Fin de siècle
eukaryot
Se souvenir, c'est placer deux miroirs face à face, et contempler les reflets de reflets de reflets jusqu'à la disparition, jusqu'à la cendre, c'est à dire jusqu'à ce que le pouvoir d 'évocation, qui préside à la magie, finisse par lui laisser complètement place.
On ne se souvient pas. On évoque, on invoque les images, on les teinte. Ne pas se souvenir, au fond. Qui se souvient? Personne, celui qui dit cela ment, se ment. C'est de l'évocation,et ce chamanisme d'invocation teinte- toujours sa petite couleur, comme sa musique à soi- pour rendre digeste, pour supporter, pour abolir le mal, exorcisme récursif.
Mise en abîme, images d'images, le vrai à jamais disparu. Et chaque nouvelle évocation est un tableau , de plus en plus lointain, imprécis jusqu'à ne devenir qu'un paysage. . Trace, écho qui vient encore sonner son jazz. Soirs.
Se souvenir du souvenir. Les images s'adoucissent cicatrisent. . Peu importe, blonde ou brune, c'est là.
Le décor : un salon, dans un hlm que tout le monde connait. Trois barres, rouges et grises, jetées verticalement, superbes dans leur déréliction, dans leur pourriture. Immigrés préfabriqués, années 60. Vestiges d'une banlieue qui ne se souvient plus, faute d'avoir hérité. Les petits dealers stationnés dans le hall assurent une certaine sécurité, à condition de pardonner les feux réguliers dans les vides-ordures. Ils gardent au fond la fascination du gosse pour le camion de pompier, et ils ont trouvé le luxe de se l'offrir en vrai. On passe ce porche, on tourne à gauche en longeant un square devenu au fil des années le club des camés du coin (seringue obligatoire et puanteur exigée) . Un digicode triste et une porte défoncées accueillent. Le hall incertain. , puis l'ascenseur, où flotte à jamais le relent de trois générations d'urine. HLM. Quatrième étage. Couloir anonyme. Porte au fond, A.
Du crépi aux murs, oui! Blanc sale, précisément. Là avant qu'on arrive, mauvais présage de l'impuissance. C'était le crépi qu'on avait remarqué de suite, en arrivant. J'étais tout jeune, et ce crépi ne cessait de m'étonner. Couloirs, salon, partout. Pourquoi? Je parcourais ce couloir en y frottant mes doigts, ravi de l'engourdissement qui les gagnaient, puis par habitude, comme une superstition. Ce couloir me terrifiait la nuit, et même adulte, je le parcourais dans le noir le plus rapidement possible, poursuivi par un maniaque, un monstre, n’importe quoi, une présence, une présence et maintenant je cours jusqu’à ma chambre, mes petites jambes persuadées qu’en une fraction de seconde une main glacée rapace choppera mon épaule et m’emmenera faire un tour dans les ténèbres.
Nous nous sommes petit à petit habitué à cet espace, où nous allions grandir. Enfance heureuse, sisi. Des après midi entourés de jouets, de jeux, de livres, et de sucreries. De l'âme en ce lieu, nous l'habitions, nous le hantions. Hante, l'endroit où les animaux viennent se nourrir. C'était un peu cela. Nid. La chambre aux lits superposés, défoncés, le coffre à jouets à merveilles en dessous, où nous planquions le chat pas forcément d'accord mais résigné, où nous foutions des fois le feu en cachette, en bordel permanent, qui avait presque acquis le statut d'entité propre. Notre bordel. Y'avait des apres midi à ne rien dire, à lire ou dessiner, à jouer à passer le temps. On avait pas encore l'idée de courir après tout ça, puisque nous l'incarnions! L'espoir avec les gosses, c'est qu'ils le restent! Avant que leurs rêves soient autres, deviennent fabriqués et entassés les uns sur les autres, perdus. Le rêve inaltéré brut.
Ses tableaux, partout, accrochés pour masquer, observent les drames, omniscience silencieuse - présages muets. A venir. Le dimanche, le salon télé éteint sa toile sur le chevalet, ses doigts qui hésitent, parcourent, raturent, effacent, retouchent. Un tableau, un autre, un rythme de touches qui se révèlent, notre salon comme chambre noire comme antichambre de sa magie. Brune gauloise. Cela je me rappelle. Son arôme, associée à lui, flottait en permanence, les volutes que je regardais apparaître, révélées par le soleil qui filtrait à travers la poussière des fenêtres, un monde calme. Tabac et cafés froids. Dimanches immobiles. Coulaient.
L'homme sur le pont ne regarde pas le spectacle, à jamais indécis. Il se tourne, figé dans l'instant précis où il hésite. Il n'ira jamais nul part, pourtant il est la, partout.
Un vieux saxophoniste, le visage grave, son saxophone serré contre lui -comme une arme. Ses yeux anxieux contemplent hors cadre, fuient le spectateur. Je me suis toujours demandé quelle présence le troublait ainsi. Trois billes devant une photo. Un bol de café pas terminé, froid, le béret, le paquet de clopes posés sur la table, nappe à carreaux. Première chose vue le matin pour lui. Quotidien. Heureux, de ce que j'en évoque. Jouets, école, jeux, sorties. Canal de L'Ourq baigné soleil, yeux plissés sur le sable blanc gravier au sol, pétanque à casquettes et berets, jeunes à casquettes qui brûlent un cône sur un banc. La rue cause, sa voix la rumeur, et les éclats de rires viennent mourir sur les flaques de soleil et les plaques de béton.
Square, près du pont magique qui monte et descend. Quartier à l'abandon en vie. Le nord-est de Paris était à l’époque un infâme salmigondis de camés, de putes, de pauvreté d’immigré en dérive, de petites racailles à jogging baskets, de dealers malins qui quittaient les lieux sitôt leur affaire faite, pour d’autres quartiers moins sales, pas cons les mecs.
Nous allions, souvent le dimanche, chez ma grand mère, concierge quasiment jusqu'à la fin, vrai pan de l'histoire parisienne...
Les concierges se meurent dans les mémoires alors que Paris devient anonyme et glacée.
Les murs ne racontent plus rien, et les traces humides des jours de pluie sur les murs de la loge ont laissé place à un cabinet d'avocat .
Le merdique érigé en paradigme, pour ainsi dire. Les habitants de l’immeuble ne se croisent plus désormais que dans les cages d’escaliers, sans se parler. Leur courrier leur arrive directement dans les boîtes aux lettres soigneusement classées, répertoriées, cloisonnées. Séparer, toujours séparer. Schismes infinis, êtres divisés, cantonnés chacun à leur existence. L’individualisme est la pire des luttes que nous sommes en train de perdre. A force de nous faire croire au mensonge de la communication globale, nous ne réalisons plus à quel point nous perdons l’envie de nous parler. Tout est sous contrôle, et nos pensées deviennent à leur tour simulacres, les miroirs ne répondent plus qu’aux miroir, la pensée critique devient elle-même mise en scène, au point de disparaître finalement sous les couches glacées des modes éphémères ; les solitudes se heurtent aux solitudes, les villes se dépeuplent finalement des âmes pour ne devenir qu’immenses chambres froides où la viande glacée scintille, c’est joli, dit-on. Où est l’âme des âmes qui répondent entre elles aux jeux subtils du quotidien ? Où a disparu le fourmillement des rues ? La concierge parisienne, ce rempart contre l’anonymat, contre l’empilement des indifférences est à présent morte, enterrée, bon débarras, alors que les immeubles de standingue puent le lambris neuf et l’emmerdement devient à la fois mode de vie et sentence de mort.
Pour nous, cette loge minuscule, perpetuellement crasseuse au point de ne plus pouvoir voir les tommettes au sol, était tout un univers de magie, la case fatiguée d'une sorcière. Le sol était jonché de divers emballages, de pièces de monnaies difficiles parfois à trouver, incrustées dans la crasse. Deux petites pièces, le salon-cuisine, avec l'ancestrale table bien fichée au milieu, recouverte d'un invraisemblable bordel, pièces mécaniques de jouets depuis longtemps morts, quelques revues à photo-roman – seules lectures de ses vieux jours -, vaisselle dégueulasse, emballages de biscuits ou boîtes de conserves. Des bouquins en pagaille, sur toutes les étagères, y compris de la cuisine. Ca sentait le renfermé, l'humide.Ca piquait la gorge ! C’était pour nous l’odeur de l’enfance, et son odeur à elle, matriarche toute puissante, minuscule et titanesque, les portes cyclopéennes de notre éducation. Et elle y tenait, à l’éducation ! Bonjour madame ! Bonjour monsieur ! Il faut être poli ! Sous peine d’une baffe « qu’on s’en souviendra jusqu’à nos soixante-dix ans ! » . Sa menace préférée, qu’elle prononçait à moitié sérieuse, mais qu’il fallait prendre au sérieux tout à fait. J’ai pas encore atteint cet âge inespéré, mais je me rappelle encore de celles que j’ai prises, pour un sourire trop narquois, pour un marmonnement à peine audible…
Ce n’était qu’une loge, donc, misérable et dégueulasse, pourrissante et usée et pourtant...
Pourtant, il suffisait de rentrer pour découvrir que c'était là toute l'âme de Paris, de notre enfance. Cette loge, au beau milieu de Paris, lui faisait écho. La rue vibrait des étudiants, des fous, des clodos, des saltimbanques z'auriez pas une petite piecette, des musiciens. Il y avait tout le long de cette rue étroite, de quoi voir, manger, rêver, avoir peur... Les gueules qu’on croisait, des fois ! Les abîmés, les déglinguos venus des quatres enfers de France et d’ailleurs, les improbables polonais ou tchèques ivres morts qui puaient et venaient faire la manche. Les prostituées véritables, pas les putes trop jeunes tristes de l’est venues écraser leurs rêves et leurs mégots sur les boulevards périphériques, non. La pute ! La Pute ! Gouailleuse, ouais, la tata ! Celle qui te mate de haut en bas avant de te filer un prix, celle qui reste en léopard et fragrance trop lourde, celle qui vient prendre son café aux lueurs minables du bar du coin, le matin, et qui tape la cause avec les éboueurs levés trop tôt. C’était Paris, pleine gueule, fière et grouillante et cosmopolite comme aiment à baratiner les promoteurs qui la détruisent pièce après pièce. Paris est une vieille pute jamais à la retraite, mais qui cane doucement d’un cancer spéculateur.
Je me rappelle de Michel, moitié clodo, moitié concierge, amie de notre grand-mère. Il venait, de temps à autres le matin l’aider à sortir ses poubelles après avoir rangé sagement celles du bar qui l’employait, et puis prendre un café avec nous au bar où elle avait, littéralement, place gardée. Ce mec était immense, grue toute maigre en zig zag, une sale scoliose pas soignée, il puait la clope et la cologne, mais il nous filait toujours une poignée de bonbecs ou un billet lorsqu’il nous croisait. Il était aussi gueulard que marrant, et il faisait, à six heures du mat’ rue St André des Arts, le saltimbanque, il jonglait avec tout ce qu’il avait dans les poches, tournevis ou monnaie, en faisant des clins d’oeils obscènes aux dadames matinales indignées salopes vachardes. Moi je pigeait déjà, et je rigolais devant le culot du type. Ma grand-mère faisait semblant de rien voir, et dandinait à son rythme, les jambes raides de vieilles fractures et d’arthrite, ma sœur lui tenant la main. Ces matins ont disparus maintenant à jamais, et lorsque je me promène dans cette rue, en voyant la vulgarité du Starbucks qui étale ses bobos là où La Treille -couturier de luxe- affichait ses costards d’élégance hors de prix, dans les vitrines toujours un peu comme noël, j’accélère pour éviter de me souvenir, qu’ici, la rue a vécu, les passants souriaient.
Pour des gosses, c'était littéralement un autre monde, nous qui vivions dans une haute tour, entourés de tours et de jardins décrépis, de camés en manque et de tristesse généralisée. Le 19e arrondissement n'était alors pas en vogue, juste une vaste jachère à la périphérie de cette ville qui n’avait lors pas encore métastasée en musée.
Cette loge était devenue pour nous un refuge, un nid onirique, un cabinet de curiosité, hanté par cette petite femme en robes à motifs, aux bas noirs, sourire édenté et voix puissante éraillée, autorité de fait, incontestable surtout, elle hélait même les étrangers qui s'esbignaient discrètement de sa furie folle. Elle savait être forte dingue, halpaguer le chaland, le passant qui la bousculait sans la voir ? « Et alors?! ? » qu'elle gueulait... Rires, les notres.
Et puis les après midi au café, donc, celui qu’elle squattait sans aucune vergogne, où les serveurs l’appellaient tous mamie, où le patron venait lui dire bonjour à elle, en premier, elle l’avait connu tout petit faut dire. Moi, j’attendais le moment où elle me filerait une pièce pour aller la claquer dans la borne d’arcade qui trônait juste à côté des chiottes. Les journées là-bas passaient sans heurts, ou presque, fallait quand même éviter ses coups de gueules sacrés, mais nous étions heureux d’y être, et elle avec nous.
Et maintenant, l’ombre, comme ils disent.
Ces empilements de vies dans des cubes, ces vies débordent dehors, dans la rue, dans les échoppes, les bazars à dix balles et les plastiques pas vrais, elles sont autant d'histoires à conter, et elles passent inaperçues dans le brouillard bruit parasite, celui des sirènes trop faciles et des alarmes trop sybilles. Elles finissent par se perdre à jamais, et leur vraie tragédie est de n'avoir jamais été dites.
Merci, merci bien fort à vous...
· Il y a presque 14 ans ·eukaryot
C'est excellent!
· Il y a presque 14 ans ·pointedenis
Sans démagogie,
· Il y a presque 14 ans ·les pages virtuelles de wlw me semblent trop justes, tes mots sur le papier vivant d'un roman semblerait plus juste.
hello-44