Femme nue assise dans un fauteuil rouge

Julien Vigneron

J’étais là dans la salle d’attente, j’attendais que le dernier client parte pour la rejoindre. Ça faisait plus d’un mois que je venais dans sa salle d’attente. Chaque soir, le tableau était là avec ses couleurs complémentaires qui choquaient les yeux. Chaque fois, les courbes de la femme du tableau m'interrogeaient et sa pose sur le fauteuil m'incitait à me dire qu'il y avait quelqu'un devant elle, quelqu'un qui lui parlait. Ce corps un peu avachi attire et repousse. La tête de la femme posée sur le côté du fauteuil, m’embarrassait. Elle devait penser à quelque chose, mais à quoi ? Elle était nue sur ce fauteuil, attendait-elle son amant ? Elle cherchait peut être à savoir s’il l’aimait encore, si son corps alourdi par l’âge le séduirait encore ? J’avais moi même mis en place la reproduction du tableau de Vallotton au milieu d’autres nus, après avoir fini la peinture des murs du cabinet.
Elle était en retard, ou peut être que j’étais en avance. J’avais pris le métro parce qu’il pleuvait ce soir là. Je contemplais le tableau attendant que la femme du fauteuil rouge tourne sa tête vers moi, et me dise ce que je devais faire. Mais rien, elle regardait devant elle. Alors, je lisais tous les jours les mêmes magazines, pour hommes, pour femmes, l’actualité. Je les connaissais tous. Je regardais les murs bleu clair. Ça donnait une ambiance paisible. Tout était propre et neuf. J’étais content du travail que j’avais fait pour Lucie.
Le dernier client est sorti, et je suis allé attendre dans l’arrière boutique. Parfois je lisais un livre en buvant une bière. Chaque soir, Lucie arrivait dans la pièce, m’embrassait, se déshabillait et allait se doucher. Chaque soir je regardais son corps, ses seins volumineux, ses fesses et chaque soir j’avais envie d’elle. Il n’y avait plus la jeunesse dans son corps, mais la volupté de la trentaine passée, la normalité du vécu, les tâches, le veines, les imperfections. Après sa douche, elle est sortie toute nue, et elle m’a dit :

— J’ai deux places pour le théâtre, une patiente qui me les apportées cet après midi.

— Ok allons-y.

— Je finis de me préparer et on y va.

Elle est venue boire un peu de ma bière et m’a embrassé encore, son parfum léger a empli la pièce puis elle est repartie. Parfois de la porte ouverte de la salle de bain, j’avais un cadrage vertical sur son corps. Je m’étais remis à la peinture d’intérieur, au nu. J’explorais mon côté Bonnard, Vallotton selon les jours, que j’avais oublié dans des paysages ou des cadrages urbains d’ambiances. Je me rappelais ce que mon professeur de dessin disait devant les modèles nues qui s’exhibaient simplement dans les lumières crues « quand tu sais dessiner un corps, tu sais tout faire ». Qu’il avait raison ! Je me remettais laborieusement au dessin des courbes, aux ombres. Il disait durant les cours « regarde le modèle comme tu veux le dessiner, tu dois peindre pour que se dégage la sensualité, pas la sensualité ». Je me souviens du modèle, une femme aux courbes généreuses, un certain naturel sous la lumière crue, que je n’avais pas derrière ma planche à dessin.
Les détails du corps sont traîtres, ils peuvent tout changer, faire passer du beau au laid, de la légèreté au brutal. J’avais pour le moment tout jeté des dernières peintures, rien de bien. Mais je persistais et je pensais bien obtenir quelques séries d’aquarelles intéressantes. Alors je prenais quelques photos d’elle sous la douche, d’elle sortant de la salle de bain, assise nue à la cuisine, buvant mon verre, arrangeant ses cheveux. Elle se prêtait avec naturel à mes photos, elle réclamait les peintures, je la faisais patienter. Avec un modèle sous la main, je pouvais être le plus heureux des artistes. Elle voulait depuis peu que je vienne habiter chez elle. Je ne savais pas quoi faire. Je sortais d’une situation difficile J’avais passé des mois à essayer d’oublier l’étudiante qui partageait ma vie alors et qui s’était enfuie sans plus donner de nouvelles. Juste après ma rencontre avec Lucie, j’avais passé du temps à repeindre son cabinet de kinésithérapie, la peinture des murs était bien moins difficile que le mélange des couleurs sur le papier ou la toile. Une semaine de travail pour lui redonner un bon coup de jeune. C’est là qu’avait commencé notre histoire sur des matelas par terre derrière la vitrine dépolie. On se réveillait au son des passants dans la rue, faisant l’amour à quelques mètres des parisiens pressés d’aller au travail ou au supermarché.
Elle est ressortie en jupes et collants et nous sommes sortis.


Le lendemain soir, dans la salle d’attente, je me suis assis en face du tableau, je regardais la femme et je me demandais ce qu’elle avait fait après s’être levée du fauteuil. Le peintre l’avait il prise dans ses bras ? Etait-elle allée se rhabiller ? Qu’avaient-ils fait tous les deux ? Je me persuadais que le peintre ne peignait pas la sensualité, mais la poésie de la situation et du modèle, c’est le spectateur qui interprétait la peinture comme une sensualité en y mettant ses propres sentiments. J’étais sûr que je mettais trop mes sentiments dans mes peintures en ce moment. Je ne savais plus trop où j’en étais, je ne savais plus quoi faire, rester, accepter sa proposition, partir, m’enfuir. Je me suis dit, sans en être sûr, que le meilleur moyen était de la quitter.


Quelques jours plus tard, le téléphone a sonné et je savais que c’était elle :

— Salut espèce de salaud. Alors tu crois que c’est fini comme ça.

— Je suis désolé, je suis bien avec toi, mais je sais que tu veux plus que ce qu’on vit en ce moment et moi je ne suis pas prêt à te le donner et ça m’embête.

— Ben merde, je te demande pas de te marier.

— Je sais, mais tu sais bien que j’ai eu du mal à me remettre de cette rupture un peu difficile et de ce qui a suivi.

— Arrête tes conneries, Tu voulais juste me baiser, un c’est ça ? Tu penses encore à cette étudiante, cette pauvre vierge effarouchée qui ne sait même pas faire cuire de pâtes ?

Une vierge effarouchée qui avait saccagé mon appartement et qui avait barbouillé mes tableaux de slogans douteux tels que « nul », « tu baises aussi bien que tu peins » ou encore « ton cœur est aussi fade que ta peinture ». Je trouvais le raccourci un peu juste et vexant. J’avais passé du temps à jeter les toiles barbouillées et les affaires oubliées par cette étudiante en art qui m’avait plaqué du jour au lendemain. Il m’avait fallu du temps pour me sortir les mots de la tête. Je suis revenu à la conversation.

— Lucie, tu sais bien que non, je suis bien avec toi, on passe des bons moments.

Je n’arrivais pas à m’imaginer m’installer avec elle, comme elle avait commencé à l’insinuer ces derniers jours. Pourtant c’était le plan idéal, un grand appartement, un bureau rien que pour moi à aménager.

— Ah pourtant t’étais content de me baiser, sans te poser des questions existentielles. Moi qui m’achetais de la lingerie sexy pour te plaire, moi qui posais pour toi. Toi tu voulais juste me baiser un bon coup et te barrer comme ça.

— Mais non bon sang, tu sais bien que c’est autre chose que ça, on a des gouts communs, on parle, on partage. Je suis bien avec toi mais je n’arrive pas à te donner ce que tu attends.

— Oui, mais pour t’engager là non, t’as plus les couilles.

Je ne pouvais plus supporter la conversation, je savais qu’elle était amoureuse et qu’elle attendait beaucoup. Je n'arrivais pas à ressentir plus que de la tendresse. Je me sentais un peu misérable de lui faire de la peine. Elle me disait toujours qu’elle aimait faire l’amour avec moi, que son corps m’appartenait et qu’elle devenait belle dans mes bras. Elle avait une sorte d’aisance à être nue et me montrer son corps dans la lumière comme un modèle devant son peintre. J’ai bredouillé quelques excuses et dit qu’il fallait qu’on se rappelle plus tard.

La soirée avançait doucement dans le calme retrouvé de mon appartement. Je regardais les aquarelles que j’avais réalisées depuis un mois, il y avait des choses bien. L’orage a éclaté d’un coup, un orage d’automne. Le téléphone a sonné :

— J’ai peur de l’orage. Est-ce que tu peux venir me voir ?

J’ai accepté d’aller la voir car je me sentais un peu coupable. Je suis parti en courant jusqu’à son appartement, sous la pluie. Je pensais à elle, à moi, a ses collants rouges, aux couleurs qui nous unissaient, moi dans la peinture elle dans sa vie, ses murs, ses vêtements.
Elle m’a ouvert la porte, j’étais complètement trempé, je grelottais. Elle m’a fait entrer et je suis allé dans la salle de bain. Sous la douche chaude qui me réchauffait, je me disais qu’elle l’avait sans doute fait un peu exprès. Mais en même temps elle provoquait ce que je ne pouvais pas faire moi-même, oublier mes sentiments, aller de l’avant. Je suis sorti de la salle de bain, j’ai marché vers le salon. Elle m'attendait sur le fauteuil, alanguie, nue, un bras le long du fauteuil, la tête posée sur le dossier. Le rideau était tiré. En entrant dans la pièce, je l'ai vu, nue assise dans un fauteuil rouge.

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