabienne : Mais alors, c’est plus une blague alors ?

Emma : Disons que Lucie et moi on compte pas que ce soit une blague, mais pour toi c’est toujours une blague. Alors tu vas partir et tu oublieras toute cette histoire. C’est mieux pour toi.

Fabienne : C’est normal que je ne comprenne rien ?

Emma : Oui.

Fabienne : Vous allez m’expliquer ?

Lucie : Oui, mais plus tard. Allez mange, profite. On l’a bien mérité non ? Tu partiras après dîner.

Fabienne (hésitante) : Oui…je suppose.

Elles mangent et boivent de bon cœur.

Scène 3

Les trois femmes sont endormies par terre dans leurs sacs de couchage, dans la pénombre. On frappe. Lucie se réveille en sursaut. Elle saisit le revolver.

Lucie : N’avancez pas ou j’abats un otage.

Fabienne : Voilà que ça la reprend !

Emma : Tais-toi, écoute !

Rachel : Ne tirez pas, je suis Rachel, la journaliste, je ne suis pas armée !

Lucie : Qu’est ce que vous faites ici ?

Rachel : Je viens pour vous interviewer comme convenu.

Lucie : Qu’est ce qui me prouve que vous n’êtes pas flic et que vous n’allez pas nous descendre ?

Rachel : Rien, il va falloir me faire confiance. Surtout si vous voulez qu’on parle de vous et de vos revendications, parce que sans journaliste, une cause n’existe pas.

Lucie : Comment êtes vous entrée ?

Rachel : Secret professionnel.

Lucie : Vous avez votre carte de presse ?

Rachel : Oui, la voilà.

Depuis la coulisse Rachel lance sa carte de presse à Lucie qui la ramasse et la lit.

Lucie : Rachel ? Et c'est bien vous que j'ai eu au téléphone tout à l'heure ?

Rachel : Oui, c’est moi. Ça vous va ?

Lucie attrape Fabienne qu’elle sort de son duvet brutalement. Celle-ci est en chemise de nuit alors que Lucie et Emma sont habillées. Elle a sa crème de nuit sur le visage.

Lucie : Mais Tu es encore là toi ? Tu ne devais pas partir après dîner ?

Fabienne : Avec tout ce que j'ai bu, j'ai préféré me reposer un petit peu pour retrouver mes esprits et voilà, je me suis endormie.

Lucie : Et qu’est-ce que tu fais dans cette tenue ?

Fabienne : J’allais quand même pas me coucher toute habillée. Otage ou pas, moi j’aime bien un minimum de confort et d’hygiène. J’allais quand même pas dormir dans des vêtements que j’ai portés toute la journée.

Lucie : Oui, bon, ça va. Amène-toi.

Lucie la fait avancer devant elle, le revolver dans son dos.

Fabienne : Bon, du calme hein. C’est une blague, on est bien d’accord.

Lucie : Oui, mais vaut mieux être prudentes quand même. (A Rachel) Ouvrez la porte et avancez lentement, au moindre geste suspect je tire. Compris ?

Rachel : Oui, j’ai compris. J’y vais.

Rachel entre à petits pas, pas très rassurée, un peu surprise du désordre et de l’accoutrement de Fabienne.

Lucie (à Fabienne) : Apporte-moi son sac et fouille-la.

Fabienne apporte le sac à Lucie et fouille maladroitement Rachel. Elle lui met de sa crème de nuit sur son tailleur.

Fabienne : Je m’excuse, je n’ai pas l’habitude.

Lucie (à Fabienne) : Ça ira. Merci. (à Rachel) Asseyez-vous.

Un moment de gêne, personne ne parle.

Fabienne : Vous avez trouvé facilement ?

Rachel : Oui, avec l'adresse, c'était assez simple.

Fabienne : Et oui, ils ont pu repérer le téléphone quand on a appelé, évidemment. On ne s'est pas méfié, on pensait que c'était 30 secondes.

Rachel : Comment ça trente secondes ?

Lucie : Laissez tomber. Vous avez de quoi faire un reportage ?

Rachel : J'ai un magnéto pour vous enregistrer et deux téléphones portables dont un par satellite pour passer en direct dans le journal. Ca devrait aller.

Emma : Et qu'est-ce que vous comptez dire alors ?

Rachel : Je ne sais pas trop pour l'instant. Il faudrait qu'on parle un peu ensemble. J’aimerais vous interviewer pour connaître les motivations de votre geste et faire connaître vos revendications au public. Je pense qu’une action de cette importance comportant autant de risques ne se décide pas sans de solides raisons.

Fabienne : Faut relativiser quand même…

Lucie (à Fabienne) : Bon, Fabienne, tu me laisses faire s’il te plait.

Rachel : Je suis assez intriguée par votre relation avec vos otages. On peut commencer par-là si vous voulez. Vous semblez assez familière avec Fabienne. Ce n’est quand même pas déjà le syndrome de Stockholm !

Lucie : Ne vous occupez pas d’elle. Si vous voulez savoir, c’est à cause de vous qu’on est là.

Rachel : A cause de moi ?

Lucie : A cause de votre reportage minable sur les plateaux repas des otages de l’ambassade du Burketistan. Et ils vont manger ci et ils vont boire ça. Nous on a du mal à manger tous les jours. Moi je suis au chômage, elle (désignant Fabienne) elle a un temps partiel au SMIC et elle (désignant Emma) son usine est délocalisée au Burketistan justement. Alors quand j’ai entendu votre reportage de merde sur le contenu des plateaux repas, sans un mot sur les revendications des preneurs d’otages, j’ai pété un plomb. C’est ça l’information ? C’est ça le quatrième pouvoir ? Lire les communiqués des autorités et des agences de presse ?

Rachel : Vous savez, ce n’est pas toujours facile de faire ce métier. Obtenir la bonne information au bon moment est très difficile.

Lucie : Notre vie à nous elle est difficile tous les jours. A la merci d’une restructuration, d’un chef irascible, d’un passe-droit, d'une délocalisation, d’une faveur si vous voyez ce que je veux dire…

Rachel : Je crois comprendre oui, moi-même si vous voulez savoir…

Lucie : C'est pas vous le sujet, c'est nous. Alors ne comptez pas parler de nous comme vous avez parlé de l’Ambassade du Burketistan. (Elle lui donne le menu du plateau repas) Si le menu du plateau repas vous intéresse à ce point je vous le donne.

Rachel : Donnez-moi de la matière et vous ne serez pas déçue.

Emma : Il faut qu'on parle de nous et de ceux qui vivent dans la galère comme nous. C'est pour ça qu'on est ici. Pour attirer l'attention sur la condition de milliers de gens.

Fabienne : Si on fait une interview alors moi je vais me changer…

Lucie : C’est de la radio, on s’en fout de ta tenue.

Fabienne : Oui, mais moi quand même, ça me fait pas pareil, alors je vais me changer.

Emma : Va te changer si ça te fait plaisir. Madame a tout son temps. N’est-ce pas ?

Rachel : Oui. Enfin, il faut que je sois prête pour le journal de la nuit, dans 40 minutes. Alors si je comprends bien comme ça vous êtes pauvres ? (Un temps) Mais depuis toujours ou bien…

Lucie : Emma, parle-lui toi, j'ai besoin de me calmer un peu (Lucie s’éloigne).

Rachel : Attendez, je branche le magnéto.

Rachel installe son matériel.

Emma : Mais vous vivez dans quel monde vous ? Vos parents ils vous ont payé vos études à vous. Moi pas. L’ascenseur social il est en panne, sans argent, il ne décolle pas vous voyez. Et qu’est ce qu’on vous a appris dans votre école de journalisme ? Il y en a des enfants d’ouvriers, des enfants d’immigrés dans les grandes écoles de la République ? Vous regardez par la fenêtre de votre taxi parfois quand vous allez aux conférences de presse de vos amis politiciens ? Vous n’avez jamais vu ces gens aux feux qui font la manche ? Et la caissière de votre supermarché vous vous demandez parfois quand elle est arrivée, quand elle repartira chez elle ? Si elle a vu ses enfants cette semaine ?

Rachel : Je ne comprend pas bien, votre revendication exacte c’est quoi ?

Emma : Mais, c’est bien ça votre problème. Vous êtes fabriquée pour transmettre des messages simples, formatés et pré-mâchés. La complexité du monde vous échappe complètement. Vous êtes un rouage d’une machine à communiquer. C’est tout.

Rachel : Je ne comprends pas, de quelle machine parlez-vous ? De la station de radio pour laquelle je travaille ?

Emma : Mais, non, votre station est un rouage plus gros d’une machine encore plus grosse. Elle échappe à tout contrôle. Elle s’auto alimente. La machine à désinformer, à formater, à fabriquer de la communication, à générer des profits. Une information pousse l’autre, on passe au plus sensationnel, on ne s’attarde pas, le public se lasse, l’audimat tombe, on fabrique de l’émotion. Ici un glissement de terrain, quelle horreur ! Et là une belle cause humanitaire pour ces pauvres gens victimes de la famine. La machine est emballée chacun contribue à l’alimenter, c’est un ogre qui nous dévore. Vous comprenez ce que je vous dis ?

Rachel : Oui, oui… Bien, mais vous dans tout ça ? Vous êtes où ? Votre histoire c’est quoi ?

Emma : Moi, je suis une poussière, un rebut. Plus rentable, trop chère. Voilà ce à quoi je suis réduite. Ma dignité c’était mon travail. J’en ai plus. Point final.

Rachel : Mais enfin, une vie ne se réduit pas au travail. Il y a une vie après le travail.

Emma : Oui mais sans travail, il n’y a pas de vie. Vous feriez quoi vous si vous n’aviez plus votre boulot ?

Rachel : Je ne sais pas, je trouverais bien une idée…

Emma : Vous savez faire quoi d’autre ?

Rachel : Je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question. Je pourrais… enfin en y réfléchissant un peu…

Emma : Pauvre c’est pas contagieux. Mais on peut attraper ça comme d’un rien. Méfiez-vous !

Fabienne revient rhabillée.

Fabienne : Voilà, je suis prête. Je ne suis pas en retard au moins ?

Emma s’éloigne.

Rachel : Non, pas du tout. Donc vous êtes Fabienne, n’est-ce pas ? Vous faites quoi dans la vie Fabienne ?

Fabienne : J’ai commencé un nouveau travail il y a trois mois. Je suis contente, ça faisait deux ans que j’étais au chômage. Mais là, c’est bon. Je m’y sens bien. Les horaires sont un peu difficiles mais je m’habitue. C’est pas facile de se lever à 3 heures du matin ou de travailler jusqu’à 5 heures du matin. Mais je m’accroche. Dans un mois, je vais faire une demande pour récupérer ma fille. Elle est dans une famille d’accueil parce que quand j’étais au chômage j’ai eu des petits soucis. Mais maintenant ça va mieux. Oh là là, beaucoup mieux. Les horaires sont encore un peu difficiles comme je vous disais, mais je vais demander des aménagements pour pouvoir récupérer ma fille. Et j’ai une voisine très gentille qui pourra s’occuper d’elle quand je ne serai pas là. C’est vrai que j’ai eu un passage difficile dans ma vie. Mais là j’ai remonté la pente. Je me suis arrangé pour que ma fille, elle ne soit jamais seule, jamais, jamais, jamais. Pas une minute elle est seule : l’école, la garderie, la voisine ou moi. J’ai un dossier inattaquable ! Inattaquable ! Vous leur direz hein ! Vous leur direz vous ! Promettez-moi que vous leur direz.

Rachel : Oui Fabienne, je vous promets. Je vous promets. Ça va bien se passer. Comptez sur moi. (A Lucie) Mais vous, qu'elle est votre histoire, je ne comprends pas le rôle que vous jouez chacune dans cette histoire. C'est vous la preneuse d'otages n'est ce pas ?

Lucie : Oui, c'est moi. Elles se sont les otages. Elles n'ont rien à voir là dedans. Je suis la seule responsable.

Rachel : Mais quel rapport entre la tentative ratée de braquage de la banque, mon reportage à l'ambassade et cette prise d'otages ? Je ne comprends pas très bien.

Lucie : Le rapport c'est rien et tout à la fois.

Rachel : Ah bon. Il va falloir quand même que vous m'expliquiez un peu, parce que les propos de Emma sur les média m'ont paru aussi un peu confus. J'avoue que je suis un peu perdue. Et pourquoi vouliez-vous spécifiquement que ce soit moi qui vienne ici ?

Lucie : On devrait peut-être vous êtes reconnaissantes que vous soyez venue jusqu'ici ?

Rachel : Mais quand vous dites nous, vous voulez dire vous et vos otages ?

Lucie : Exactement, on est du même bord. Celui des petites gens, des précaires, des flexibles, des corvéables, des invisibles. Mais ce soir, on existe, on prend la parole et vous êtes l'intermédiaire entre nous et la population.

Rachel : C'est un mouvement politique alors ? Lequel ? L’extrême gauche je suppose. Eclairez-moi s'il vous plait. Je ne suis pas journaliste politique, tout cela est un peu confus pour moi. Les partis, les alliances, les revendications des uns et des autres.

Lucie : Mais non, ce n'est pas politique. C'est, c'est...

Emma : C'est « Les Misérables ». Vous voyez ce que je veux dire. La misère, la précarité l'exploitation ! Ca vous dit quelque chose non ?

Rachel : Oui, bien sûr mais enfin vous avez un travail ou des allocations non ?

Emma : Tout ça ne tient qu'à un fil. Pour faire un demi pour cent de marge en plus on nous supprimera d'un trait.

Lucie : On veut parler pour ceux qui n'en n'ont même plus la force ou le courage.

Rachel : C'est un mouvement social alors. Mais quels syndicats vous soutiennent ? Vous avez créé une coordination indépendante ? Je sais que ça se fait beaucoup maintenant. Pour nous les journalistes, ce n'est pas toujours facile à suivre. Il y a des contradictions entre les positions des uns et des autres. Sans compter ceux qui débutent et qui ne savent pas parler à un micro. Enfin vous ça devrait aller.

Fabienne : Moi j'ai fait un peu de théâtre quand j'étais plus jeune, et c'est vrai que ça aide pour parler en public.

Lucie : C'est tout ce qui vous préoccupe ? Savoir si on ne vous fera pas honte en parlant à votre micro. Savoir si on a telle ou telle étiquette ? C'est tout ce qui vous intéresse ? Nous cataloguer, nous mettre dans une petite case, bien rangée pour que ce soit bien simple à comprendre pour tout le monde.

Rachel : Mais les gens ont besoin de repères.

Emma : Vous vous sentez surtout obliger de leur en donner, pour formater la pensée comme bon vous semble.

Rachel : Pas du tout, c'est pour leur fournir une information dans un contexte plus large.

Lucie : Vous croyez que vous faites de l'information peut-être ? Vous faites de la communication, quand ce n'est pas de la propagande ! Complaisance avec les élites, connivence avec les politiciens, suivisme mou de l'avis général.

Rachel : Vous ne devez pas lire beaucoup la presse d'opinion...

Emma : La presse d'opinion ? On n'a pas les moyen figurez-vous, comme la plupart des gens. Alors on écoute la radio et on regarde la télé, comme la plupart des gens aussi d'ailleurs.

Rachel : Vous oubliez un peu vite que c'est la presse qui révèle des scandales et des agissements pas très honnêtes de ces fameuses élites avec lesquelles elle est si bienveillante selon vous...

Lucie : Parce que vous croyez vraiment qu'elle trouve tout ça toute seule « la presse » comme vous dites. C'est parce qu'à un moment donné il faut faire le ménage dans le troupeau, alors on lance la meute sur celui qui en a trop fait et qui devient encombrant. Comme ça tout le monde est content. La presse croit avoir fait son boulot, le bon peuple est occupé par un coupable et pendant ce temps-là les gros poissons qui s'en tirent à bon compte. Ça peut repartir pour un tour.

Rachel : Vous avez une vision bien simpliste des choses, la presse, c'est le quatrième pouvoir...

Lucie : Quatrième pouvoir, mon cul !

Fabienne : Inutile d'être grossière !

Rachel : Votre amie à raison, inutile d'être...

Lucie : C'est pas mon amie, c'est une otage, comme elle (désignant Emma) et comme vous (à Rachel).

Rachel : Comment ça comme moi ? Moi je suis journaliste !

Lucie : Et alors ?

Rachel : Alors je suis observatrice, je dois rendre compte de la situation...

Lucie : Et bien pour une fois, vous allez la vivre la situation. Au lieu d'expliquer votre fameux contexte , vous allez y être dans le contexte, ça va vous changer.

Rachel : Qu'est-ce que vous comptez faire exactement ?

Lucie : Rédiger votre papier avec vous pour être certaine que vous donniez les bons repères, comme vous dîtes. Ensuite vous pourrez partir. Ça vous va comme conférence de rédaction ?

Rachel : Oui. De toutes façons je n'ai pas le choix.

Lucie : Exactement. Nous c'est ce qu'on se dit tous les matins et ce qu'on nous répète toute la journée. Bienvenue au club.

Un temps.

Rachel : Je peux aller aux toilettes ?

Lucie : Vous pouvez pas mieux tomber, nous avons avec nous une experte en nettoyage de chiottes et fière de l'être !

Emma : Ça va Lucie, lâche un peu Fabienne avec ça. Elle est femme de ménage, c'est pas une raison pour la traiter avec mépris.

Lucie : Mais qui traîte Fabienne avec mépris ? Moi ou toi qui l'encourage à accepter tout ça pour un salaire de misère ?

Fabienne (à Rachel) : Venez avec moi, je vais vous montrez où sont les toilettes.

Rachel : Merci

Fabienne : Cela dit, c'est vrai que vous tombez bien, je viens juste de les nettoyer. Vous savez, il ne faut pas écouter tout ce que dit Lucie. Elle est très exaltée comme ça, mais en fait elle a bon cœur. Et puis moi, faire le ménage, je ne trouve pas ça dégradant comme elle dit... (Elles sortent)

Un temps

Emma : Mais à quoi tu joues Lucie ?

Lucie : Je ne joue plus Emma. Je te l'ai dit, c'est le moment de vérité. Je vais leur expliquer moi tout ce qui ne va pas. Je vais leur mettre les points sur les i à tout ces bien pensants qui détournent le regard de la misère qu'ils génèrent.

Emma : Tu crois vraiment que ça va changer quelque chose ?

Lucie : Pour moi oui.

Emma : Ah bon ? Pour toi ? C'est un combat personnel alors ?

Lucie : Je n'en peux plus de ne rien pouvoir faire. Il faut que je me prouve que je suis capable de quelque chose.

Emma : Dénoncer l'égoïsme des autres pour servir ses intérêts personnels, c'est assez habile. Belle pirouette. On se demande pourquoi tu ne fais pas de politique.

Lucie : Ça va, épargne-moi tes leçons de morale.

Emma : Je me demande si on vaut mieux que les autres. Tu as l'air d'oublier que l'idée débile de cette prise d'otages bidon, c'était pour se taper un bon gueuleton. Je me demande si nos intentions de départ étaient aussi nobles que ça... Je me demande si toi aussi tu ne fais pas un peu de communication pour enjoliver les choses.

Lucie : Emma tu commences à m'emmerder sérieusement là. Alors soit tu me suis dans cette histoire qui est peut-être débile, soit tu te barres.

Emma : Je vois le genre. Soit on est avec toi, soit on en contre toi. Pas de débat possible. C'est pas ça qu'on appelle le totalitarisme ?

Lucie : Non, pas tout à fait. Le totalitarisme n'aime pas les gens qui partent, il préfère les garder auprès de lui, dans des fosses communes.

Rachel et Fabienne reviennent.

Fabienne : Je vais faire de la tisane. Quelqu'un en veut ?

Pas de réponse

Fabienne : Bon, je vais en faire pour tout le monde, on verra bien.

Un temps

Rachel : Alors, qu'est ce que vous voulez que je mette dans mon papier ?

Emma : Avec tout ce qu'on vous a dit, il n'y a rien qui vous vient spontanément ?

Rachel : Je ne comprends pas votre geste. D'abord quelles sont les relations entre vous ? A part moi, et encore, personne n'est l'otage de personne ici n'est-ce pas ?

Emma : Disons que nous sommes solidaires des idées de Lucie.

Lucie : Mais c'est quand même moi qui ai monté cette prise d'otages. Elles en sont victimes comme vous.

Rachel : D'accord, et ensuite, quel est votre message ?

Lucie : Notre message ? C'est pas un message, c'est un appel à la raison, au bon sens, c'est tout. Je sais, ce n'est pas spectaculaire, ce n'est pas avec ça qu'on fait de l'audience.

Rachel : Vous pouvez développer un peu, je crains de manquer un peu de matière pour présenter votre démarche.

Emma : C'est juste de l'arithmétique. Dans le monde il y a 5 très pauvres pour 1 très riche. Le jour où les pauvres apprendront à compter et réaliseront en faveur de qui est le rapport de force, ça risque de faire mal.

Rachel : Ce n'est pas un peu simpliste comme raisonnement.

Emma : Si bien entendu.

Rachel : Vous croyez pouvoir résoudre les problèmes du monde avec de l'arithmétique et des bons sentiments ?

Lucie : Le monde a bien été déréglé avec l'arithmétique et de mauvaises idées. Le calcul de la croissance ou de la rentabilité ce n'est jamais qu'une opération arithmétique toute simple, c'est une multiplication. Quant aux mauvaises idées, inutile de vous donner des exemples, vous les trouverez bien toute seule.

Rachel : C'est quoi votre discours ? L'humanisme ? L'alter-mondialisme ? Vous voulez faire la révolution ?

Emma : C'est bien plus simple que ça et à la fois bien plus compliqué. On veut vivre décemment, c'est tout.

Le téléphone sonne. Fabienne qui était à côté décroche.

Fabienne : Agence de voyagesTerres lointaines bonjour !

Lucie : Mais qu'est-ce que tu fais ?

Fabienne : (A Lucie) Je réponds au téléphone pardi ! (Au téléphone) Oui, elle est là, ne quittez pas je vous la passe. (A Lucie) Lucie c'est pour toi. C'est le commissaire Lemoine. Il est bien aimable pour un policier... surtout à cette heure-ci !

Lucie (prenant le combiné des mains de Fabienne) : (A Fabienne) Donne-moi ça. (Au téléphone) Oui, qu'est-ce que vous voulez ?... Non, il n'y a pas de nouvelles revendications... Oui j'ai votre numéro... C'est ça je vous appelle... Bonne nuit.

Lucie raccroche brutalement.

Scène 4

Fabienne finit de préparer la tisane et sert tout le monde. Silence pesant. Elles boivent sans se regarder. Un long moment de silence. Rachel regarde sa montre.

Rachel : On ne va pas pouvoir rester ici indéfiniment vous savez.

Lucie : Ce n'est pas notre intention. Nous ce qu'on veut... moi ce que je veux, c'est pouvoir faire prendre conscience aux gens de notre situation...

Emma : De la situation de beaucoup de gens.

Fabienne : Oui, on n'est pas les seules dans la galère. Si vous voyiez les queues au resto du cœur... parce qe moi, j'y suis allé aux restos du cœurs. J'ai pas honte de le dire. J'ai traversé une mauvaise passe, ça m'a permis de garder la tête hors de l'eau...

Rachel : Je sais, tout le monde sait tout ça.

Emma : Tout le monde s'en fout, c'est ce que vous voulez dire ?

Rachel : Vous le disiez vous-même, nous sommes dans l'ère de l'émotion et du spectaculaire.

Fabienne : Et bien moi, tous ces gens qui font la queue pour une soupe ça m'émeut encore plus depuis que j'ai fait la queue avec eux.

Rachel : On ne peut pas garder indéfiniment l'attention des gens avec le même sujet. Il faut se renouveler.

Lucie : Un mort de froid ou de chaud, ça relance un peu la machine le temps d'un journal télévisé ou d'un reportage à sensations.

Emma : Ou une prise d'otages.

Rachel : Oui, mais sans revendication, ça ne va pas aller chercher bien loin.

Lucie : On va parler à la télé, on va expliquer comment on en est arrivé là. Ca va quand même bien attirer l'attention non ?

Rachel : Ce soir, demain matin un peu, puis dans quelques mois le jour du procès, quand tout le monde aura oublié.

Fabienne : Quel procès ? On ne va pas aller en prison quand même ?

Rachel : Vous non, mais elle (désignant Lucie) si. C'est elle la preneuse d'otages, pas vous (à Fabienne), ni vous (à Emma), n'est-ce pas ?

Fabienne : Oui... évidemment.

Emma : Etre réduit à quelques phrases que les gens entendront à peine sous la douche ou dans les embouteillages. Ce n'est pas comme ça que je voyais les choses.

Fabienne : C'est déjà pas si mal.

Rachel (à Lucie) : Pour quelqu'un qui voulait dénoncer les manipulations médiatiques, on ne peut pas dire que vous ayez vraiment préparé votre coup.

Lucie : Vous permettez, je réfléchis.

Rachel : Il va falloir faire vite, parce que l'heure tourne.

Lucie : Oui, bon ça va, j'ai dit que je réfléchissais !

Rachel : Il serait temps !

Lucie : Vous allez me lâcher oui !

Un temps

Fabienne (à Lucie) : Un peu de tisane pour t'aider à réfléchir ?

Lucie (violemment) : Non, j'ai demandé qu'on me foute la paix, ce n'est pas clair ?

Emma : Ca va, Lucie, inutile de t'en prendre à Fabienne. (à Fabienne) Moi j'en veux bien de ta tisane.

Fabienne la sert.

Emma : Merci.

Rachel : Moi aussi.

Fabienne la sert.

Rachel : Merci.

Un temps assez long.

Lucie : Je la tiens mon idée. Ca y est, j'ai une revendication.

Rachel : Ce n'est pas trop tôt !

Emma : C'est quoi ton idée ?

Fabienne : Oui, dis-nous, vite !

Lucie : Une émission de télé. Elle a raison la journaliste, on ne fera que 3 phrases dans les brèves demain. Ce n'était pas sa notre ambition... mon ambition.

Rachel : Votre revendication, c'est une émission de télé ? Rien que ça ?

Emma : Tu veux passer à la télé ?

Fabienne : Tout le monde veut passer à la télé ! Ca ne va pas être facile.

Lucie (brandissant le révolver) : Oui, mais moi j'ai ça, ça fait une sacré différence !

Emma : Tu crois que la police va t'escorter jusqu'à un plateau de télévision alors que tu pointes ton révolver sur nous ? Tu te crois où ?

Fabienne : Et puis d'abord dans quelle émission tu veux passer ? Faut bien choisir l'émission, parce que sinon, ça peut nuire à ton image. Faudrait une émission sérieuse avec un journaliste, pas un animateur. Et puis il ne faudrait pas qu'il y ait des comiques. C'est pas bon pour l'image ça les comiques, surtout ceux qui ne sont pas drôles.

Rachel : A part les reportages d'actualités, je ne vois pas où vous pourrez passer. On en revient au point de départ, faudrait encore que ça intéresse quelqu'un votre histoire.

Lucie : Vous n'avez pas compris. Je ne veux pas passer dans une émission de télé. Je veux faire une émission de télé. Mon émission de télé.

Emma : Toi ? Ton émission de télé ?

Fabienne : Avec trois gros mots par phrase et ton envie de mettre des gifles à tout ceux qui te contredisent ça promet une bonne ambiance !

Emma : Il vaudra mieux éviter le direct, ça risque de se finir aux urgences.

Lucie : Mais non, vous n'y êtes pas du tout. Je ne veux pas la présenter cette émission, je veux la faire, la concevoir, l'inventer, la créer.

Rachel : C'est quand même un métier journaliste !

Lucie : Je sais lire les menus des plateaux repas comme tout monde.

Emma : C'est peut-être un peu plus compliqué que ça.

Fabienne : Tu n'as qu'à faire des études de journaliste, comme ça tu pourras avoir ton émission de télé.

Lucie : Pas le temps. Je suis obligé de prendre les raccourcis (elle brandit à nouveau son révolver).

Emma : Mais tu vas arrêter avec ce truc. Tu n'imagines pas comme c'est stressant, d'être menacée en permanence comme ça.

Lucie : Je ne te menace pas, ni toi, ni personne. Je défis la société, nuance.

Fabienne : Oui, et bien en attendant, en tant que représentante de la société je me sens menacée, alors arrête avec ça.

Lucie : Bon, ça va (elle range le révolver).

Rachel : Et ce serait quoi le concept de votre émission ? Parce qu'il va falloir innover si vous voulez avoir une chance. Le révolver ne fait pas tout, pour autant qu'il puisse faire quoique ce soit d'ailleurs.

Emma : C'est pas avec des histoires de gens paumés comme nous que tu vas emporter le morceau. Le malheur, y en a plein la télé et les journaux.

Fabienne : C'est que ça doit marcher alors non ?

Lucie : Ca marche parce que les gens se rassurent en se disant qu'il y a plus malheureux qu'eux. Ca évite qu'ils se révoltent contre leur sort de voir celui des autres. La paix est assurée.

Emma : Et alors, ton émission, c'est quoi ? Le tour du monde de la misère : voyagez chez les pauvres, c'est plus économique ? Les jeux de la misère : gagnez un double RMI en participant à notre quizz sur les minimas sociaux ? Le télé-achat de la misère : dites-moi ce dont vous avez envie, je vous dirai comment vous en passez ?

Lucie : Pas du tout, c'est tout le contraire. Ce serait une émission sur ceux qui s'en sortent. Les trucs qui réussissent dont personne ne parle parce que ce n'est pas spectaculaire...

Rachel : Oui, et bien justement, c'est peut-être pour ça qu'on n'en parle pas... ça n’intéresse personne.

Fabienne : Pourtant, c'est vrai que ce serait bon pour le moral !

Rachel : Le moral, on ne le remonte pas avec des bons sentiments mais en remplissant le porte-monnaie.

Emma : Pour une fois, je suis d'accord avec vous. Tous les mois on nous rebat les oreiles avec le moral des Français. Et comment on le mesure ce moral ? En fonction du nombre de lave-vaisselle, de voitures et d'ordinateurs qu'ils ont achetés.

Lucie : Moi, mon idée, c'est de montrer comment certains s'en sortent. Et de montrer les échecs comme les réussites. Les bonnes idées qu'on peut réutiliser, les initiatives originales, la créativité, la générosité, l'entraide, la solidarité, le désintéressement. Moi aussi j'en ai marre qu'on ne me montre que ce qui va mal, que le moindre incident soit monté en épingle pour servir les intérêts des uns ou des autres. Le sensationnalisme pour faire peur au bon peuple, pour gagner des électeurs ou pour trouver de l'argent, ras le bol.

Fabienne : Et qu'est ce qu'ils gagnerait les gens ?

Lucie : L'estime et le respect de leurs concitoyens.

Emma : Avec ça, ils ne manquera plus rien à leur bonheur à ces braves gens. Peut-être un lave-vaisselle, une nouvelle voiture ou un ordinateur, et encore pas sûr... c'est déjà beaucoup de bonheur la considération de ses voisins.

Un temps. Lucie est vexée que l'on la brocarde.

Rachel : Ce n'est peut-être pas si bête comme idée.

Lucie : Si c'est pour continuer à vous foutre de moi, vous pouvez la fermer. J'en ai assez entendu.

Rachel : Non, je suis sérieuse. Il faudrait étoffer un peu le concept. Pourquoi pas.

Emma : C'est vrai avec 5 millions de chômeurs, ça doit pouvoir faire de l'audience.

Fabienne : Sans compter ceux qui ont été radiés et qu'on connait pas !

Rachel : On pourrait traiter les choses sous un autre angle, avoir un point de vue décalé. Nous pourrions confier des sujets à des gens qui ne sont pas journalistes pour une approche différente des évènements. Pourquoi on ne donnerait une caméra à une grand-mère, à un handicapé dans sa chaise ou à un clandestin ?

Lucie : Comment ça « nous » ? Qui vous a dit que vous étiez du projet ?

Rachel : Parce que vous croyez vraiment qu'on va vous ouvrir toutes grandes les portes parce que vous avez simulé une prise d'otages avec vos copines !

Lucie : Comment ça simuler ?

Rachel : Arrêter votre cinéma. Vous n'êtes pas crédible deux secondes en preneuse d'otages. Vous avez beau jouer les gros bras avec votre révolver, on comprend vite que votre histoire c'est un coup monté... et mal monté en plus. Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez, comme tout le monde.

Lucie : Ca ne vous autorise pas à vous imposer dans mon projet.

Rachel : Votre projet ! N'exagérez pas ! Vous avez une vague idée, c'est tout. Peut-être que si nous y travaillons sérieusement, nous pourrons effectivement en tirer quelque chose de présentable. Mais sans une personne qui connait le milieu, ne vous faites pas d'illusions, vous n'arriverez à rien. Et cette personne c'est moi.

Lucie : Malheureusement, vous ne m'êtes pas tellement sympathique.

Fabienne : Lucie !

Emma : C'est vrai qu'elle n'est pas très sympathique.

Fabienne : Emma !

Lucie : Moi, je pense que c'est mieux. Quand elle nous fera une saloperie, au moins on ne sera pas déçues.

Fabienne : Lucie !

Emma (à Fabienne) : Tu pourrais essayer de faire des phrases de plus d'un mot maintenant ?

Fabienne : Mais enfin !

Emma : Tu vois, tu peux y arriver. C'est bien, continue.

Lucie : Admettons, qu'on fasse le truc ensemble, comment vous voyez les choses ?

Rachel : Ce genre de projet doit être porté par un professionnel, reconnue dans le métier.

Lucie : Et vous êtes reconnue vous dans le métier ? C'est reconnu comment de lire les menus des plateaux repas à la radio dans le métier ?

Rachel : Si vous le prenez comme ça, on ne va pas aller bien loin.

Lucie : Admettons que vous soyez reconnue de la profession, comment ça se passe ensuite ?

Rachel : Pour préparer une émission, il faut faire un gros travail de recherche, de préparation des sujets, trouver des lieux, chercher des histoires à raconter. Etre à l'écoute de l'actualité, aller sur le terrain, rencontrer des gens. C'est là que je vous verrai bien intervenir. Avec votre spontanéité, votre franchise, votre énergie.

Lucie : Et mes copines ?

Rachel : On leur trouvera un travail adapté à ce qu'elles savent faire.

Fabienne : Moi, si je pouvais arrêter le ménage des toilettes...

Lucie (à Rachel) : Pourquoi vous feriez ça ?

Rachel : J'ai d'autres ambitions que de lire les menus des plateaux repas à la radio. J'ai des contacts à la télé. Si je viens avec une idée d'émission, on me recevra. Attention, je n'ai pas dit que ça se fera.

Emma : On a combien de chances que ça marche ?

Rachel : Une chance sur dix.

Lucie : Et en couchant ?

Fabienne : Lucie !

Rachel : Un chance sur dix, c'est déjà en couchant.

Un temps.

Fabienne : Moi ça me plairait bien d'interviewer les gens. Mais des gens comme moi. Pas des riches ou des intellectuels. Ca me changerai drôlement du ménage. Moi j'aime bien parler avec les gens, et dans le ménage, je n'ai pas trop souvent l'occasion de parler. C'est plutôt « bonjour-bonsoir ». Et puis ça doit gagner mieux que le ménage la télé, non ?

Rachel : Ca dépend de ce que vous faites à la télé, mais je dirais que par rapport au ménage, ça doit être mieux oui.

Emma : Moi, je vais être au chômage dans pas longtemps, alors ça m'arrangerait aussi. Mais bon, il ne faut pas trop rêver quand même.

Lucie : Vous croyez qu'on pourra vraiment faire ce qu'on a dit ? Parler des gens dans la galère qui s'en sortent ? Pas faire dans le sensationnalisme mais dans le constructif ? Montrer l'envers du décor ? Etre à contre-courant de l'opinion générale ? Vous êtes sûre qu'on nous laissera être le poil à gratter de la télé ?

Rachel : C'est le concept qu'on va proposer. S'il est accepté, il faudra bien qu'on nous laisse faire. Au moins pour quelques émissions. Mais si ça ne marche pas, on sera virées. Pas de pitié, l'audience tranche dans le vif.

Lucie : Oui, il ne faut pas trop en demander.

Emma : Tenez, voici du papier et des crayons pour commencer à décrire le concept.

Fabienne : Il faudrait trouver un titre. Ca aide, un titre pour développer les idées.

Emma : J'avais pensé à Success Story

Lucie : Non, ça sonne trop anglo-saxon. Ca fait affairiste des années 80.

Emma : Alors pourquoi pas Départs au pluriel ?

Rachel : Ca fait un peu voyages

Emma : Alors Nouveaux départs.

Lucie : Oui, c'est mieux. On va le noter.

Fabienne : Moi, je propose Rebondir.

Rachel : Ca existe déjà, c'est un magazine

Emma : Qu'est-ce que vous pensez de Faims de mois ? Faim écrit F A I M S ?

Rachel : C'est bon ça, on va le garder pour commencer. J'aime beaucoup ce titre. Bravo Emma.

Fabienne : Dites-donc, on avance bien quand même !

Lucie : Bon maintenant, il faut écrire le concept.

Emma : Et il y a l'organisation de l'équipe aussi.

Fabienne : Il ne faudra pas oublier de parler des salaires... et des horaires de travail... pour celles qui ont des enfants par exemple.

Emma : Il faudrait avoir déjà quelques idées de sujets

Lucie : Il faut des rubriques que l'on retrouve dans chaque émission.

Emma : On pourrait suivre un événement sur la durée, pour se démarquer de l'évènementiel.

Rachel : Pas si vite, pas si vite, je n'ai pas le temps de tout écrire

Le téléphone sonne. Fabienne décroche.

Fabienne : Agence de voyages Terres lointaines bonjour !

Lucie : Mais c'est pas vrai !

Fabienne : Ah c'est vous commissaire Lemoine. Alors comment ça va depuis tout à l'heure ? Oh nous ça va merci. On bosse, on bosse. C'est à dire qu'on a quelques idées à mettre sur papier...

Lucie (approchant du téléphone) : Mais qu'est ce que tu racontes encore ?

Fabienne (à Lucie, une main sur le combiné) : C'est le commissaire Lemoine.

Lucie : Merci j'avais compris. Passe-le moi.

Fabienne (à Lucie) : Attends, il me parle. (au téléphone) Vous savez nous sommes très occupées, quelle heure est-il, oh là là déjà, je vais vous dire, on ne vois pas le temps passer. Lucie, oui elle est là, je vous la passer... Bon alors, je vais vous laisser. Au fait tant que j'y pense, vous avez la télé commissaire ? C'est bien... Non c'était juste pour savoir, allez au revoir et à bientôt.

Fabienne (à Lucie, une main sur le combiné) : C'est le commissaire Lemoine, il veut te parler.

Lucie (à Fabienne) : Ca va, j'avais compris. (au téléphone) Bonjour commissaire. Mes revendications ? Oui, ça se précise. On y travaille, on y travaille... Non, je ne fais pas ça toute seule. C'est un projet plutôt collectif, alors tout le monde s'y met... oui les otages aussi... de toutes façons elles n'ont pas grand chose d'autre à faire, alors autant qu'elles s'occupent... je pense qu'on sera prêtes dans...

Lucie se tourne vers Rachel

Lucie (à Rachel) : On aura fini dans combien de temps ?

Rachel : Disons 15 minutes pour avoir un premier jet présentable. Je vais le taper sur un ordinateur pour pouvoir l'imprimer, ce sera plus pro quand même que griffonné à la main comme ça.

Lucie (au téléphone) : Disons dans 20 minutes, le temps de relire, ça vous ira ?... Bon alors on fait comme ça. Merci de votre coup de fil, on se rappelle dans 20 minutes. A plus Richard.

Les trois femmes regardent Lucie avec étonnement.

Lucie : Quoi ? Qu'est qu'il y a ?

Emma : Tu as vu comment tu parles au commissaire ?

Lucie : Et alors ? J'ai été polie non ?

Emma : Tu as été très familière je trouve pour une preneuse d'otages qui parle à un flic.

Fabienne : Tu sais, c'est un homme très courtois et qui se fait du souci pour nous. Il ne faut pas le brusquer et puis ça ne coûte rien d'être aimable avec les gens, même les policiers.

Emma : On n'a jamais vu une preneuse d'otages qui appelle commissaire par son prénom et qui le remercie de son appel.

Fabienne : De toutes façons, ce n'est plus une prise d'otages, puisqu'on a trouvé notre concept d 'émission de télé. On va pouvoir leur dire que tout ça était une blague.

Lucie : Pas si vite ! Pas si vite ! Il faut quand même qu'on obtienne un rendez-vous à la télé pour présenter notre projet.

Fabienne : Mais puisque Rachel va s'en charger...

Lucie : Rachel elle intervient après, c'est moi qui mène cette affaire. Quand on sera dans le bureau du directeur des programmes d'une chaîne de télé, on verra, je lui laisserai peut-être la parole. Pour l'instant, ici, c'est moi qui décide.

Les quatre femmes s'affairent à mettre leurs idées par écrit pendant un certain temps.

Scène 5

Rachel tape sur le clavier de son ordinateur. Lucie regarde par la vitrine de l'agence. Fabienne et Emma range leurs affaires.

Lucie : Je ne vois personne dans la rue.

Rachel : C'est normal, la rue doit être bloquée aux extrémités, pour que personne n'approche.

Lucie : Je vais écouter la radio pour savoir ce qu'ils disent de nous.

Lucie s’éloigne avec son poste de radio.

Fabienne : C'est excitant quand même toute cette histoire. Dire qu'au début c'était une simple blague et que maintenant on va être célèbres et qu'on va passer à la télé.

Emma : T'emballe pas Fabienne. On n'est pas encore sorties d'affaire et pour ce qui est de la télé, c'est encore moins sûr, si tu veux mon avis.

Fabienne : Oui, mais on a Rachel avec nous. C'est pas rien quand même.

Emma : Ne te fais pas trop d'illusions. Il ne faut pas trop lui faire confiance à mon avis.

Lucie : C'est quand même incroyable cette histoire. Toujours pas un mot sur nous.

Lucie rejoins Emma et Fabienne. Rachel continue de taper sur son ordinateur.

Emma : Et pourtant le commissaire Lemoine est au courant puisqu'il nous a téléphoné. Tu es sûre que c'était le commissaire Lemoine au moins ?

Fabienne : Moi, je ne sais pas, je ne le connais pas personnellement.

Lucie : Je ne sais pas non plus. Qui veux-tu que ce soit d'autre ?

Emma : Je ne sais pas, je me demande c'est tout.

Lucie : Moi je trouve ça louche surtout. Comme si on voulait que ça ne se sache pas.

Fabienne : Faut dire que deux prises d'otages dans la même journée, ça fait beaucoup pour les gens. En plus elles ne sont même pas dans le même quartier et c'est tellement difficile de circuler en ville !

Emma : A cette heure-ci, ça roule bien Fabienne, là n'est pas la question. Je pense que Lucie a raison, on ne parle pas de nous volontairement.

Lucie rejoins Rachel.

Lucie : Dites, vous avez dit quoi aux flics pour qu'ils vous laissent entrer ?

Rachel : Bon j'ai terminé de taper notre première ébauche de projet.

Lucie : Vous n'avez pas répondu à ma question.

Rachel : Le projet ne vous intéresse plus ?

Emma : Mais si. Lucie, laisse-la parler. On verra le reste ensuite.

Fabienne : Oui, c'est quand même notre avenir qui est là devant nos yeux. Je suis tellement émue et excitée !

Rachel : J'ai imprimé un exemplaire chacune, relisez-le et dites-moi ce que vous en pensez. S'il y a des choses qui ne vont pas, je les corrigerai.

Rachel tend quelques feuilles aux trois femmes se plongent dans la lecture. Un temps.

Fabienne : Vous avez mis nos noms dans les membres de l'équipe, c'est drôlement gentil ça.

Rachel : C'est normal, c'est un projet collectif. Vous êtes toutes les trois à l'origine de l'idée, vous devez faire partie de la suite de l'aventure.

Emma : Ca paraît bien comme ça, sur le papier. Mais est-ce que ça intéressera quelqu'un ?

Lucie : Ce sera à nous de défendre notre projet. Toutes ensemble.

Rachel : Alors ça vous convient comme ça ? On y va ?

Fabienne : Moi, ça me va. Je trouve que vous êtes formidable.

Emma : Pourquoi pas, il faut bien trouver une porte de sortie à cette situation.

Lucie : Moi, je n'y croirai que lorsque je le verrai.

Rachel : Bon, alors il faut se décider à sortir maintenant. On nous attend je crois. Vous êtes prêtes à faire le grand saut dans le monde médiatique ?

Fabienne : Je n'ai jamais été aussi prête.

Emma : Allons-y !

Lucie : Une minute.

Fabienne : Quoi encore Lucie ? Tu vas encore trouver quoi à redire ?

Lucie : Elle n'a toujours pas répondu à ma question.

Emma : Quelle question ? Il faut vraiment que tu cherches toujours la petite bête toi !

Fabienne : Tu ne vas pas tout gâcher avec ton mauvais caractère !

Emma : Allez, pour une fois, détend-toi, laisse-toi allez au bon côté des choses.

Rachel : Vous devriez écouter vos amies Lucie. Elles voient le côté positif de cette situation qui était plutôt mal partie.

Lucie : (à Rachel) Je ne vous ai pas demandé votre avis à vous. (à Emma et Fabienne) Vous êtes aveugles ou quoi ? Il n'y a rien qui vous étonne ? Pas de flics autour de l'agence, pas un mot à la radio. Madame la journaliste qui se pointe comme une fleur. Vous ne trouvez pas que tout ça est un peu suspect.

Fabienne : Tu vois vraiment tout en noir toi !

Emma : Lucie, fais confiance à l'avenir, pour changer.

Lucie fouille ses poches et les sacs à la recherche de son révolver. Sans succès. Elle met tout sans dessus dessous.

Fabienne : Qu'est-ce que tu cherches ?

Emma : Mais enfin arrête de tout balancer comme ça. Tu vois pas qu'on vient de tout ranger !

Rachel (pointant le révolver sur Lucie) : C'est ça que vous chercher.

Lucie : Salope.

Rachel : L'amateurisme a ses limites, surtout dans la prise d'otages.

Lucie fait un mouvement vers Rachel.

Rachel : N'approchez pas, je n'hésiterai pas à m'en servir. En plus personne ne trouvera rien à y redire.

Fabienne : J'aime autant que ce soit vous qui l'ayez retrouvé. Lucie est tellement nerveuse, qu'elle aurait fini par blesser quelqu'un avec cet engin.

Emma : Qu'est-ce que vous comptez faire ?

Rachel : Rien de plus. J'ai fait ce que j'avais à faire. Le reste c'est la police et la justice qui s'en chargeront.

Lucie (à Rachel) : T'es vraiment qu'une pourriture comme les autres.

Rachel : Oui, ni plus, ni moins.

Emma : Pourquoi faites-vous ça ?

Rachel : Par intérêt personnel, par carriérisme, par ambition, par appât du gain, par goût de la gloire, pour servir ma notoriété et mon avenir. Ca vous va comme explication ou je continue ?

Emma : A nos dépends...

Rachel : Soyez positives, dites plutôt grâce à vous. J'ai joué une carte décisive dans ma vie professionnelle grâce à vous. Je vous dois quand même une certaine reconnaissance.

Emma : Et nous qu'est-ce qu'on devient ?

Rachel : Vous rester ce que vous étiez déjà. Qu'est-ce que ça change ? Vous allez retourner à vos petites vies besogneuses et sans intérêt.

Lucie : Je vais te crever !

Rachel : Mais non, vous n'allez rien faire. Ce qui a toujours été votre ligne de conduite dans la vie si j'ai bien compris. Vous êtes une rebelle à le petite semaine. Vous ne ferez rien du tout comme d'habitude, à part vociférer dans le vide et à prendre des poses de révolutionnaire de cage d'escalier.

Fabienne : C'est vrai qu'elle n'est pas sympathique. Finalement, je ne regrette pas de ne pas travailler pour elle dans son émission.

Emma : Mais qu'est-ce que vous allez en tirer exactement de cette aventure ?

Lucie : C'est quoi l'arrangement que vous avez fait sur notre dos avec les flics ?

Rachel : Je vais être franche avec vous. Vous avez raison sur un point. Mais reportages sont nuls. Je n'ai aucun talent pour l'investigation de terrain. Moi mon truc c'est animer une émission à la télé. Cet après-midi, cette histoire de prise d'otages m'ennuyait tellement que je me suis contentée du menu du plateau repas. Ce n'est pas glorieux, mais c'est pas mon truc de faire le pied de grue par n'importe quel temps pour grappiller deux ou trois infos que tout le monde a aussi.

Si je m'étais douté qu'en bâclant ainsi mon sujet, ma carrière basculerait grâce aux idées loufoques de trois paumées dans votre genre ! C'est inespéré non ? Vous êtes venues me chercher pour me faire payer mon incompétence de journaliste et vous m'offrez un nouvel avenir professionnel, quelle ironie du sort n'est-ce pas !

Aussitôt après votre coup de fil, j'ai appelé Lemoine pour lui proposer mes services. C'est un homme qui a le sens des réalités et de la communication. Il m'a proposé de me confier la réalisation d'un reportage télé exclusif sur les Brigades Spéciales si j'arrivais à débloquer la situation ici. Il faut savoir se rendre service non ? Moi, je lui fais un peu de promo, et lui il m'aide à passer des plateaux repas aux plateaux télé. C'est correct comme marché non ?

Vous allez me dire, et nous dans tout ça ? Comme vous m'avez offert ce joli projet d'émission sur les paumés qui s'en sortent, je pense pouvoir vous obtenir un arrangement avec Lemoine. Vous allez être seulement inculpées pour effraction. Comme c'est votre premier délit, vous vous en tirerez avec une peine de prison avec sursis. Et on n'en parlera plus. Ca finit plutôt bien non ?

Lucie : T'es qu'une pourriture. Tu n'as pas de dignité, tu fais honte à ta carte de presse. Tu me dégoûtes. Fais bien gaffe de ne pas lâcher ce flingue, parce qu'il ne me faudrait pas longtemps pour l'attraper et te descendre. Espèce de petite merde.

Fabienne : Alors là, Lucie, pour une fois, je suis d'accord avec toi. Toute Rachel Legrand que vous êtes, vous êtes une belle (elle a un peu de mal à le dire)... salope.

Emma : Je n'imaginais pas que vous pourriez vous abaisser à faire une chose pareille. Vous êtes à vomir.

Rachel : Mais qu'est-ce que vous espériez ? Qu'on allait vous laisser déballer vos petites histoires sordides pour mettre en cause les fondements de notre modèle économique devant les caméras des journaux télévisés ? Vous pensiez qu'on accepterait en haut lieu de voir dramatiser et mis en scène la précarisation d'une partie de la population ? On n'allait quand même pas offrir une tribune nationale à des gens comme vous. Imaginez que cela fasse une trainée de poudre ! Qu'à tous les coins de rue, des pauvres, des chômeurs et des RMIstes fassent des prises d'otages et réclament dignité et considération ! Où irait-on ? Non, mais franchement, vous rêviez !

Si vous voulez mon avis, vous vous en tirez plutôt bien. Vous avez de la chance d'être tombées sur moi. Qui sait ce qui aurait pu se passer si je n'avais pas négocié pour vous une sortie honorable. Qui sait si l’assaut n'aurait pas été donné pour éviter de vous laisser parler. Personne n'a envie d'entendre ce que vous voulez dire. Quant au projet d'émission, ne vous faites pas de souci. C'est très porteur. Je vais plus l'axer sur le caritatif, le parrainage par des people. Ca fait des beaux plateaux de télé qui attirent les téléspectateurs. C'est bon pour l'audimat la commisération et le people. Quand vous le regarderez chez vous sur votre petite télé, vous pourrez au moins vous dire que vous y êtes un peu pour quelque chose. Ce sera un motif de satisfaction, ça égaiera un peu votre existence, non ?

Emma (à Lucie) : Alors, c'est comme ça que ça va finir ?

Lucie : C'est ça ou je la tue, si elle ne me tue pas avant. Qu'est-ce que tu en penses ?

Emma : Ne gâche pas ta vie pour ça. Tu vaux mieux que ce que tu crois.

Lucie : Je n'ai pas de doute sur ce que je vaux. Je n'ai pas forcément envie de me mettre au service ce monde-là. C'est tout.

Fabienne : Et dire que tout ça devait être une plaisanterie. C'est réussi !

Emma : Peut-être qu'on ne s'en sort pas si mal après tout. Comment cela aurait tourné si on nous avait prises au sérieux ?

Lucie : Tu crois que c'est mieux d'être considéré comme quantité négligeable ? Tu penses que d'être passées sous silence, c'est préférable ? On ne vaut même pas quelques minutes d'attention de la part de nos semblables.

Emma : Ce ne sont pas nos semblables qui nous ignorent, ce sont nos oppresseurs qui nous évacuent comme un simple déchet. Nuance.

Lucie : Je suis anéantie par tant d'abjection et de mépris.

Emma : Ca ne retire rien à la justesse de notre propos. Au contraire, il faut y voir une reconnaissance de notre message. S'il dérange tant que ça, si on le censure, c'est qu'il est dangereux. Le combat ne fait que commencer Lucie.

Rachel : Bon, je crois que j'en ai assez entendu pour ce soir. Vous aller ramasser gentiment vos petites affaires et vous diriger vers la porte.

Emma, Lucie et Fabienne prennent leurs sacs et avancent vers la porte. Rachel appelle de son téléphone portable. Elle a toujours le revolver à la main.

Rachel : Allo Richard ? Oui, c'est moi. Oui, tout est réglé. On sort. Tout c'est bien passé. On fait comme on a dit, à tout de suite.

Lucie fait un mouvement pour se jeter sur Rachel. Celle-ci s'en rend compte et la met en joue. Emma retient Lucie.

Rachel : Ne gâcher pas tout. Ce serait regrettable pour tout le monde.

Emma (à Lucie) : Allez, laisse tomber. Elle n'en vaut pas la peine. Je sais que c'est dur à avaler, mais il faut jouer le jeu.

Elles reprennent la direction de la porte.

Fabienne : Si on doit recommencer, ce ne sera pas la peine de prendre autant de bouteilles d'eau, parce que franchement, c'est lourd et encombrant et ça ne change pas tant le goût de la tisane que ça.

Lucie : D'accord, Fabienne, on y pensera. Emma aussi a raison, on ne va pas s'arrêter en chemin. On remettra ça en s'organisant mieux Nous avons perdu une bataille, mais nous n'avons pas perdu la guerre.

Fabienne : Nous avons perdu une bataille, mais nous n'avons pas perdu la guerre. C'est bien ça !

Lucie : C'est pas de moi.

Fabienne : C'est de qui ?

Emma : Che Guevara ?

Lucie : Non, je ne crois pas.

Fabienne : Napoléon ?

Lucie : Non plus.

Les trois femmes sortent sur les répliques suivantes.

Emma : Anibal ?

Lucie : Non

Fabienne : Alexandre le Grand ?

Lucie : Non

Emma : Churchill ?

Lucie : Non

Fabienne : Mao Zedong ?

Lucie : Non

Emma : Fidel Castro ?

Lucie : Non

Fabienne : Vercingétorix ?

Lucie : Non

Scène 6

Rachel est restée seule en scène. La lumière est resserrée sur elle pour l'isoler du décor de l'agence de voyages. Elle tient un micro à la main. Elle s'adresse face public comme si elle parlait à une caméra. On doit comprendre qu'elle présente son émission. Musique de générique.

Rachel : Bonsoir et bienvenue sur le plateau de « Faims de mois », le magazine de ceux qui vont réussir à se sortir d'une situation difficile. Chômage, précarité, maladie, injustices, accidents de la vie, nul n'est à l'abri. Ce rendez-vous de l'espoir, de la générosité et de la solidarité vous présentera des hommes et des femmes qui au plus profond de la détresse et du dénuement ont trouvé l'énergie, les idées et la foi pour s'en sortir, pour arriver jusque sur notre plateau. Ce sont des témoignages parfois poignants que nous allons vous présenter. Des descentes aux enfers terribles et des résurrections inespérées. Même si nous sommes résolument tournés vers l'espoir, nos larmes ne seront jamais très loin. Des larmes de tristesse parfois à l'évocation de situations au combien dramatiques, mais surtout des larmes de joie qui accompagneront les moments de grâce du bonheur retrouvé.

Mais avant de commencer, je souhaiterai dédier cette émission à trois personnes sans qui cette merveilleuse émission d'espoir et de générosité n'aurait jamais vu le jour. Des personnes qui ont été le ferment de l'idée extraordinaire de cette émission que vous êtes des millions à regarder j'en suis sûre. Ces personnes, elles étaient là dès le début du projet, elles y ont travaillé, elle l'ont porté, elle l'ont soutenu, elle l'ont inventé, avec une énergie, un enthousiasme et une audace qui jamais n'ont faibli. Il est de mon devoir au nom de l'équipe qui a préparé cette émission et en votre nom à tous public ici présent et vous téléspectateurs chez vous, il est de mon devoir de les citer publiquement pour les remercier. Il s'agit de Georges Dulac, directeur de notre chaîne qui a immédiatement dit oui à notre projet. Il s'agit de Marc Palistan, comédien et humoriste, parrain de cette soirée qui nous rejoindra après son spectacle. Il s'agit enfin de Paul Colombelle, Président du Syndicat des Banques d'Affaires Européennes, notre partenaire, qui offrira une bourse de 100 000 Euros au candidat qui sera notre gagnant de ce soir.

Mais maintenant, place à l'émotion, place au jeu, place à l'espoir. Dans un instant, nous allons découvrir nos 6 candidats et leurs petites ou grandes misères. Ces 100 000 Euros sauveront l'un d'entre eux. Sa vie en sera bouleversée à jamais. En quelque sorte, il reviendra dans notre monde. Il pourra à nouveau aller faire ses courses au supermarché, offrir une soirée au cinéma à sa femme, habiller ses enfants avec leurs marques préférées, recevoir ses amis à dîner et même peut-être partir en vacances. Alors restez avec nous la suite de l'émission. L'espoir et l'émotion seront au rendez-vous après une courte pause de publicité. Ne zaper pas, on vous attend !

Fin

es, une « travailleuse pauvre », une chômeuse et une autre sur le point d`être licenciée tentent difficilement de s'entraider et de garder la tête hors de l'eau saumâtre de la précarité, des fins de mois difficiles et de la violence de la société.
Elles se heurtent à l'incompréhension et au cynisme d'une journaliste qui récupère à son compte leur détresse et l'exploite pour son profit personnel.
Ces trois femmes tentent un coup d‘éclat. Un cri de désespoir. Un moyen dérisoire de se prouver qu'elles existent.

Une pièce où on sourit, on rit, on s'étonne, on s'inquiète, on s'indigne, on s'attendrit, on s'émeut... la vie quoi.

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