Fêter ses noces d'ortie au pied des Monts Altaï
Vincent Vigneron
Lui – Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu?
Elle – Je crois surtout que la seule chose que tu vois clairement c'est ton propre délire. Tu me fais une scène en pleine taïga depuis hier. On a quitté la civilisation un jeudi. Pas besoin d'attendre le week-end pour que tu te fasses des films et que tu me pourrisses avec tes hallucinations sentimentales.
Lui – Quel culot tu as Joséphine! J'ai passé l'éponge sur toutes tes aventures passées, j'ai dit on remet les compteurs à zéro. Les voisins se rient de moi je le sais bien, ils se moquent de cet amour vibrant qui me force à passer du blanc d'Espagne sur le mur de l'infamie. Dès que j'ai le dos tourné tu repars en mode prédatrice, c'est plus fort que toi. Je suis trop bête.
Joséphine – Écoute-moi bien, les chances c'est moi qui te les donne. J'aurai pu refaire ma vie avec mon amour de fac, le chilien. Mais non, je suis restée à tes côtés comme on reste au chevet d'un grand malade. Tu es quelqu'un bourré de qualités, tu m'as conquise au Bal de la Rose un soir de canicule, tu t'en souviens? Seulement voilà, le ver était déjà dans le fruit et je ne l'ai pas vu à ce moment-là. Je n'imaginais pas quelle épouvantable jalousie m'attendait!
Lui – Oh je t'en prie hein, qu'est-ce que tu crois d'abord, et puis tout ça, ces trucs, faudrait quand même pas... et la thérapie de couple, oui voilà, je l'ai faite pour te récupérer, pour redresser toutes tes déviances, si c'est pas de l'amour ça!
Joséphine – (…) Je sais pas quoi dire tellement c'est pitoyable. Tu sais pertinemment que cette thérapie n'avait qu'un seul but : soigner ta jalousie pathologique. Tu n'es que le ventre gris du manque d'espoir.
Un vent froid s'engouffre dans la yourte. Sur le feu, le thé infuse 15 fois trop longtemps. Au loin un loup crie sa faim mais peut-être n'est-ce pas un loup.
Lui – J'ai accepté ce voyage jusqu'ici pour nous sauver (sanglots, voix brisée et les vapeurs de beurre de yak). En sortant de l'avion déjà j'ai senti que ça partait en vrille. Tu étais distante ma Joz. Sans doute que tous les hommes qui durcissent les arêtes de l'Hexagone te manquaient. C'est sûr qu'ici c'est un cheptel bien différent. Il y a surtout des ruminants (il se racle la gorge, reprend du poil de la bête). Ah ah ouais mais faut pas me prendre pour le crétin de la bande<; je t'ai bien vu partir en douce avec l'éleveur, le mec buriné qui...
Joséphine – Comment! C'est inouï! Même maintenant tu continues. Si on avait un GPS il indiquerait le point de non-retour et au-delà. Ton cas est désespéré Marc. Vraiment incurable. J'ai effectivement parlé avec Gengis, il faisait -12°C dehors et figure-toi que je n'avais pas envie de m'éterniser. Je l'ai aidé à monter l'antenne-relais pour le wifi. C'est tout. Tu vois le manque de communication jusqu'où ça mène. Tu imagines au lieu de demander.
Un bruit de mini-moteur lancinant les enveloppe maintenant. Un rongeur attaque la tente de peaux. Des congénères viennent l'aider.
Marc – Je ne veux plus rien entendre désormais. Je t'ai donné l'occasion de tout m'avouer, la rédemption par la vérité est morte à jamais.
Il fume des racines. Les propriétaires de la yourte, un couple de chamans, les conservent dans des pots de confiture.
Marc – Au début j'aurais pu passer des heures à regarder une aurore boréale sans me lasser. Tu te réfugiais dans mes bras. Nous étions une doudoune l'un pour l'autre. Ça me plaisait. Alors qu'au fond c'est comme regarder la mire à la fin des programmes. Nous sommes arrivés depuis longtemps à la fin des programmes. J'ai plié mon livret A pour une escapade en toc. Il y a des moustiques hélicoptères qui pompent tout mon sang ici, vous y croyez, vous? et c'est pas ma moindre misère. Je ne peux même pas faire confiance à la mère de mes enfants...
Joséphine – On n'a pas d'enfants, Marc.
Marc – Je ne peux même pas sombrer dans le sommeil paradoxal sans qu'il me pousse des cornes.
Joséphine – Je pars à Oulan-Bator avec Gengis.