la femme en bleu
Louis Portejoie
Odile a mal dormi, très mal. Cette maison qui fut pourtant la sienne, se souvient encore de ses rires et de ses cris d'enfant, quand Gérard la poursuivait, déguisé tour à tour en loup, en serpent, en fantôme: elle jouait à avoir peur et alimentait son effroi en poussant des cris stridents que les murs ont gravés en couches superposées et dont la résurgence tinte encore, étouffée par toutes ces années d'absence.
Ce qui l'avait frappée, blessée, ce n'est pas tant le télégramme ni l'air de circonstance du facteur, mais plutôt le visage de sa maman, au bas de l'escalier qui menait à la porte d'entrée ; sur lequel elle avait lu immédiatement l'évidence: elle ne reverrait plus jamais son frère. Une partie d'elle-même s'était soudainement dissolue dans le présent, puis le passé, puis s'était évanouie dans les limbes de l'oubli, le temps au moins qu'elle puisse faire appel à un autre moi que celui d'autrefois : pour vivre encore, espérer encore, rire encore, aimer encore, sur les ruines de tout le reste ; malgré tout.
La robe de chambre bleue parée de dentelle blanche est un peu longue et traîne par terre dans un chuchotement de silence lourd. Odile se dirige vers la salle de bains mais le tissu se prend dans ses pieds et la fait trébucher: elle fait passer le vêtement par-dessus sa tête, le dépose sur le lit et fait demi-tour. Le carrelage est glacé et lui mord les pieds ; elle revient dans la chambre, la caresse tiède du parquet la rassure. La robe est là, vide, triste, oubliée, en attente: de quoi? de qui?
Odile ne sait plus si c'est elle qui a repassé la robe ou si c'est la robe qui s'est posée sur elle. Elle marche doucement, en traînant les pieds sur le bois dans un feulement indéterminé ; elle écoute le glissement de la robe sur le parquet ; et sans savoir pourquoi, suit le trajet le plus harmonieux, en se dirigeant au bruit, comme si elle était aveugle.
La chemise de nuit bleue, ornée de dentelle blanche, s’arrête devant un placard. Il faut ouvrir, la porte grince et résiste, puis finit par céder. Des livres, des cahiers que personne ne réclamera jamais, poussiéreux, désabusés, meurent lentement leur agonie, ensevelis dans les limbes de l'oubli. Quelques-uns pourtant appellent encore. Odile laisse sa main saisir un ouvrage. La poussière s'esquive en nuages sous le souffle baiser de ses lèvres, le protège-cahier se souvient et chuchote: «Gérard Perron: cahier de rédaction ».
Odile fouille encore et encore: d'autres cahiers refont surface. Elle les rassemble sur la table, la porte du placard se referme en silence, une page s'ouvre: «les morts gouvernent les vivants. »
Joli texte étrange, aux limites du fantastique. Dés les premiers mots, j'ai reconnu ton style et c'est ta voix que j'entendais en lisant ! Fanny (de l'atelier)
· Il y a presque 11 ans ·Fanny Finet
La fin me fait frissonner... Et cette chemise de nuit qui semble se mouvoir seule... Bravo. Carole
· Il y a presque 11 ans ·Carole Menahem Lilin
merci Carole, à l'abri de ton atelier d'écriture, je peux m'envoler .
· Il y a presque 11 ans ·Louis Portejoie