Fête de quartier

montreuil

FETE DE QUARTIER

On faisait le tour du quartier car il était en fête ce soir de juin, proclamaient les joyeuses banderoles de la place Carnot à Montreuil. Je savais bien qu'elle ne rimait à rien, cette ballade en famille que nous nous apprêtions à désunir. Mais c'est ce qu'on avait convenu : faire comme si de rien n'était jusqu'au mardi suivant. Les gosses du quartier jouaient entre eux et nous on jouait le jeu, un verre de rosé à la main. On discutait entre parents autour de tables improvisées. Jusqu'au moment où il a fallu s'occuper d'elle.

C'est un groupe d'adolescents qui nous a prévenus : il y a une dame qui ne se sent pas bien. On a immédiatement posé nos verres sur la table. Parce que Stéphane, c'est le genre de type à ne pas se poser de questions dans ces cas là. Solal nous a suivis sur son petit vélo jusqu'au bout de la ruelle qui donne sur la place. Et c'est là qu'on l'a trouvée : vautrée sur la chaussée, avec le seul trottoir en guise d'oreiller. Stéphane a tout de suite entrepris de la relever. Mais elle a repoussé sa main et l'a envoyé paître : Je suis très bien ici! Laissez moi dormir!

Notre fils de 4 ans observait la scène d'un air circonspect. Je crois qu'il était surpris qu'une femme de l'âge de sa mère - et dont le genre vestimentaire était parfaitement raccord avec celui de ce quartier résidentiel de Montreuil – puisse avoir décidé de piquer un somme sur le sol. N'ayant aucune envie de le sensibiliser aux ravages de l'alcool (d'autant plus que nous avions déjà bu 3 ou 4 verres son père et moi), je lui expliquai que la dame était malade. Je dus affiner mon diagnostic lorsqu'elle rota bruyamment. Tu vois chéri, lui confirmai-je : Elle a très mal au ventre.

Pendant que je ne pouvais m'empêcher de constater à quel point cette femme me ressemblait, Stéphane tentait d'entamer un dialogue avec elle. Vous seriez bien mieux dans votre lit, essaya-t-il de la convaincre, en lui proposant de la raccompagner jusque chez elle. Mais dans l'état où elle était, ce genre d'argument n'avait aucune prise sur elle. Elle refusait obstinément de se relever. Solal s'impatientait tandis que je continuais à penser : à quelques années près, on doit avoir le même âge.

Dix minutes s'écoulèrent ainsi et Stéphane finit par employer les grands moyens. La vue est belle d'ici. Commenta-t-il à sa voisine après qu'il se fut allongé sur le sol à côté d'elle. Un rire lui échappa. Ils commencèrent à discuter, tous les deux vautrés par terre. Tandis que je faisais – pour mon fils – mine de trouver tout cela parfaitement normal, je me surpris à jalouser leur complicité naissante. Je détaillais ses fringues à elle, couchée auprès de celui qui serait bientôt mon ex mari. Nous avions le même look, portions les mêmes cheveux courts et le même uniforme bourgeois bohème. Cette ressemblance m'effrayait : Finirai-je comme elle lorsque moi aussi je serai seule?

  

Enfin ils se levèrent. Comme moi, elle dépassait Stéphane d'au moins dix centimètres. Et c'était presque drôle, de les voir tous les deux, arrimés l'un à l'autre, sur le chemin que nous fîmes en famille pour la raccompagner jusque chez elle. Je crois avoir ri lorsqu'elle tomba, entraînant Stéphane sous son poids. Mais ils se redressèrent et nous finîmes par atteindre une maison aux jolis volets bleus. Dans la cour, à côté du paillasson, je remarquai deux petites paires de ballerines, du même modèle que celles qu'elle portait. Elle avait des enfants ? Qu'avais-je imaginé ? Elle sortit ses clés, tenta de les introduire dans la serrure sans y parvenir. Et je finis par saisir qu'il y avait un homme, un homme à la maison, tandis qu'elle criait à tue tête : Pierre tu viens m'aider? J'arrive pas à ouvrir la porte!

Après ça, nous rentrâmes directement chez nous. La fête était finie depuis longtemps. On passa les jours qui restaient à continuer à faire comme si de rien n'était. Mais je n'avais plus peur de l'avenir. Stéphane avait été capable de s'allonger sur la chaussée pour porter secours à une inconnue dans la rue. Et j'étais fière de lui. Heureuse de savoir qu'il existait des hommes dans son genre. C'est armée de cette conviction que j'eus le courage de le quitter - comme prévu - le mardi suivant.

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