Fantôme d'autrefois

yaz

Fantôme d’autrefois

 Paris, 15 août. Gare du Nord.

 Elle est assise, seule. L’heure tourne, le soir approche. Les quais se vident petit à petit, assourdissant les sons. Après l’heure de pointe, c’est comme si la gare elle-même respirait enfin.

Il fait chaud. La touffeur de l’air ralentit tout : les gestes sont comptés, les paroles mesurées. En sortant de la gare, les touristes gagnent leurs hôtels à petits pas modérés. Les Parisiens se donnent rendez-vous aux terrasses, avides de se poser, de profiter d’une soirée en plein air avant de retrouver la moiteur de leurs appartements.

Elle, elle ne bouge pas.

La chaleur n’a pas prise sur elle. Bien que son dos ne soit pas appuyé sur le dossier de la chaise, elle se tient très droite, les jambes serrées, ses mains gantées croisées sur les cuisses. Un chapeau à large bord incliné sur sa tête projette une ombre sur ses yeux, surlignés d’un noir intense.

Elle peut ainsi observer le monde en se donnant l’illusion que personne ne la voit. Une ombre parmi les vivants.

De temps à autre, elle tend la main et porte à ses lèvres la flûte de champagne qu’un serveur fatigué a posée devant elle. C’est le seul geste qu’elle se permette.

Ses yeux sont fixés sur la sortie principale de la gare. Le flux des navetteurs diminue progressivement. Ils ne sont plus que quelques uns à se diriger vers les portes. Elle les regarde mais ne les voit pas.

Absorbée par ses pensées, elle voyage dans un autre temps. Les silhouettes de personnages depuis longtemps disparus dansent dans ses yeux. Ils tournoient tels des fantômes. Je les connais. Encore quelques instants, et dans les lumières qui illuminent progressivement la nuit, je pourrai voir leurs ombres se refléter dans son regard.

Autrefois, elle était la reine des nuits parisiennes. Son nom seul suffisait à remplir les salles. Les tickets s’arrachaient à prix d’or, ses spectacles se jouaient à guichet fermé et chaque soir apportait son lot de furieux qui, n’ayant pas pu se procurer l’indispensables sésame de papier, provoquaient émeutes sur émeutes juste pour l’apercevoir du fond de la salle.

On l’appelait La Diva.

Le tout Paris était à ses pieds. Et moi aussi.

Longiligne, elle arpentait les rues de la capitale la tête haute, la démarche assurée, le plus souvent accrochée à mon bras. C’était un privilège d’être vu avec elle. Beaucoup auraient donné leur chemise pour une parole d’elle.

Cette adoration l’amusait. Elle en tirait une ivresse joyeuse, une griserie chaque soir renouvelée. Chaque cri d’enthousiasme, chaque applaudissement était pour elle un nouveau ravissement, une découverte dont elle savait qu’elle ne se lasserait pas.

Pourtant, après chaque spectacle, elle s’écroulait, harassée.

Je la prenais alors dans mes bras et la dévêtais en silence, lui ôtais ses bijoux ainsi que les paillettes qui ornaient sa chevelure. Nous restions ainsi, enlacés, pendant que de l’autre côté de la cloison, la salle croulait sous les applaudissements. C’était notre rituel. Longtemps après, lorsque le calme était revenu et que le dernier spectateur avait quittait le théâtre, elle redevenait elle-même.

Nous partions alors à la rencontre de la ville qui s’endormait peu à peu. Empruntant les plus étroites venelles, nous nous dirigions infailliblement vers les quartiers populaires, où la majesté de son étroite silhouette apparaissant au milieu des derniers noceurs faisait naître un respectueux silence presque aussitôt suivi de sifflements et de commentaires envieux à mon attention.

Lorsque s’éteignait l’éclairage public, il était temps de rentrer. Nous prenions alors un taxi et lui demandions de faire le tour de la ville avant de nous arrêter chez nous, face à cette gare d’où je l’observe aujourd’hui.

Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, de ce qu’elle a été. C’est une apparition, à la vie de laquelle je mets fin en coupant les lumières de la gare avant de rentrer chez moi. Lorsque l’éclat des lampes ne se projette plus sur elle, elle se lève et elle disparaît.

Je sais qui elle était mais pas qui elle est. Je sais que demain elle sera là, et après-demain, comme chaque soir depuis vingt ans. Et je sais aussi que j’attendrai impatiemment que tombe la nuit afin de la contempler une fois encore, une dernière fois, avant de rejoindre le monde de ses fantômes.  

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