La quadrature du cercle
Fabrice Lomon
La quadrature du cercle.
Scène 1 - Ouverture
Une porte ouverte sur une lumière solaire venant d’une rue poussiéreuse. Le reste de la scène est absolument noir – le silence doit être total. Un vent léger envoi la poussière à l’intérieur.
L’entrée devra durer quelques minutes. Puis le faisceau lumineux du soleil éclairera la pièce et le local s’emplira de la lumière du jour.
(Il faudra installer un climat de lourdeur, chaud et souffrant).
Apparition des premiers personnages.
Personnage 1 – Karlsen- (habillement gris pâle et poussiéreux – farine. Il porte un calot de tissu de la même couleur).
Karlsen apparait dans l’entrebâillement de la porte ; il se pose là et porte sa main en visière loin sur la rue ; la lumière lui vient directement sur le visage.
Décors intérieurs : des rayonnages (quasiment vide) en bois très rudimentaires, un comptoir et une table. Le four à pain avec une grande pelle en bois usé.
On entend le bruit d’une estafette dont on claque la porte.
Karlsen se dirige vers le four et le pétrin pour préparer sa dernière fournée.
Apparition de sa femme Cougna qui plie sous le poids de la vie. Elle est triste ses yeux son noircis de cernes. Elle met son tablier en regardant Karlsen et tout se fait dans le silence et la lourdeur.
Elle regarde son jeune enfant courbé sur le vieux pétrin.
Cougna s’avance au devant de la scène et entame un monologue que seul semble entendre le public.
Cougna : Le petit, et je n’ai que lui, le petit s’appelle Colti, moi je suis Cougna et lui (en le montrant du doigt) c’est… Karlsen. (Elle marche, le regard au sol). Nous sommes trois ici et si peu dans le village ; quelques vieux, quelques vieilles, et bientôt il n’y aura plus personne. Ils s’en vont, ils partent sans rien, oh presque rien, parfois un baluchon, une petite valise en carton, quelques paletots sur leur dos, quelques loques. La guerre leur a tout pris. La guerre nous a tout pris ; on dit que la vie est bien meilleure au camp, mais du camp on ne sait rien ou si peu ; on dit que les enfants jouent, que les femmes préparent les repas et que les hommes ont tous à faire. Mais qui véritablement peut le dire, qui peut le dire ! Moi je sais qui peut le dire, mais lui là (en montrant Karlsen du doigt) lui ne parle plus, jamais. Si l’Oberfurher qui est si bien élevé lui adresse la parole, il lui sourit, il fait le muet, il fait oui non de la tête, et l’Oberfurher qui est un gentleman fait –elle imite l’accent allemand ach ! Quel safoir fifre Mesieur Karlsen, quel serfice rendu à l’Allemagne au Fuurher.
Mais moi, je fais pareil, oui, oh je ne sais faire que ce que les hommes attendent de moi. Et puis vous ne le connaissez pas lui (elle le montre du doigt). Non vous ne le connaissez pas. Pourtant je n’ai qu’eux dans ma vie. Que Colti et lui, je n’ai plus qu’eux.
Les allemands, un jour ils sont arrivés, propres, polis, rudes et courtois, et si beaux, si beaux sur eux. Ils sont entrés et Karlsen s’est placé devant eux en homme ; mais peu à peu j’ai vu l’homme qui parfois m’avait étonné, je l’ai vu se rétrécir, jusqu’à ne plus exister, je l’ai vu comme une ombre posée devant l’oberfurher qui arrivait là et possédait déjà nos vies. Mais moi je suis comme mon homme.
Je n’ai pas entendu ce qu’ils ont dit, mais lorsque Karlsen est revenu, il a simplement dit :
- Allez Cougna nous avons du travail. (Karlsen le dit vraiment à ce moment là).
- Et depuis chaque jour chaque nuit lui, le petit et moi, nous usons nos bras, nous usons nos corps, et nous perdons nos âmes je crois.
Karlsen - Allez Cougna nous avons du travail.
Cougna - Colti mon petit, laisse je vais le faire...
Karlsen - Ecoute, ne protège pas le gamin, il est bien en âge de travailler, et puis il est bien chez nous.
Cougna – Tu veux dire mieux que là-bas comme vous dites, tu veux dire, enfin tu ne veux rien dire, tu trembles, tu as peur…
Karlsen – Tais toi Cougna, tais toi et travaille, tant qu’on a du travail le reste ne nous regarde pas. Si tu continues un jour viendra où l’Oberfurher nous emmènera…
Cougna – Où ?! Nous emmènera où ? N’y croit pas, n’y croit pas un instant, et aussi ne croit pas que ton pain gris est celui là des gens du camp. Karlsen ton pain est l’or des allemands et tu le sais.
Karlsen – Tais toi, travaille et tais-toi, (il s’approche avec la pelle à four levée vers elle).
Cougna – frappe-moi, frappe-moi si tu veux, je n’ai ni mal ni peur, je n’ai jamais eu mal et je n’ai plus peur.
Cougna se penche sur le pétrin pour cueillir la pâte.
Cougna- allez Colti va dormir, va dormir.
Colti quitte la scène.
Cougna – (s’adressant à Karlsen) Tu sais Karlsen, je crois que je ne t’ai pas vraiment aimé, je ne sais pas. Mais quand tu baisses les yeux devant l’oberfuhrer, je sais que je ne t’aime pas. Tu as changé Karlsen, tu as changé.
Karlsen – Toi aussi Cougna tu as changé tu changes, tu ne me respectes plus tu oublies qui doit commander ici, tu l’oublies un peu.
Cougna – Qui commande ! Qui commande ! Mais qui commande ? C’est bien celui devant qui tes jambes tremblent, celui que tu nourris en courbant l’échine. Dis-moi que ce n’est pas lui qui commande, dis-le moi !
Karlsen – Tais-toi Cougna, tais toi ou je te frappe !
Cougna – C’est inutile, Karlsen, rien ne fera de toi un va-t’en guerre, rien ne fera de toi un homme digne de ce nom, rien ne fera de toi un Oberfurher ! Mais finalement je te préférais le poing levé, même si je l’ai payé cher.
Karlsen – Mais enfin tu ne comprendras donc pas l’époque dans laquelle tu vis, où es-tu, et sais-tu ce que je fais pour toi, pour vous pour nous pour notre vie !
Cougna – je suis lasse de cette vie, je suis lasse de toi, puisque rien ici ne nous va, puisque la vie est belle comme on le dit, alors j’emmènerai le petit au camp, et je travaillerais pour les boches ! Comme toi !
Karlsen – Mais Cougna, tu ne sais pas tu ne sais rien !
Cougna – Comment ça, et qu’y a-t-il à savoir, et qui peut savoir ? Toi peut-être ! Il y a bien longtemps que tu sais, hein, et qu’as-tu dit, et qu’as-tu fait, as-tu ouvert tes yeux, ou le soleil t’a-t-il aveuglé ! Lorsque la guerre a commencé nous pouvions filer dans la montagne, nous pouvions prendre les armes, nous pouvions nous battre ! Au lieu de quoi, nous sommes les mitrons des allemands, qui certes sont polis et courtois. Mais combien de juifs morts pour trois épargnés, et qu’avons-nous fait pour les nôtres, rien !
Karlsen – tu es une imbécile, et si tu voulais donner ta vie, il fallait t’enfuir, mais tu sais ce que c’est que la fuite, nous le savons, nous ne le savons que trop depuis la nuit des temps, alors va et ne reviens pas, mais pars sans le petit !
(Karlsen s’éponge le front, et son visage se crispe de tristesse) Travaille et tais-toi donc, tais-toi donc enfin. Tu sais avec trois vies ont fait un peuple Cougna…
La lumière s’éteint progressivement sur la scène.
Scène 2 – Ouverture
Des draps sont tendus sur le devant de la scène – sur les draps un grillage barbelé est peint ou projeté par vidéo – Cougna est au bord de la scène un bras en l’air une valise posée à son côté et Colti lui donne la main.
Monologue – voix qui porte vers le public.
- Laissez-nous entrer nous sommes juifs comme les autres. Je suis Cougna fille de Judée, Yehudah ! Et voici mon petit, Colti! Je veux voir l’Oberfurher, il nous connait, je suis la boulangère ; on dit qu’ici la vie est autrement, on dit que le Führer veut le monde meilleur, on dit que seuls les esprits purs resteront, laissez nous entrer, nous savons faire tant de choses de nos mains. Colti, montre leur la petite médaille, Colti dit-leur que Hitler est le nom d’un dieu, fais-ça pour nous !
(Puis Cougna marche doucement sur le devant de la scène, laissant là Colti, et elle parle maintenant à voix (plus) basse).
Voilà parfois dans mon grand désespoir, ou mon grand espoir, je ne sais pas, voilà ce que j’ai envie de faire ; mais à quoi bon, je me résigne.
Je sais bien que cette odeur qui nous entoure, qui nous pénètre, cette odeur de pourri, c’est la mort, cette fumée là-haut, c’est l’âme des miens qui monte au ciel.
Mais cette odeur, c’est la face noire de notre conscience, celle de nos yeux qui ne voient rien, de nos oreilles qui n’entendent pas, de nos bouches qui se taisent, de nos corps qui se terrent.
Alors oui Karlsen oui, tu as raison, tu as raison mais notre raison ne s’en remettra pas, jamais.
(S’adressant au public) – Vos yeux sont en nous, nous vivons avec ça, comme vous vivez avec d’autres choses, vous !
(Le rideau derrière elle, se tire, Karlsen façonne les pains et Cougna prépare les panières avant la venue de l’Oberfurher).
Karlsen – Cougna, si nous avions voulu sauver nos âmes nous serions morts , toi, moi, le petit, alors on ne peut pas tout avoir, alors oui je sais pour l’odeur, oui je sais pour la grande cheminée oui je sais, je sais tout, mais nos vies sont nos vies, pour sauver nos âmes on s’arrangera ; oui nous servons les allemands, mais que sais-tu d’autre de moi, que sais-tu de mes secrets, alors je te le dis, tais toi et travaille en silence, ton combat est vain.
Cougna – Je sais ce qui me reste de toi, et ce qu’il reste n’existe plus, non, le jeune homme brave et droit n’est pas cet être gris qui courbe l’échine, ah oui, quand ta main me frappait les flancs alors peut que je te reconnaissais comme un homme mais Karlsen regarde –toi, regarde ce que tu as fait de nous.
Karlsen – La guerre te va bien dis-moi, si je me courbe comme tu dis, toi tu prends du poil de la bête, hein. Je suis fatigué de t’entendre, je suis fatigué.
Cougna- je comprends… la mauvaise conscience ça vous abat un homme ! Mieux vaut ne plus parler, mettre tout ça de côté, non !
Karlsen – Parce que tu crois que je dors sur mes deux oreilles, que sais-tu de mes cauchemars, que sais-tu de ces petits corps d’hommes, de femmes et d’enfants qui me hantent quand je ferme les yeux, c’est facile de me mettre au rang des lâches, alors oui, je préfère ne plus rien dire.
Cougna – (à elle-même) finalement il a peut-être raison quel est le bon combat ?
Est-ce que l’oberfurher n’est pas le bras qui me venge, je ne sais plus.
Ils continuent tous deux à travailler en silence.
Cougna – Dis-moi Karlsen, tu te souviens de nous avant cette saloperie de guerre, tu te souviens de notre jeunesse, bien avant, tu te souviens de nos espoirs, nos insouciances.
Karlsen – Non.
Cougna – On a la mémoire qu’on veut…
Karlsen – Le passé c’est le passé.
Cougna – Là tu as raison, les gens oublieront vite l’odeur, la pourriture, l’horreur.
Karlsen – Non, non, Cougna, passe à autre chose, travaille.
Cougna – (regard au ciel et sourire aux lèvres) monologue
Tu ne te souviens pas, le père de Colti était encore dans mon ventre, tu te souviens de son père n’est-ce pas ! Varsovie, la vie la joie, les allemands et la fin de tout.
Tu voulais que Nika devienne, ingénieur, ou bien militaire avec un bel uniforme et des épaulettes en fil d’or. Tu te mettais au garde à vous et tu riais devant lui. Mais laisse-le donc faire sa vie disais-je, mais secrètement je le voulais aussi.
Et puis tu riais, et tu me prenais dans tes bras. Il y a si longtemps que je ne t’ai vu rire… Nika est mort, tu es mort, nous sommes morts.
Karlsen – (violement) Nika n’est pas mort, il reviendra, et la vie reprendra ses droits, il construira une maison, il trouvera une femme, et Colti fera des études.
Cougna – Et toi Karlsen, et moi, regarde moi, regarde mes yeux noircis, regarde nos corps avachis, la guerre nous a meurtri. Tout de moi me désole.
Karlsen – la meurtrissure, n’est pas la mort, Cougna.
Cougna – sans doute, sans doute…
Karlsen – Ah ! ah !
Cougna – Que se passe t’il, qu’est-ce que tu as !
Karlsen – rien, rien laisse moi, mais laisse moi donc !
Karlsen s’est blessé avec le couteau de tour à la main.
Cougna arrive avec un petit chiffon humide, qu’elle pose sur la main en sang de Karlsen .
Karlsen – Mais laisse moi, ce n’est rien, laisse-moi…laisseee…
La scène se termine sur le regard de Karlsen porté vers la porte – un regard fixe, presque horrifié.
Scène 3 – Ouverture
La scène s’ouvre sur le regard de Karlsen porté vers la porte – un regard fixe, presque horrifié. Retrouver exactement la même position et attitude qu’à la fin de la scène 2.
Karlsen retire vivement sa main de celle de Cougna qui la lui bande.
(Cougna regard tourné vers Karlsen)
Cougna – Qu’est-ce que tu as ? (puis elle regarde vers la porte à son tour, un grand silence s’installe).
Une silhouette d’homme maigre vêtu d’un habit rayé de déporté se pose dans l’encadrement de la porte. Son crâne est tondu ses yeux sont cernés de noir-violet. La présence ne bouge ni ne parle. Karlsen veut cacher sa décontenance mais n’y parvient pas. Un terrible silence règne. Karlsen lève la pointe de son couteau, un petit filet de sang glisse au long de son bras. Il essuie l’effluve sans rien dire et tend le petit carré de tissu sale et humide doucement à Cougna.
Karlsen – c’est quoi ça, qu’est-ce que ça fait là ?
La silhouette avance d’un pas traînant comme un vieux fantôme.
Karlsen – dehors sortez d’ici, dehors.
La silhouette avance d’un pas traînant comme un vieux fantôme.
Karlsen recule d’un pas, légèrement doucement, et rabaisse son bras en posant le couteau sur le tour.
La silhouette avance. Karlsen bat en retrait d’un petit pas.
Cougna – au public – Il a peur !
Cougna – Karlsen tu as peur.
Karlsen – hum…
Cougna – monologue vers le public – regardez cette ombre, regardez cet homme, car cet homme est la providence, je sais cela, je sens cela. Regardez mon homme qui tremble devant cette ombre. Je suis heureuse de voir la peur dans les yeux de mon homme. Un homme qui craint une ombre… n’est-ce pas ainsi qu’il devient humain ?
Cougna – tu as peur Karlsen, mais donne un siège à cet homme à bout de force.
Karlsen approche une chaise de bois tandis que l’homme avance d’un pas lent et traînant.
Cougna accompagne les gestes des deux hommes, du regard avec peine et soulagement.
Dans le silence, l’homme met un temps infini à joindre la première table, tout près du sas. Karlsen recule d’un pas.
La silhouette prend appui contre le dossier de bois de la chaise, essaie de s’asseoir sans y parvenir à la première tentative.
Ce petit mouvement relance la cadence de Karlsen qui sans la quitter du regard, reprend la lourde pâte pour la fendre.
Cougna semble perdre pied quand la silhouette est à la table. Tout comme si elle l’avait accompagné dans sa douloureuse épreuve. Karlsen retrouve le rythme sans souci apparent.
Karlsen dans sa grande peur de l’inconnu va du tour au four avec une vigueur animale.
Cougna et l’homme restent à l’état d’objet dans ce décor lourd de mort et de souffrance.
Karlsen pose quelques petites miches chaudes, qu’il va chercher avec sa pelle, au cœur du four.
La bouche à demie-ouverte de l’homme semble ne jamais se fermer.
Péniblement il tend son bras, humérus et cubitus contre le bois, sur la pellicule farineuse.
Cougna- Karlsen, coupe du pain à ce pauvre…
Karlsen - Les morts ne mangent pas.
Cougna - Fais-le, c’est ton frère, ton père, ton fils et la misère du monde, alors fais-le!
Karlsen coupe un quignon d’un coup sec de tranchoir.
Cougna - Plus petit, Karlsen, plus petit, ton pain est trop sec.
Il prend un bol d’eau y trempe la tranche et la tend à la main devant lui. La pose doucement au creux. L’homme ne bouge pas, restant là le regard figé sur Karlsen.
Il demeure ainsi. Puis ses lèvres frémissent. Il renouvelle son effort, reprend sa respiration. Karlsen ne bouge plus tant l’instant est intense.
Cougna - Approche ton visage du sien.
Karlsen a peur de cette face de mort mais fait l’effort.
Sur le visage de l’homme glisse une très lourde larme. Sa voix rauque et presque inaudible laisse couler avec peine ses impossibles mots.
L’homme - Tu es... tu es ... tu es gent... tu es gentil...
Puis il porte la bouillie à sa bouche. Sa lèvre inférieure tremble et la bouillie coule aux commissures .Sa main n’a pas la force d’accompagner son pénible geste.
Cougna apporte un quart de fer et fait boire l’homme à petites gorgées, toutes petites pour ne pas le noyer. L’homme laisse poser son crâne dans la main de Cougna. Il pleure de ce désastre, de ce profond déshonneur.
Cougna – Karlsen coupe quelques mouillettes.
L’homme - Tu es bon, tu es bon vous êtes bons...
Karlsen – Je dois partir, je dois livrer, Cougna, je dois partir.
Cougna - Laisse-nous et fais ce que tu as à faire, va va.
L’homme - N’y va pas, la guerre est finie, je suis le dernier des vivants ou le dernier des morts.
Karlsen - au public - cet homme est mon malheur. La guerre est finie ?
L’homme – à peine audible - Oui, la guerre est finie.
Cougna - Oui, la guerre est finie. Au public- cet homme est mon bonheur.
L’homme – n’y va plus, Karlsen, la guerre est finie.
Karlsen – tu connais mon nom, toi ?
L’homme – ceux qui restent connaissent ton nom…
Karlsen – ceux qui restent ?
L’homme – oh si peu…
Karlsen – mais…
L’homme – connaissent ton nom, ton pain et ton silence.
Karlsen – Mais, mais… (Il a peur)
L’homme – mais n’aie pas peur, non n’aie pas peur.
Cougna – Karlsen… vient près de nous.
L’homme – Approche.
Karlsen revient avec son tabouret trépied s’asseoir près de l’homme.
L’homme – j’ai soif, oh !
Cougna- donne lui à boire, à boire et à manger.
Karlsen ne bouge pas.
L’homme - Je ne peux pas, je ne peux pas boire. Karlsen, toi qui es bon, porte-moi le quart aux lèvres.
L'homme le dévisage de son insondable regard et Karlsen lui donne l'eau, puis Karlsen lui donne le pain, puis Karlsen lui tient la main.
L’homme - Karlsen tu es bon, ton pain est bon…
Cougna les laisse.
Scène 4 – Ouverture – Décors – La chambre (grand lit grande armoire avec porte miroir).
Cougna est seule - Elle prend une chaise pour attraper sur l’armoire, un carton long et plat sur lequel on voit écrit « Aux dames de Paris » - Elle l’ouvre – Elle tourne devant la glace avec sa robe à fleurs qu’elle tient devant elle – elle prend une brosse à cheveux, lisse sa chevelure, esquisse un sourire, ferme ses yeux noircis. Puis :
Monologue –
Pour ses affaires, papa se rendait à Paris. Nous étions jeunes filles, Sanie, Paula et moi. Maman n’aimait pas les voyages, et c’était bien des discussions entre elle et papa ; puis maman cédait, et pour nous le rêve commençait.
Papa avait su se faire une place dans l’industrie du cuir, et si pour lui, abandonner la boutique familiale avait été un crève-cœur, il s’était formidablement hissé dans la hiérarchie pour arriver à un poste de vendeur à l’export qui faisait vivre la famille. Maman n’avait jamais aimé Varsovie et sa grande dépression commença peu après la naissance de Paula.
Nous étions arrivés à la gare d’Orsay en venant d’Orléans car papa y faisait des affaires et là il avait bien du mal à contenir notre euphorie malgré son autorité naturelle. Nous devions tempérer Paula bien plus fougueuse que nous et dont la beauté ne laissait aucun garçon indifférent. Un garçon avait laissé voler une rose à ses pieds en passant sur sa moto – oh c’est une Speed-Twin s’était écrié Paula ; une quoi ? avait fait papa qui arrivait juste- non rien avait-elle répondu en rougissant.
Papa nous laissait des quartiers libres et nous le retrouvions au déjeuner et en soirée.
Sanie et moi, nous avions ce gout commun des chapeaux (elle sort du dessus de l’armoire un chapeau d’un carton ancien) tandis que Paula voulait une casquette comme celle de Maurice Chevalier. Maman ne le sut jamais, Paula n’aimait pas les hommes.
Je nous revois toutes les trois encombrées des cartons à chapeaux des Dames de Paris…mais…
Elle quitte sa robe, reprend sa blouse, son visage devient triste, elle ouvre le grand lit.
Scène 5 – Ouverture – La chambre, le lit ouvert.
Karlsen soutient l'Homme par le bras jusqu’au lit ouvert. L'homme se glisse sur le lit, Karlsen rabat délicatement le drap sur lui et l’homme et se remet à pleurer doucement.
Cougna prend ses mains dans les siennes. Karlsen quitte le lieu sans bruit.
Elle demeure longtemps ainsi, on distingue la respiration poussive de l’homme sous le drap.
Il cambre sa tête vers le ciel. Le souffle court, l'homme ouvre de grands yeux.
Lorsque ses paupières tombent, Cougna pose la main sur la poitrine de l'homme. Elle le regarda dormir.
Cougna - Dort mon Dieu.
Scène 6 – Ouverture – changement de scène – la boulangerie.
Lorsqu'elle entre sur scène, elle trouve Karlsen, le visage dans les mains, à la table, silencieux. Elle s’assoie à ses côtés. Elle glisse ses doigts dans ses cheveux, sans qu'il rechigne devant ce geste si rare.
Karlsen- Qu'est-ce qu'on va faire sans l'camp, qu'est-ce qu'on va faire Cougna?
Elle le regarde dans les yeux. Elle se lève. Ses yeux balayent la grande pièce aux rayons couverts de poussière.
Cougna - Réveille le petit - dit-elle avec l'espoir dans la voix.
Karlsen : euh ! Mais pourquoi, pour quoi faire.
Cougna : fait le et revenez tous les deux
Cougna fait le vide dans la pièce
Cougna – Colti, prend la chaise, prend ce chiffon et fais tomber la poussière ; toutes les étagères…
Toi –fait elle en s’adressant gentiment à Karlsen – dispose les tables comme une grande table de famille, je mettrais les chaises autour.
Et surtout, les hommes, faites briller, faites briller.
On sent véritablement un engouement chez elle, une volonté que nul n’oserait contrer. Karlsen et Colti suivent le rythme donné un peu bêtement, avec de l’étonnement mais sans rien dire.
Au plus vite la pièce reprend des allures d'antan. L'épicerie d'avant. L’épicerie-restaurant.
Cougna : les hommes il faut mettre les miches en rayons, allez mes hommes !
Cougna quitte la scène y revient rapidement avec des nappes en dentelle dans les bras. Elles les posent sur la table et :
Cougna : Karlsen, file dans la grange, chercher le banc, Colti dispose la dentelle sur la table.
Karlsen : Mais Cougna, (ne cesse t’il de dire) mais tu ...
Cougna : fait le, fait le Karlsen
Puis la pièce a enfin les allures d'une petite boutique bien tenue
Cougna : tu en as assez fait pour aujourd’hui, va dormir, Karlsen, va dormir
Karlsen quitte la scène
Elle reste avec le gamin longuement sans rien dire assis l’un et l’autre à la table.
Sur le pas de la porte un homme du village. Il n'ose pas entrer tant ce décor semble insolite.
Cougna : viens, viens, viens t'asseoir. Peureux et curieux l'homme scrute les rayons, fixe les miches comme une rivière d'or.
Cougna : lui offre l'eau et le pain. Vas-y mange, vas y bois, n’aie plus de crainte la guerre est finie.
L'homme semble ne rien comprendre, ouvre de grands yeux idiots.
Cougna : elle met deux grosses miches devant lui – tu prendras ça pour ta famille, pour ta femme, pour tes enfants.
L’homme attablé : mais, mais je n’ai plus personne, plus rien.
Cougna : prend quand même, tu es jeune, tu as besoin de force, continue, continue…
L’homme attablé : oh, oh, qu’un dieu te bénisse. (Il se lève et quitte la scène pas à pas en reculant)
Une femme, puis une autre, puis des pauvres gamins sales se présentent timidement dans l’encoignure de la porte.
Cougna : entrez, mais entrez donc, oh mes pauvres gens,
Cougna donne le pain, le pain séché au soleil accablant. Elle donne l'eau et les lourdes miches.
Cougna : Karlsen, prépare une fournée.
Karlsen : Mais je n’ai plus assez de farine, Cougna, rend toi compte.
Cougna : prends celle du grenier, prend tous les sacs. Et toi Colti, aide ces gens à manger, coupe, les tranches.
La scène se termine sur les gens qui mangent uniquement absorbés par cette intense activité ; Colti continue sa mission.
Scène 7 – Ouverture – la chambre où dort Tomass. (L’Homme).
Karlsen prend Cougna dans ses bras un peu maladroitement.
Karlsen : Tu es forte Cougna, vraiment forte, ce que tu fais j’y ai tellement pensé, tellement.
Cougna : Je l’ai fait, le petit l’a fait et toi aussi, mais retourne au fourneau, vas-y maintenant.
Karlsen fait de son mieux pour se frotter discrètement les yeux puis quitte la chambre.
Tomass : Je ne dors pas Cougna, approche veux-tu. Viens, viens près de moi.
Ce que tu fais, pour moi, pour tous ces pauvres gens, ce que vous faites, toi, ton homme et le petit, vaut plus que ce que recèlent nos années de bassesse, nos pauvres lâchetés, nos peurs et ce qu’elles nous font faire. Ce n’est pas l’indifférence qui a ruiné ton homme, c’est la terreur, celle qui vous habite, celle qui vous envoie au plus sombre de votre être tout comme on va au fond des caves quand sonnent les sirènes. Que crois-tu, que les hommes et les femmes du camp étaient des esprits purs, des âmes immaculées ? penses-tu que les haines et les coups bas n’avaient pas franchis les murs de barbelés, penses-tu que la faim te rend meilleur, que la peur ne te rend pas lâche ? Autant d’hommes autant de péchés, autant d’âmes autant d’impureté. Mais comme toi, Cougna, il y avait là-bas, des cœurs vaillants, des unions courageuses, des lutteurs, des guerriers, même avec la peau sur les os, un battant se niche parfois en nous, la vie ne lâche jamais, jamais, et il …
Cougna : Tomass, tu te fatigues, tu t’épuises, je t’en prie repose-toi.
Scène 8 – Ouverture – Karlsen est seul le matin très tôt dans la boulangerie, il enfourne le pain, il entend un bruit.
Karlsen : Mais Tomass, que faites vous là, je vous aurai monté les tartines, comme chaque matin.
Bien que trainant le pas Tomass marche mieux, sa santé s’améliore, il va s’asseoir péniblement quand même à la table.
Karlsen : j’arrive, j’arrive Tomass, je vous prépare quelques tartines, et j’arrive.
Tomass : Karlsen, mon ami, je t’en prie, approche, approche toi de moi, cesse de me fuir, je t’en prie. Tu m’as accueilli, tu m’as nourri, tu m’as lavé, tu m’as réchauffé, tu m’as donné la vie, alors approche toi de moi.
Karlsen approche avec une miche dans ses mains.
Tomass : assieds toi, mon ami. Non laisse-moi ce pain, laisse-moi ce couteau, c’est à moi maintenant de te nourrir, regarde je peux te couper une tranche de ton bon pain, je peux te rendre ce que tu m’as donné, n’est-ce pas là le minimum.
Si je peux te donner le pain, ami, c'est seulement parce que tu m'as sauvé la vie.
Tu es bon Karlsen, pour moi et pour les hommes d'ici, tu es bon.
Karlsen : non, non, moi non, seule Cougna est bonne mais moi je ne suis pas bon, ah Tomass, si vous saviez…
Tomass : Karlsen, non ne pleure pas, ce que tu fais, ce que tu fais pour eux, pour moi, tout de toi maintenant rachète tes fautes à tout jamais, tout s’efface devant tes actes d’homme libre, tout de toi va vers la pureté, je t’en prie mon ami ne pleure pas de ce que tu fus, pleures de la bonté qui t’envahie, pleure du bonheur d’avoir une femme à tes côtés, pleure des joies à venir.
Alors oui, pleure de ça et tu deviendras un autre.
Il pose sa main sur la grosse main du boulanger. Longuement Karlsen sanglote.
Cougna apparait Karlsen sortait une miche du four.
Tomass : Tu es belle Cougna, la vie te va si bien.
Cougna : Tu es gentil, tu es gentil Tomass.
Tomass : Je ne l'ai pas toujours été (avec un sourire).
FIN.