Feu de joie

Vincent Vigneron

Les feuilles d'érable recouvrent la cendrée de ce long chemin résidentiel reliant la zone industrielle à la réserve nationale des Criantes. Depuis que le solstice a été franchi, les feuilles tombent comme de la poudre vermeille sur les ruines d'Hubert Robert.

Max sort de chez lui en sifflant. Il gonfle un sac de toile grise en le secouant et commence à le remplir de feuilles. Il siffle Hey Jude. Sa bonne humeur apparente lui fait remplir avec entrain ce sac de 50 litres rendant gorge sous la masse comprimée.

Quand il a fini, il le dépose devant la porte de sa maison.

La femme de Max est partie il y a cinq semaines de cela, comme une furie, laissant derrière elle, dans cette maison conjugale, les reliques de sa vie. Elle a déserté le nid pour des raisons qu'il a encore du mal à s'expliquer. Elle n'arrêtait pas de crier. Lui aussi du reste. Face à face, emportés par leur rage commune, ils posaient devant l'embrasure de la fenêtre, offerts en spectacle au voisinage, comme deux bonobos, gueules ouvertes, symétriques, les yeux injectés de sang. Peut-être est-ce le lieu qui veut cela, qui rend les gens fous furieux, qui leur fait rendre l'âme dans un cri. Le parc des Criantes doit son nom aux crânes néolithiques découverts par des archéologues en 1963 après un éboulement de terrain : les squelettes, tous féminins, révélaient une agonie bouche agrandie par la douleur ou la peur. Un cri fossilisé.

Max se rapproche de sa voiture, garée devant la maison, un coffret sous le bras. Il s'agit des vernis à ongles oubliés par sa femme. La plupart couvrent la gamme chromatique du rouge. Il les ouvre, un par un, et avec ce pinceau démesurément petit pour l'ouvrage à abattre, il s'applique à peindre les phares de sa voiture. Le premier n'est pas totalement enduit qu'il est déjà à sec. Ce n'est pas grave, il ira dans un magasin de bricolage et complètera son œuvre au noir avec un pot de dulux valentine en promo.

Une fois cette tâche achevée, Max le fou (comme on l'appelait à l'école, à une époque où Mel Gibson, caparaçonné de cuir, enflammait les écrans) sera prêt pour sa virée nocturne.

 

À 21 heures, il démarre sa voiture hybride qui dans un souffle descend l'allée. Les petits graviers qu'elle projette sur le bas-côté font plus de bruit qu'elle, paquebot silencieux à bord duquel un passager, un homme d'équipage, le même homme, le regard sombre et solitaire.

Un voisin qui sort les poubelles le remarque et le salue. « Merde », se dit-il. Il voudrait tant passer inaperçu, surtout ce soir-là. La route départementale traverse une forêt dense, opaque comme le ventre d'une baleine à cette heure tardive. Il se souvient d'un fait divers. Un bûcheron a tué son collègue, lui ouvrant la tête avec sa tronçonneuse puis il a couru le long de cette même forêt, les poumons en feu, atterré par la réalité qui s'immisçait peu à peu dans ses veines, ce sentiment d'irréversibilité parvenu dans le sacrum par des voies inconnues pour ne plus jamais le quitter et influencer la démarche jusqu'à la fin de vos jours.

« Ce bûcheron où est-il maintenant ? » se demande Max. L'article du journal ne le précisait pas. Il a rejoint l'obscurité, il est devenu l'obscurité, à la manière de ces chamans qui se liquéfient devant les yeux médusés des corbeaux.

Max arrive devant le porche gris marne matérialisant le début d'un village.

Il n'a pas rentré sa destination sur le GPS, ne voulant laisser aucune trace. Il se fie à une bonne vieille carte IGN et à l'espèce de bindi hindou qui en plein milieu marque l'adresse fatale.

Ça y est, il est devant la maison de sa femme. Plus précisément la maison du nouvel amant de sa femme, un mercenaire quelconque. Les rumeurs disent qu'il a fait la Légion. Un profil aux antipodes de celui de Max.

Au loin une hulotte part dans un chant flûté qu'elle module longtemps avant de s'étouffer ou peut-être de perdre les eaux. Le rapace crie bizarrement c'est sûr.

Alors Max saisit ce moment, ce kairos, pour klaxonner et arroser d'appels de phares délirants la fenêtre du salon. La bave aux lèvres, il assène de violents coups aux commandes automatisées de sa voiture. La fenêtre du salon s'ouvre et un goliath se met à hurler dans sa direction. « Tu ne m'impressionnes pas. Au contraire c'est moi qui vais te faire craquer. Retourne à Djibouti pauvre mec » vocifère le conducteur alors que de la buée masque le pare-brise.

L'homme ouvre la porte et marche à grandes enjambées vers la voiture. Voulant ménager ses effets ou sentant sa dernière heure arrivée, Max quitte les frondaisons qui abritaient sa vigie et regagne son domicile en entendant résonner longtemps dans l'habitacle une voix inconnue.

 

Au matin, la police est chez lui.

« On a vu votre véhicule devant le domicile de Mr Machin, bla bla bla, votre attitude était menaçante, c'est du harcèlement passible de bla bla bla. Mr Machin a d'abord entendu du bruit depuis son salon et une lumière rose intermittente a filtré à travers les rideaux. Sa compagne a déclaré ‘'te fatigue pas, c'est mon taré de mari''. »

Max entame un dialogue avec le jeune officier criblé d'acné. « Vous voyez bien que ma voiture n'a pas de phares roses, la drôle d'idée ! Et puis je ne l'ai pas sortie depuis des jours… Regardez, elle est couverte de feuilles ! »

Le policier prend des notes. Il semble à moitié convaincu. Max sera quoi qu'il en soit convoqué au commissariat. Il s'en moque. Il veut juste reconquérir sa femme et ne sait comment s'y prendre. Il craint de mener si maladroitement sa barque qu'elle n'aura envie que de s'éloigner encore plus de lui. C'est un gamin en pleine crise clastique qui balance ses jouets pleins de déception dans la vitrine de l'armoire, brisant ainsi les porcelaines précieuses que ses parents ont accumulées au cours des années.

Max se prépare à y retourner ce soir. Il mûrit cette idée, passe au peigne de la raison les bribes de stratégies pouvant faire de lui un fantômas parfait, quand débarque un SUV noir mat qui manque de percuter sa propre voiture. C'est le milicien.

Le légionnaire hurle, il se frappe la poitrine. Les insultes sont innovantes. Il parle un charabia incompréhensible. Max a peur mais il ne le montre pas. Chez certains la terreur se manifeste paradoxalement par encore plus d'audace. Il est en train de crier en retour (« t'es pas digne de ma femme, connard, tu débarques de la planète des singes en te croyant… ») au moment où l'homme lui explose la bouche. Ses poings météores fracassent et le sang s'insurge immédiatement, jaillit vers son agresseur. Max est tombé, il sent battre contre sa langue des osselets ou les dés mis à l'étuve sous le gobelet qui décide de la chance ou de la poisse. Une douleur horrible continue de s'abattre sur son visage. Il n'arrive plus à penser et croit être hélitreuillé au beau milieu d'un rêve. La plupart des gens ne sont pas habitués à la violence physique et quand celle-ci survient ils sont plongés dans une vapeur d'irréalité.

Le légionnaire se redresse, il se désintéresse du blessé au-dessus duquel il était agenouillé. Il ne regarde plus que la voiture dissimulée sous un tapis de feuilles byzantines. La cigarette, dont il n'avale qu'une bouffée initiale, commence à brûler le molleton végétal. L'incendie prend vite vigueur, il lèche les vitres, fait fondre les pneus. Une fois repu, il ne restera plus rien, si ce n'est une épave carbonisée, un homme écroulé à ses côtés s'accrochant au peu de lucidité qu'il lui reste c'est-à-dire à la pensée obsessionnelle que le bouquet de lys sur le siège arrière lui aussi a brûlé. 

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