Mauvaise fièvre
Arthur Sonam
J'ai de la fièvre. Mon corps refuse de bouger, vide de toute énergie, plein de courbatures qui ne répondent à aucun effort passé. C'est encore l'après-midi. Le temps s'écoule maintenant sans densité, entre mes sommeils légers et de longs frissons qui sont comme des caresses intimes le long de mes os.
Un étouffement s'est placé entre mes perceptions et le monde autour. Tout perd graduellement son sens, devient insolite en s'entremêlant à mes rêves éveillés ou non. Je ne sais plus. Ces écrans d'images perçues et imaginées en même temps me retiennent dans de molles divagations. Seul le contact physique avec mon lit moelleux, pesant, moite et tout d'un coup glacé m'accroche encore au monde. Ce monde dont je me souviens d'avoir cru avec tellement de persévérance, alors que je vois maintenant que tout cela n'était rien. Sans consistance vraiment. Rien de plus que le jeu infini de causes et de conditions. Seulement un décor accroché à la brume de mes pensées.
J'aimerais m'en souvenir lorsque ma fièvre sera tombée, demain. Lorsque ce qui redeviendra prédominant dans mon esprit, essentiel, vital, sera à nouveau de s'emparer de tout ce qui est à ma portée. J'aimerais me souvenir à quel point tout cela a si peu d'importance. Depuis mon lit, cet après-midi, ma vie ressemble à l'étrange obstination d'un insecte poussant devant lui un détritus à travers l'immensité d'un champ, tellement concerné d'aller nulle part.
La lumière décroit autour de moi. L'après-midi se dissout dans la nuit. Plus rien ne se passe. Je peux enfin me reposer.
Je me réveille à nouveau. Le temps a encore fui. Il fait nuit. Au fond de ce noir qui m'entoure silencieusement, je découvre un autre noir, plus dense. Il est toujours devant moi, quel que soit l'endroit où je pose mon regard. Rien ne bouge en lui. Il est plein d'une stabilité absolument minérale et j'ai l'impression qu'il m'attire vers lui dans une très lente spirale.
Tout d'un coup, mon cœur se serre. Ce mouvement me fait peur et cette peur est noire aussi. Elle prolifère en moi comme une contagion et assoit son emprise sur mon esprit. Dans mes veines coule une boue épaisse et froide. Je voudrais émerger, sortir, reculer, fuir, mais tout le reste s'est dissout. Il n'y a plus que ce noir dans un cercle qui pourrait être une sphère sans lumière ou bien un trou. Pas de sons. Pas de chaleur. Ma gorge est sèche, comme si l'eau de mon corps avait coulé au loin, hors de mon enveloppe. J'ai l'impression de m'enfoncer dans la terre.
L'air ! Cette évidence, n'en est plus une. Chaque respiration engloutie est un effort qui manque de souffler le reste d'énergie qui vacille encore en moi. J'ai terriblement peur de ne plus y arriver. Alors que le noir se rapproche encore, je me rends compte dans un effroi que je vais maintenant cesser de respirer.
Et je cesse. Le temps se répand comme une flaque et tout s'immobilise. Je suis suspendu dans un équilibre où la peur la plus primitive enlace peut-être un apaisement très profond. Je reste ainsi sans savoir si le temps dure encore.
Ensuite, l'espace s'est à nouveau ouvert sans que je puisse dire ce qu'il contient, où sont ses frontières, quelle est sa densité.
Je pressens soudain, sans pouvoir le discerner distinctement, que le disque noir est devenu blanc. Il se trouve maintenant au-dessus de ma tête. Il irradie une pluie jaune pâle, légère comme des particules portées par un vent d'été. Cela se dépose sur moi, me touche, me traverse et me lave de toutes impuretés dans un seul mouvement qui n'a ni début, ni fin.
Et puis je me rends compte qu'il s'est passé infiniment trop de temps depuis ma dernière respiration. Une succession de pensées folles me traverse : J'ai dû mourir ! Est-ce cela tout compte fait ? J'aurais presque envie d'en rire et me détends complètement, pour la première fois depuis toujours, je crois.
J'ai à peine le temps de pressentir qu'il va se passer quelque chose lorsque cette vitale jeunesse qui m'avait fui un peu chaque jour afflue à nouveau en moi en un seul mouvement. C'est un orgasme inverse, si puissant, où toute la semence de l'univers me pénètre en un instant avant de rejaillir hors de moi. C'est absolu !
Ensuite, je ne suis plus. Ce qui était moi avant a disparu, emporté, et pourtant j'existe encore.
L'instant d'après, une pensée merveilleuse, si infiniment parfaite, éclot dans ma conscience. Je sais alors qu'une éternité va passer à flotter dans cette lumière dorée. Tout est présent ici. Ce vide ardent me comble d'une joie immortelle.
Mais je me trompais. Il s'opère à nouveau un mouvement. C'est comme si j'étais aspiré dans un autre siphon, parcourant des cercles de plus en plus rapides. Tout perd son immatérialité brillante pour devenir à nouveau plus tangible.
Mon esprit se remplit d'images de ma vie passée. Je vois une personne qui n'est plus moi accomplir des actes en tout sens. Je ressens clairement ce qui fut bénéfique pour les autres et ce qui ne le fut pas. Il n'y a pas de notions de bien ou de mal. Seulement des faits nus qui se succèdent, accomplis sans clairvoyance. Je regrette tellement cette ignorance qui a guidé tout ces actes, tous ces choix grossiers, inutiles. C'est à cause d'elle que je m'enfonce maintenant à nouveau.
À nouveau la chair et le sang se greffent à mon esprit. J'ai perdu la lumière blanche, intemporelle et douce, remplacée par un voile rouge que je reconnais. Et puis résonne à nouveau en moi une première pulsation. J'ai un cœur. Il bat. Je vais renaitre. J'ai peur à nouveau.