Flash black à Barcelone

Ed Za Fal

Suite à des accidents de la vie, l'urgence de partir à Barcelona à la rencontre de Gaudí s'impose, mais comment retrouver des sensations que l'on a perdues ?


Flash black àBarcelone

     Fondu au noir, c'est généralement l'ellipse cinématographique qui précède la période de flashback. Dans mon cas, la sensation rémanente semble focalisée sur des fragments qui me reviennent comme une urgence… 

— Gaudí ? Je n'ai vu les œuvres de cet artiste qu'en photo, c'est idiot ! 

Alors que mes trois cannes pendaient au portemanteau tels les contrepoids et balancier d'un étonnant coucou suisse, je rêvais de tournoyer autour de la Sagrada Familia. Les albatros ne donnant pas l'heure en sortant d'un chalet verni, je décidai donc de me carapater en direction de Barcelone. « Hola, Hola » me dirait surement le palmipède. Mais qu'est-ce que je verrais de plus, là-bas ?

— Dans tes prix sur Airbnb, il y a un appartement avec un Bouddha, c'est parfait pour ta réincarnation !

Vaincre la peur en marchant vers l'antigua esquerra de l'Eixample pour qu'Enrique me présente les lieux, telle était LA motivation. Les deux cannes, à force de rééducation, ont fini allongées au fond du placard les caoutchoucs presque aussi défoncés que mon tendon après la rupture, celle qui m'avait clouée au lit cette dernière année. L'heure du cucú allait sonner.

      Le Low Cost avait remplacé mes ailes. Trois heures de retard, j'avais le cou en charpie et une envie folle de vivre. Des passagers m'attrapaient de toutes parts et par tous les bouts de mon corps, me tirant là, me poussant ici, j'ai laissé faire…

Fondu enchaîné sur le personnel de l'aéroport ; ils savent comment s'y prendre ! Il se passe déjà quelque chose de différent pour moi, ici, en Espagne, mais quoi ? Le chauffeur de taxi, aussi, avait pris ma main pour me faire toucher le toit de son véhicule, c'était suffisant, rassurant !

— Des poignées de main comme des regards bienveillants, là est la nuance ! 

     Point de départ de mon périple, il est trois heures du matin, Enrique envoie son frère pour me réceptionner. On se croirait dans une course de relais dont je serais, enfin, le précieux témoin. J'ai tout repéré du petit mouchoir où je vais me lover ces prochains jours, il y a même de quoi se restaurer dans le frigo. J'ouvre le balcon de mon palace, ce seront les bruits de Barcelone qui me réveilleront tout à l'heure.

Au téléphone, c'est Carmen qui démarre sur les chapeaux de roues… la Sagrada Familia c'est pour tout à l'heure, et puis, demain le parc Güell et puis, et puis… d'autres endroits où Gaudi a posé son talent. Je n'ai pas à m'inquiéter, elle ne me lâchera plus d'une semelle (on verra bien ? Telle est la question). À peine le temps de me préparer que Carmen est déjà en train de boire le café sur la terrasse aveugle d'Enrique. Je sais désormais tout de l'appartement ; la glace en trompe-l'œil qui multiplie la pièce, la chambre aux couleurs d'Ibiza, la cuvette des toilettes qui ressemble à ces vieux téléphones en bakélite à l'abandon des vide-greniers et son énorme rouleau qu'elle me décrit comme le carnet de notes qui va avec. Elle trouve des verres à cocktail géants dans les placards. « Décidément Enrique à du goût ! On se fera un Mojito en rentrant  ». De toute manière, je suis déjà enivrée par sa voix sucrée épicée qui m'empêche parfois de me concentrer, cette voix qui me fait voyager sur place.

V.I.P. dès l'arrivée à l'étrange église. L'homme en costume fait le vide autour de nous. Nous remontons une queue du mois de juin qui semble sans fin et en quelques instants nous sommes à l'intérieur du monument. Carmen adore le tour de passe-passe de ma Blanchette, même en travaillant à la ONCE elle n'a jamais vu cet effet Moïse et considère que ma canne blanche peut désormais se reposer. Je la plie, Carmen me prend la main (du style un regard coquin ?) et je savoure la visite. J'ai vu le Christ en parachute, des bouquets sculptés de marguerites se tournant au soleil du plafond, des Saints ronds devenus carrés au changement d'artiste, des toits comme des mosquées étirées par ce Giacometti ibérique, des animaux qui surveillent, veillent, s'éveillent ? J'ai touché une tortue géante, une maquette inaccessible aux voyants, du marbre presque chaud, du bois frais et tant de merveilles encore que j'ai cru avoir retrouvé la vue. Miracle à la Sainte Famille ? Je ne sais rien de Dieu, mais je découvre qu'une description équivaut à une représentation, un sourire à un clin d'œil et tant d'autres choses encore qui sont bien heureusement ineffables.

      Je suis venue pour percevoir (voir!) mes désirs invisibles et j'ai appris a regarder. J'ai ressenti des mots-figures, je me suis grisée d'un timbre de voix et de sa capacité à partager à en devenir, moi aussi, généreuse. Dans la chambre Ibiza nous avons refait la visite encore et encore, cherchant sur Airbnb de prochaines escapades amoureuses. À l'instar d'Hugues de Montalembert (Black Sun), l'homme au masque argenté, il m'est désormais possible de dire : « Voir est une création ».

Dans mon cas, c'est yeux dans les mains que les voyages-compositions vont commencer.


https://www.airbnb.fr/rooms/238397


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