Fin de route

blanzat

Paris, octobre 2015. La réglementation a évolué pour autoriser l’usage des drones à titre strictement professionnel en ville. Mais le progrès a un prix.

Paris, octobre 2015.

La réglementation a évolué pour autoriser l'usage des drones à titre strictement professionnel en ville. L'idée de base est plutôt bonne : pour désengorger le trafic urbain, inventer un nouveau report modal, plus propre, pour le transport de marchandises.

Le montage financier a même des allures de sauvetage in-extremis, puisque les statuts de la société Ecomouv' ont été modifiés pour sauver l'entreprise et la majorité des emplois. Mieux : si certains profils ne correspondaient plus à l'objet de la société, de nouveaux emplois ont été créés autour du pilotage des drones de transport.

Le projet offre donc un bilan positif : rationalisation des déplacements en ville, moins de véhicules polluants, plus d'emplois, la croissance repart.

Seulement voilà, il y a un revers à tout ça : que faire des chauffeurs-livreurs ? Quelques emplois sales sacrifiés sur l'autel de la modernité acoquinée au développement durable. Ils menacent de bloquer Paris. Pas grave disent les modernes : on passera par-dessus. Guerre en vue. On connaît déjà les perdants.

*

L'écran s'allume sur une scène où s'alignent les ministres autour du Président de la République. Sont représentés les ministères de l'économie, du développement durable et du transport, mais aussi ceux de la formation professionnelle et de l'emploi.

Tous sourient, ravis de ce qui est en train de se passer. Quelqu'un a trouvé la recette du succès, il s'appelle Gil Valérien, un entrepreneur d'une trentaine d'année, champion de l'économie sociale et solidaire. Aujourd'hui, il se tient au bout à gauche, derrière le Premier Ministre, on l'aperçoit furtivement quand la caméra balaie l'assistance.

Plan fixe : le Président prend la parole.

« Mes chers compatriotes, je suis fier de présider ici, à Metz, le lancement de la première ligne intra-urbaine de transport sans pilote à Paris. Ce projet, porté par un partenariat public-privé, est exemplaire du modèle économique que nous souhaitons développer. Un modèle respectueux de l'environnement et de l'humain. »

Des huées montent de la rue.

« Oui, souvenez-vous, il y a un an, la croissance n'était toujours pas au rendez-vous, le chômage continuait d'augmenter, mais nous avons su trouver notre second souffle et, aujourd'hui, de nouveaux horizons s'offrent à nous. C'est avec ce genre d'initiatives que nous comptons impulser un nouvel élan au cours du sommet mondial sur le changement climatique que nous accueillons au mois de décembre... »

Changement de chaîne. On passe à une vue panoramique de Paris, la caméra plane au-dessus des rues grises puis plonge vers le centre de la capitale.

L'image disparaît. La télé est éteinte. Les cris à l'extérieur sont de plus en plus fort, il y a des cornes de brume et de la musique à saturation.

*

Après avoir fourré dans sa poche de manteau la monnaie enveloppée dans le ticket de caisse, la dame s'éloigne, son cabas est plein. Le client suivant est un jeune homme d'une vingtaine d'années, il se dirige vers l'automate et appuie sur l'écran. Chaque article passe sous le lecteur et doit attendre le bip de validation avant d'être déposé à gauche. Tandis que le chariot se vide petit à petit, il prend un air de plus en plus sérieux, préoccupé, pressé. Il joue son rôle, se pare à toute éventualité, mais ça va, pas de vigile en vue.

Au fond du chariot, le sac isotherme avec les surgelés a été « oublié ».

Il termine sa transaction, toujours dans son jeu, en suivant les instructions sur l'écran, puis il remet tous ses achats dans le chariot et se dirige vers la sortie.

Mais devant les portes automatiques, un drone s'interpose. Sous l'appareil, un panneau lumineux l'invite à se diriger vers l'accueil.

Il en avait entendu parler, c'est la première fois qu'il voit ça. L'enseigne s'est dotée d'un drone de surveillance, capable de scanner les chariots et les cabas, peut-être même les clients, la polémique est née l'année dernière quand ils ont commencé à proposer des applications civiles dans différents secteurs.

Le repérer n'a pas été difficile, il a suffit de le survoler au moment du passage en caisse pour voir le sac isotherme resté au fond du chariot.

Il doit faire vite, la porte automatique est juste devant lui, un client vient d'entrer, elle est encore ouverte. Là-bas, derrière le comptoir, un vigile sent son hésitation et s'apprête à intervenir.

Ne plus réfléchir, agir. Le jeune homme se décide à courir. Dehors, les roues en plastique font un bruit de rame de métro, les bouteilles s'entrechoquent à l'intérieur dans un tintement ridicule, mais il ne lâche pas son chariot, il a déjà tourné au coin de la rue de Turenne et accélère dans la ligne droite. Il n'y a personne pour faire obstacle à sa cavale. Il jette un œil par-dessus son épaule et s'aperçoit qu'il n'est pas suivi. Il ralentit puis s'arrête pour reprendre son souffle.

Soudain quelque chose tire sur son cabas, ses courses s'envolent au-dessus de lui puis repartent vers le magasin.

*

Le PC sécurité est plongé dans une semi-obscurité, seuls les écrans de surveillance jettent une lumière froide. La pilote du drone de surveillance vient de pousser un cri de victoire.

« Yes ! »

C'est sa deuxième journée de travail et elle vient de récupérer pour la troisième fois de la marchandise volée. Elle aurait pu mieux faire hier, mais l'ado a réussi à lui échapper en entrant dans un immeuble.

Son chef ne partage pas son enthousiasme.

« T'en fais trop, Nellie, je t'ai déjà dit de pas sortir du périmètre !

- Mais j'ai récupéré un cabas complet ! C'est tout bénéf', soit le gars revient pour payer les surgelés qu'il a planqués, soit il abandonne tout, même c'qu'il avait déjà payé !

- On t'a dit de sur-vei-ller, ok ? Tu nous fais une trop mauvaise pub là ! Si tu me refais un coup pareil j'te fous dehors c'est compris ?

- …

- Oh !

- Oui chef, pigé ! »

Cette phase de test est décisive, car l'avenir de sa société en dépend. Si ses drones sont associés par ses clients à des chiens enragés, le business sera tué dans l'œuf. Il faut qu'elle comprenne ça, son argument marketing n'est pas de remplacer les gros bras de la sécurité, mais un savant mélange de discrétion et de high-tech à prix modique.

« Et puis pendant que tu cours derrière les voleurs, qui surveille le magasin, hein ? »

Nellie ne répond pas, elle fixe son écran et pense à son copain Benjamin qui a été pris dans l'unité d'intervention de la BAD. Veinard.

*

A Metz, l'allocution présidentielle vient de prendre fin, Gil s'éloigne de la tribune et rejoint les pilotes dans la salle de contrôle. C'est un espace immense au fond duquel un écran géant est éclaté en dizaines d'écrans plus petits affichant les caméras embarquées des drones de transport. Un petit contingent de techniciens pianotent activement sur des ordinateurs portables dans un coin, tandis que le reste de la salle est occupé par des cages d'un mètre carré chacune. Chaque alvéole est occupée par un être humain, homme ou femme, vêtu d'une combinaison noire munie de capteurs. Ils n'ont pas de tête mais un casque léger soutenant de grosses lunettes. Ce sont les informaticiens d'Ecomouv' recyclés en pilotes de drones. L'équipe d'ingénieurs originelle a été rapatriée de Paris à Metz pour monter le projet « Pass-au-Vert » en temps record. Ils constituent le bataillon qui supervise les opérations dans le carré technique.

Quant aux agents du centre d'appel, formés pendant six mois au renforcement linguistique et au droit du transport, seul un quart a pu être maintenu pour les tâches administratives et commerciales, soit un peu moins de trente personnes.

Gil est content de lui, il a sauvé des emplois et récupéré une société vouée au rebut pour un euro symbolique. Les anciens actionnaires l'ont cédée l'année dernière après l'impasse de l'écotaxe. La société devait collecter la taxe sur les poids lourds et gérer les infrastructures, mais l'opposition farouche des professionnels eut raison du dispositif, si bien que le gouvernement dut rompre le contrat public-privé.

Gil avait suivi de près cette affaire et s'était manifesté au dernier moment pour proposer un projet inédit qui s'appuierait sur la structure d'Ecomouv'. Il eut l'idée de génie de reprendre les caméras des portiques de péages, ainsi que plusieurs éléments de l'infrastructure originelle, pour constituer une première flotte de drones de transport. Le dossier complet et le financement à faible coût avait séduit le ministère de l'écologie. Les médias s'enflammèrent sur la success story du jeune entrepreneur.

Toutes ces années dans l'économie solidaire l'ont mené jusqu'ici, sous les projecteurs, grâce à ses idées, ses initiatives.

Le moment est décisif pour sa carrière, la tension lui procure un frisson de plaisir. Il ne peut plus s'arrêter de sourire, malgré les atrocités qui s'affichent à l'écran.

L'image montre le dos d'un CRS sur le toit d'un camion. Il tient par le col un homme apeuré qui tente de se protéger avec ses mains, mais les coups de matraque pleuvent et il ne se défend plus.

Son téléphone sonne. Le chargé de communication du Président semble très inquiet.

« Monsieur Valérien, nous avons un souci, des images circulent sur la manifestation en cours…

– Oui, j'ai vu, répond-il calmement. Il faut régler ça.

– Mais nous ne savons même pas d'où ça vient !

– On le sait parfaitement, seul un drone peut passer au-dessus de la mêlée et filmer comme ça.

– La situation est critique, s'enflamme son interlocuteur, il faut éviter ce genre de fuite !

– C'est votre affaire », répond Gil avant de raccrocher.

*

La rue Saint-Antoine est l'axe principal depuis la place de la Bastille pour rejoindre les arrondissements du centre de Paris, rive droite.

Les camions viennent des entrepôts et hubs logistiques de la grande banlieue est par l'autoroute A4, franchissent le périphérique par la porte de Bercy et s'égaillent dans les rues de la capitale. C'est un va-et-vient incessant, la circulation sanguine de la ville, un sang gris et noir qui l'innerve, la fournit en plastique, métaux lourds et précieux, biens de consommation et consommables.

Depuis Bercy et le quai de la Rapée, les véhicules remontent le long du bassin de l'Arsenal jusqu'à Bastille, certains continuent au nord vers le Xe et le XVIIIe arrondissements, d'autres tournent à l'ouest et visent Châtelet ou l'avenue de l'Opéra. Ils empruntent la rue Saint-Antoine.

C'est là qu'ils se sont donné rendez-vous, des centaines de véhicules, du semi-remorque au scooter, des chauffeurs, des livreurs, des coursiers.

On ne les attendait pas.

Les syndicats se sont vu refuser toute manifestation. La Préfecture de Police a mis en place une cellule de veille chargée de scruter les réseaux sociaux, intercepter appels et messages. Les fourgons de CRS ont été déployés sur tous les carrefours stratégiques, la capitale était sécurisée et prête pour la première tournée volante.

Mais personne ne s'attendait à ça.

À 6h00 du matin, Paris était calme, l'A15 s'embouteillait gentiment, le boulevard périphérique se remplissait de son trafic exsangue habituel et les premiers camions effectuaient leurs livraisons aux magasins.

À 7h00, le jour s'est levé, ciel voilé, circulation dense. On attendait le premier drone en provenance de Combs-la-Ville deux heures plus tard, après le lancement par le Président.

À 8h00, tout a basculé.

Tous les véhicules de transport de marchandises du quartier Bastille ont afflué vers la rue Saint-Antoine. En dix minutes, la moitié de la place était bouchée, les CRS n'ont rien pu faire.

*

Benjamin pouffe de rire en lisant le texto de Nellie :

« Fé chié conar 2 boss ta tro 2 Q ».

Il porte une combinaison bleue similaire à celle des pilotes de Pass-au-Vert'. Le casque est identique, mais arbore un drapeau tricolore au niveau des tempes.

« Messieurs ! »

La voix du capitaine Santos tonne au-dessus de la salle de pilotage de la Préfecture de Police. Il s'agit plus exactement d'un bureau de la direction de la sécurité de proximité qu'on a vidé de son mobilier. L'espace ainsi dégagé accueille désormais la douzaine de pilotes du corps nouvellement constitué de la Brigade Aérienne à Distance (B.A.D.).

Les membres de la flotte se mettent au garde-à-vous face au capitaine Santos.

« Le Préfet vient d'ordonner le déploiement immédiat sur le secteur Bastille. Mais avant ça vous devez être au fait des événements. Voilà le topo : nos collègues au sol ont été vite dépassés par un engorgement éclair du trafic. Les manifestants n'utilisent pas les canaux habituels type internet ou réseau mobile, il semblerait qu'ils communiquent par bouche-à-oreille et radiocommunication type CiBi, nous n'avons pas les moyens d'intercepter leurs échanges. Les équipes sur place ont tenté d'extraire les chauffeurs de leurs véhicules mais ils se sont tous échappés pour se réfugier dans la rue Saint-Antoine. Les véhicules abandonnés forment une barricade trop importante pour être déplacée ni même franchie. Votre mission est de passer de l'autre côté de l'obstacle et contenir les débordements des manifestants. Nous devons sécuriser le périmètre pour assurer le passage des drones de transport. Vous maintiendrez votre position le temps qu'on redéploie les véhicules au sol pour une manœuvre de contournement. Des questions ? »

Benjamin lève la main.

« Perrin ?

– Mon capitaine, quelles sont les consignes si les manifestants résistent ? »

Le capitaine Santos plante son regard dans celui de Benjamin avant de s'adresser à la cantonade.

« Les ordres du Préfet sont clairs, nets, et précis. Tout contrevenant doit être : neutralisé. »

Il marque une infime pause puis reprend sans laisser de place à la moindre remarque.

« Autre chose : il semblerait que des drones non autorisés survolent le secteur et filment les interventions des patrouilles mobiles pour restitution simultanée aux médias, vous êtes autorisés à les abattre sans sommation. A vos postes ! »

*

Saïd est accueilli par des hourras quand il arrive à se dégager du capot du Jumpy sur lequel il a dû ramper pour les rejoindre. Ses collègues l'aident à se redresser, puis quelqu'un lui glisse un gobelet de café fumant dans les mains.

Tout le monde a oublié qu'il fait froid ce matin.

Quelques minutes plus tôt, il échappait de justesse aux tirs de flashballs qui venaient de faire voler en éclats le pare-brise de son Vito.

À côté de lui, un autre chauffeur n'a pas été aussi chanceux. Un CRS a réussi à l'extraire de son J9, puis l'a traîné sur le toit de la camionnette pour le passer à tabac. La matraque faisait jaillir un peu plus de sang à chaque nouvelle frappe. Le corps du malheureux était inerte. De là où il était Saïd voyait sa tête pendre en arrière. Au-dessus d'eux planait un drone qui braquait sa caméra sur eux.

Maintenant, il se sent plus en sécurité. Autour de lui, des centaines de livreurs vont et viennent au milieu de la rue Saint-Antoine, ils s'interpellent, se tapent dans le dos, discutent debout devant les portes arrières d'un camion dans lequel fume une cafetière et crache une sono.

Saïd est encore un peu sonné, il reste quelques instants appuyé à une portière, buvant son café sans y penser, puis il se rappelle qu'il a des cigarettes sur lui.

Il sourit en fumant sa gauloise, et continue de les regarder, ces hommes et ces femmes de tous âges, de toutes origines, forçats de la route comme lui.

Saïd est louageur, c'est-à-dire qu'il livre des colis pour le compte de grands groupes avec son propre véhicule. Officiellement, il est son propre patron, mais le patron, c'est DHL, son unique client. Et DHL a des centaines de sous-traitants comme lui, pour lesquels il n'y a ni charges, ni carburant à payer.

Le pacte de responsabilité a fait oublier l'externalisation, mais elle est toujours là.

Ces personnes autour de lui se sont réunies après l'annonce de l'ouverture de l'espace aérien aux drones de transport. Dans les entrepôts et dans les bars, les stations services et les aires de repos, on ne parlait que de ça. Au début, ce n'étaient que des conversations banales sur la politique gouvernementale, chacun avait sa critique et son opinion à l'emporte-pièce sur le modèle du « tous-pourris ».

Puis, à la rentrée 2015, on s'est mis à parler plus bas, les dents serrées. Les chauffeurs enrageaient de plus en plus doucement, à la limite du silence. Sans se concerter, chacun ruminait sa rancune dans son coin, comme un cocu qui n'arrive pas à pardonner.

Et dans la semaine qui a précédé cette matinée grise d'octobre, ils se sont remis à parler, mais toujours en sourdine. Chacun jurait sur lui-même ou ses enfants qu'il irait se mettre au milieu d'un carrefour pour cracher sur le premier drone qui passerait.

Saïd sourit encore. C'est à la Bastille qu'a débuté la Révolution Française. Est-ce un hasard ? Un bon présage ?

« Putain qu'est-ce qu'il fout le môme avec les saucisses ? » s'impatiente un homme à côté de lui.

Saïd sort de sa torpeur et le regarde. Il pense un instant que la question lui était adressée et qu'il doit dire quelque chose. L'autre se rend compte qu'il a pensé tout haut et s'explique :

« C'est mon gars, je l'ai envoyé au G20 des Francs-Bourgeois pour nous ramener de quoi faire des grillades, il devrait déjà être revenu… »

*

Le bruit des sirènes au loin lui rappelle que ce n'est pas le moment de regarder passer les drones. Surtout quand ils embarquent dans les airs vos courses à moitié payées.

Franck ne lui a donné que vingt euros, il ne peut pas retourner acheter ce qu'il a volé, mais il ne peut pas revenir les mains vides non plus. Il prend une seconde pour réfléchir, plus serait excessif, il faut faire vite.

Il enfonce sa casquette au ras des yeux, remonte sa capuche et serre les cordons, puis il fonce vers le magasin.

Le drone vient de passer les portes automatiques avec le chariot, celui que Franck lui a confié. Le vigile débarque aussitôt, l'attitude et la tenue du jeune homme ne laissent aucun doute sur ses intentions. L'individu a attrapé le collecteur de piles usagées et le jette violemment sur lui, puis il saute sur un comptoir de caisse et de là prend un nouvel élan, les deux pieds en avant.

L'agent de sécurité n'a pas le temps de se ressaisir après avoir reçu une volée de vieilles piles en pleine tête, il reçoit un coup violent derrière la nuque et s'écroule inconscient.

Le directeur et les employés assistent pétrifiés à l'agression, tandis que le jeune homme bondit à nouveau et attrape au vol le chariot toujours porté par le drone. L'appareil ne résiste pas longtemps et tombe à son tour.

« Bâtard ! » crie Nellie derrière son écran.

Elle peut voir à l'image le voleur repartir avec son butin.

« T'es virée », dit sans émotion son chef au fond de la pièce, « et moi j'suis foutu ».

*

La tension monte dans la salle de contrôle. Les pilotes ont retiré leurs casques et scrutent le mur d'écrans. Faute de pouvoir commencer les livraisons, on regarde les chaînes d'information qui font défiler les mêmes images de la Bastille bloquée par les camions, les mêmes scènes de violences policières contre des manifestants sans arme.

Les téléphones sonnent en continu : ce sont les clients et l'entrepôt de Combs-la-ville qui s'impatientent. Tout le monde en a assez d'attendre, mais personne n'est aussi nerveux que Gil. Son sentiment de toute-puissance s'est un peu effrité. Les sites de Metz et Combs-la-ville attendent ses instructions, il a toutes les cartes pour assurer d'ici les opérations sur Paris, mais ces barbares de routiers se dressent sur sa route.

Lui, Gil Valérien, symbole du progrès, l'aventurier entrepreneur schumpétérien, le voilà bloqué par les vestiges des Temps Anciens. Dès les premières barricades, il a téléphoné directement au Président de la République pour proposer une solution rapide et conforme à son état d'esprit : passer au-dessus.

Mais le Président a passé la main au Préfet, qui a opposé à Gil l'ordre public et la nécessité de reprendre le contrôle de la situation.

Une heure plus tard, Gil fait les cent pas et tapote son Blackberry sur la paume de sa main. Le forcer à l'immobilité est inacceptable. Il rappelle pour la dixième fois le Préfet.

« Je ne peux pas attendre plus longtemps, mes clients considèrent déjà l'opération comme un échec. Je leur vends une solution propre qui s'affranchit des aléas de la circulation et tout est au point mort pour deux semi-remorques ! C'est une question d'image, et vous n'êtes même pas capable de bloquer les vidéos qui montrent vos hommes les bastonner !

– Monsieur Valérien, vous avez l'appui du Président, mais je dois suivre la procédure. Une manœuvre de contournement est en cours pour encercler les manifestants. Et ce ne sont pas deux semi-remorques, mais des centaines de véhicules collés les uns aux autres de façon anarchique. Il va être très compliqué de les dégager, d'autant plus que les conducteurs que nous n'avons pas pu appréhender sont partis avec les clés. Vous n'avez pas idée de ce que ça veut dire : ces hommes se sont servi de leurs propres véhicules, leur propre outil de travail, la plupart sont endettés pour ça, ils se sont mis en danger, ils sont prêts à tout !

– OK, s'exaspère Gil, je dois donc insister : qu'attendez-vous pour lancer l'assaut ? Vous disposez d'une flotte aérienne, non ? Vous l'avez dit, clairement, j'ai l'appui du Président, l'appui total, donc jouez votre rôle, ouvrez-nous la voie, je lance les livraisons !

– Il est curieux que vous me rappeliez mon rôle, Monsieur Valérien, dit le Préfet d'une voix calme où pointe une colère sourde. Vous ne vous rappelez sans doute pas la réunion que nous avons eue au début de l'année sur votre projet. Quand je vous ai fait part de mes réserves sur votre projet de lancement à Paris, vous m'aviez demandé, je vous cite, de sortir de mon étiquette, pour oser aller de l'avant. J'étais effectivement dans mon rôle d'appel à la prudence, mais vous n'en avez fait qu'à votre tête. Vous auriez pu faire un premier test à taille réelle sur une agglomération plus modeste, mais votre orgueil refusait de se contenter de si peu. Vous vouliez une vitrine ? Monsieur est servi !

– Je préfère mettre un terme à cet échange », répond Gil laconiquement et il coupe la communication.

Le Préfet a cruellement raison, s'avoue-t-il à lui-même. Un premier essai à moindre échelle était possible, l'échec n'aurait pas été si cuisant. Mais Gil ne fait pas marche arrière, il avance, et avec des si, on mettrait Paris en bouteille.

Il pianote à nouveau sur son téléphone et appelle le Président. Cinq minutes plus tard, l'équipe de la BAD est en route pour la Bastille.

Non, l'homme ne recule pas, il avance, et Gil a encore un coup à jouer. Une collaboratrice s'approche :

« Gil ? L'équipe télé est arrivée, ils vous attendent. »

*

Le poste de télévision est à nouveau allumé.

Un reportage refait l'historique des événements depuis le début de la journée, tandis que s'enchaînent les images de la place de la Bastille saturée de véhicules de transport. Puis de nouvelles images de violence prises en plongée : un petit groupe de CRS encercle une camionnette dans laquelle un chauffeur est bloqué. Il n'a pas pu sortir, coincé des deux côtés par d'autres véhicules, impossible d'ouvrir les portières ni même de passer par la fenêtre.

Soudain, l'un des CRS sort du cercle et saute sur le capot armé d'une barre de fer, puis fait exploser le pare-brise. Aussitôt, un collègue s'approche et jette une grenade fumigène dans l'habitacle. L'occupant ne tarde pas à sortir en hurlant. Le malheureux, la tête en sang et couverte de bris de verre, les yeux rouges et de la bave sur le menton, se laisse faire et disparaît derrière la ligne de boucliers anti-émeute, traîné au sol par les cheveux.

On passe à une nouvelle scène, où un livreur de pizzas à emporter est appréhendé aux abords de la Bastille.

« Les CRS semblent pris de panique, dit le présentateur en voix-off, tout ce qui ressemble à un engin de livraison provoque des interventions plus ou moins musclées, comme le montrent ces images exclusives. Thierry ?

– Oui, vous avez TOUT à fait raison Patrick, reprend un chroniqueur. Quand on sait que le Président voulait laisser une trace dans l'histoire sur les questions environnementales, et à deux mois à peine du sommet mondial pour le climat à Paris, la situation est loin de lui être favorable. Mais ce qu'on voit sur ces images, c'est surtout la situation trrrès difficile dans laquelle se trouve le Préfet. On le voit bien, en effet, il doit à TOUT prix disperser les manifestants, comme on le disait tout-à-l'heure et à juste titre, sinon l'armée devra intervenir et il lui faudra, malheureusement, en effet, passer la main...

– Merci Thierry, l'interrompt le présentateur qui revient à l'antenne dans un coin de l'écran, nous allons maintenant du côté de Combs-la-ville où Sandra Vigier est en duplex. Sandra ? Il semblerait que les choses bougent à l'entrepôt de Pass-au-Vert ? »

La journaliste apparaît en plein écran, micro à la main devant un hangar immense. Derrière elle, un engin volant de la taille d'un avion privé effectue une manœuvre en vue d'un décollage imminent.

« Oui Patrick, je me trouve ici devant les locaux de Pass-au-vert, anciennement Ecomouv', et vous voyez derrière moi les méga-drones, qui constituent la surprise de cette opération. Pour nous en parler, Gil Valérien, créateur du projet et jeune directeur de la PME, nous a rejoint. Monsieur Valérien, bonjour...

– Bonjour, et bienvenue. »

Il garde les mains dans le dos et garde toujours un petit sourire. Sa voix est calme et posée, mais ses explications laissent entendre une vraie passion pour ce qu'il fait.

« Alors les appareils que nous voyons derrière nous, vous les avez gardés secrets jusqu'à aujourd'hui. C'était assez habile de votre part de garder un atout dans votre manche. Ils font partie de la flotte de drones qui volera vers Paris, n'est-ce pas ?

– Oui, effectivement. Nous les appelons Méga-drones, nous les avons développé en partenariat avec les groupes Thalès et Dassault. Techniquement, il s'agissait de relever un défi à la fois logistique et industriel. Nous voulions répondre aux besoins de transport de marchandises de façon globale, c'est-à-dire nous positionner sur les petites livraisons type messagerie, mais aussi les grandes liaisons type poids-lourds. Je ne dirai pas que c'était habile, vous savez, nous présentons aujourd'hui le produit d'un an de recherche et développement de pointe, il était normal que nous gardions une certaine confidentialité à ce sujet...

- Quelle est la capacité de ces Méga-drones ?

- Leur vocation est de remplacer une remorque de 44 tonnes en charge utile. Ils peuvent donc emporter jusqu'à 40 tonnes.

- Vous n'avez pas peur qu'ils prennent trop de place dans le trafic urbain ?

- Vous savez, j'en reviens toujours à la double lecture qu'on peut avoir de Pass-au-Vert, vous pouvez l'entendre aussi en anglais pass-over, passer par-dessus, c'est le but de notre action, exploiter un territoire vierge mais parallèle au trafic urbain et qui maintient le niveau de service. Le ciel est encore une nouvelle frontière à conquérir.

– Passer par-dessus, c'est ce que vous dites aussi aux routiers qui bloquent actuellement la place de la Bastille ? »

Gil prend un moment pour répondre. Les mains dans le dos, le mince sourire et la voix calme, il répond.

« Je leur dis que je comprends complètement leurs problématiques, mais qu'il s'agit d'aller de l'avant, que nous ne sommes qu'un nouvel acteur du transport de marchandises et que nous sommes porteurs d'une innovation en accord avec des principes de développement durable. »

Le poste de télévision s'éteint.

Le jeune homme qui regardait s'approche de la fenêtre de son appartement. En bas, les chauffeurs-livreurs s'agitent autour des barbecues improvisés, sur fond de musique saturée.

Dans sa main, un smartphone à partir duquel il pilote le drone qui filme les interventions des CRS. Il fait glisser son pouce sur l'écran puis porte l'appareil à son oreille, sans quitter la rue des yeux.

« Oui, c'est moi, prévenez la rédaction, qu'ils sortent l'artillerie, il va y avoir du lourd. »

*

Abdou est finalement revenu avec les courses, il n'a pas parlé de ses mésaventures avec le drone vigile. Franck l'a sermonné pour la forme mais l'ambiance générale n'est plus aux débordements. Quelques groupes de syndicats les ont rejoint et entretiennent le feu militant à coup de slogans crachés dans le mégaphone. Les routiers et les livreurs reprennent les antiennes machinalement, la lassitude se lit de plus en plus sur les visages.

Saïd est assis au milieu de la rue Saint Antoine sur une chaise pliante, il ne sait pas d'où elle vient ni à qui elle appartient. Penché en avant, les coudes sur les genoux et les doigts croisés, il regarde par terre.

Il ne voit pas le pavé mais la journée foutue, il se demande comment il va récupérer son Vito, si l'assurance va accepter le remplacement du pare-brise, il commence à se dire que si ça s'éternise, il va devoir réfléchir à une solution pour rentrer chez lui. Sa femme va s'inquiéter, il n'a pas osé la prévenir de ce qui se passe. Il y a le crédit de l'appartement, celui du camion, celui de la voiture, les factures de crèche en retard. Et s'il n'avait plus de boulot ?

Au moment où il se redresse, un drone passe à toute vitesse juste au-dessus de lui. C'est un petit appareil qui ne vole pas très droit, il y a même des fils qui pendent sous l'engin.

A quelques rues de là, le bureau du PC sécurité du G20 des Francs-Bourgeois résonne des coups frappés sur la porte fermée à clé. De l'autre côté, une voix hurle :

« Nellie ! Ouvre tout de suite, j'te jure que tu vas le regretter petite merdeuse ! »

A l'intérieur, la jeune femme est concentrée sur son moniteur et manipule nerveusement le joystick, puis elle lâche un « yes ! » triomphal.

Elle vient de repérer sa cible.

Abdou est assis sur le toit d'un Kangoo, les jambes pendantes. Il discute avec Franck et se fend de temps en temps d'un rire gras. Il n'a pas vu le drone monter haut dans le ciel au-dessus de lui, puis plonger en piqué sur son crâne.

L'appareil ne pèse pas plus de cinq kilos, mais l'impact est suffisamment violent pour le faire chuter aux pieds de Franck. Ce dernier se penche vers le jeune homme et met un certain temps à comprendre ce qui vient de se passer. Il se tourne vers ses confrères :

« Eh les gars ! Ça y est ils nous bombardent avec leurs merdes volantes ! »

Il ne croit pas vraiment à ce qu'il dit, mais quand il se penche à nouveau sur le corps sans vie d'Abdou, il comprend que la situation va dégénérer.

*

Benjamin est immergé dans le contrôle de son drone. Son esprit n'est plus dans une salle de la Préfecture de Police mais à plusieurs mètres au-dessus du sol. Il a contourné la barricade par l'aile droite avec son escadre, tandis qu'un autre groupe prenait par la gauche.

En arrivant sur les lieux, il aperçoit un drone non-identifié, il ne sait pas que c'est celui piloté par son amie Nellie. L'appareil monte en chandelle puis plonge vers un civil assis sur le toit d'une voiture. La cible s'écroule, le drone kamikaze gît en mille morceaux sur le sol.

« Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? dit la voix du capitaine Santos dans son casque. Perrin ! Faites-moi le tour et trouvez-moi l'appareil intrus, abattez-le au premier contact visuel !

- Bien reçu, capitaine ! »

Benjamin prend de l'altitude pour observer les alentours, puis il repère à l'opposé de sa position le drone qui filme les opérations et alimente les chaînes d'informations.

« Contact visuel établi, je verrouille la cible. »

Un canon sort de son drone et tire sur l'engin indésirable. Raté. L'autre prend la fuite mais ne quitte pas l'espace au-dessus de la barricade. S'ensuit une course dans les airs, Benjamin tire à plusieurs reprises et manque son coup à chaque fois.

Une balle perdue finit dans la tête de Saïd assis sur sa chaise pliante. Dès lors, les chauffeurs-livreurs paniquent et tentent de s'enfuir, mais l'équipe de Benjamin les encercle et tire à vue.

*

La télévision est allumée. On voit le présentateur du journal s'adresser à la caméra.

« Pour commenter ces images terribles, nous sommes en communication exclusive avec celui qui filme actuellement ces événements. Bonjour, vous souhaitez rester anonyme et préférez être cité comme un citoyen lanceur d'alerte. Pouvez-vous nous dire ce qui vous anime au vu de telles actions ? »

L'écran diffuse les scènes de massacre tandis que le pilote du drone poursuivi par Benjamin s'exprime par téléphone.

« Ce qui m'anime ? La volonté de faire savoir ce qui se passe bien sûr, mais je suis choqué, profondément choqué…

- Vous estimez que la police a franchi une barrière ?

- On n'en est plus là, c'est plus global. Aujourd'hui, ces hommes qu'on tue devant vous ne sont qu'une poignée, ils roulent au diesel, mais ils auraient roulé à autre chose si on leur en avait laissé l'occasion. Ils se sont retrouvés otages du système, otages du progrès. Au nom du progrès, on passe en force, on oublie l'humain, de nobles ambitions comme celles de Gil Valérien peuvent cacher des souffrances et des laissés-pour-compte, tout le monde n'avance pas en même temps. On nous dit : c'est l'avenir, c'est mieux qu'avant, ça coûte moins cher, ça pollue moins... Mais qui paie exactement ? Est-ce que les métaux rares utilisés pour ces technologies sont un vrai gain au regard de l'environnement ? En face, les antis disent : et notre passé ? Notre héritage ? C'était mieux avant, on se débrouillait avec ce qu'on avait. La vérité, c'est que l'un et l'autre disent la même chose : on ne veut rien changer à nos habitudes, ne pas nous remettre en question mais tordre le réel et le court des choses, le progrès c'est maintenir notre mode de vie à n'importe quel prix. Les deux ont tort, parce qu'un passéiste vit autant dans ses phantasmes qu'un futuriste, chacun est dans l'erreur car la seule vérité est l'instant présent, et ce que l'homme fait de lui-même. »

*

En début d'après-midi, les méga-drones arrivent à Bastille, première livraison officielle de Pass-au-Vert. Ciel dégagé, rue encombrée.

Signaler ce texte