Ilulissat, Sinaaq, Aqqaluk

Nini Bringsted

Nuka est française mais d'origine Inuit. C'est au Groenland qu'elle retrouve d'où elle vient et transforme le passé en avenir...

Je suis arrivée à Ilulissat, au Groenland, le 5 Août. J'avais réservé une chambre à l'hôtel Mittarfimmut Aqqut. On me conduisit à un igloo en aluminium, construit tout au bord de l'eau, sur un promontoire qui faisait comme une falaise. Le ciel était immense, presque aussi blanc que la neige et traversé par cette lumière oblique des pôles. Dans ma poitrine serrée mon cœur battait trop fort. Je sortis mon lexique et relu, pour la centième fois, les mots anaana, paniq, Frankrig. Mère, fille, France. Et puis tiguaq, l'enfant adopté. Ou vendu.

 On m'avait désigné la maison de Sinnaq et Aqqaluk, au sommet du village, et j'osais à peine la regarder dans les yeux. Une silhouette de briques rouges, un chapeau gris, une barrière blanche. C'était tout ce que je m'étais laissé apercevoir. J'étais rivée sur les visages des passants qui me ressemblaient comme un miroir. Jamais personne d'autre n'avait eu ce même visage que ma mère ou que moi.  Mon coeur était dans un étau. 

Je passais une semaine à absorber le paysage, à me remplir de vent et de lumière au fjord glacé d'Ilulissat. Des icebergs de mille mètres flottaient dans une eau bleu glacial, sous un immense ciel rose et doré. J'imaginais ma mère nouvelle-née puis petite fille, premiers pas au bord de ce fjord, premiers mots dans une langue inconnue ; je la revis, mourante, mêmes cheveux noirs brillants, mettant dans ma main ce papier chiffonné sur lequel on lisait à peine. « Ilulissat. Sinnaq, Aqqaluk. »

La nuit quand je ne pouvais pas dormir, je pensais à l'arrivée d'Anne et Joseph, emmitouflés dans des fourrures, les yeux cernés par le voyage, touchant presque à leur but et fébriles, inquiets, impatients. On avait du les conduire dans la neige au village inuit, le plus pauvre et le plus reculé, auprès de cette mère qui tombait enceinte comme on respire. Le froid, le feu éteint, les enfants entassés sous les peaux. Pourquoi était-ce ma mère qu'ils avaient choisie ? Leur avait-on dit  « Elle tombe souvent malade. Elle ne survivra pas ici. » ou « Elle est la plus intelligente, elle fera des études. » ? Et, le moment venu, livrer son enfant à ces étrangers !? Quelle détresse – quelle cruauté ?

Quelle récompense ?

Puis j'imaginais la vie ici, si ma mère n'était pas partie. L'igloo n'était plus en aluminium, mais en glace, j'étais sous les peaux de bêtes, les ongles tombés par le gel, longues tresses de fillette, essayant de ne pas penser à l'hiver qui arrive et au chasseur qui ne revient pas. Consciencieusement, je passais en revue tous les détails. L'odeur de sang et de poisson. Les rires étouffés. Les harpons qui sèchent à l'entrée. C'était un jeu et ça ne l'était pas. C'était quelque part dans mon sang comme une mémoire très ancienne, un héritage d'autres vies vécues et passées.

Il y eut un jour où j'ai senti que la curiosité avait dépassé la peur. Sans réfléchir, j'ai suivi le sentier qui menait en haut du village et j'ai toqué à la porte. J'ai demandé si Sinnaaq et Aqqaluk vivaient ici. L'homme a dit oui et s'est effacé pour me laisser entrer. La pièce était propre et bien tenue, équipée de façon moderne et confortable. De petits bouquets de  fleurs sauvages décoraient les fenêtres. Ils ne manquaient de rien. Mon cœur était dans ma gorge et le sang bourdonnait à mes tempes. On m'avait parlé d'une grande misère. Je voulus partir mais mes muscles avaient fondu. J'étais terrorisée. Les monstres. Les misérables.

Ils me firent asseoir et servirent des verres de liqueur que je vidais d'un trait. Il se passa longtemps avant que je puisse faire un geste. Ne les juge pas, avait dit ma mère. Ne juge pas sans savoir. Je repris mon souffle, sortis la photo dans ma poche et la leur tendis. C'était ma mère, à six ans, premier jour d'école à Paris.  

Il y eut un long moment de silence suspendu où rien ne bougea. Puis « Yuralria », dit l'homme dans un souffle. Le nom résonna longtemps dans la pièce refroidie. Aqqaluk se tenait droit et raide à côté de la chaise où sa femme était tombée. Puis, comme une petite source qui s'affole, il se mit à pleurer doucement et Sinaaq à gémir d'une voix faible. Un sanglot immense monta de mon ventre. Ils ne nièrent pas, ils ne m'insultèrent pas. Je n'eus pas à entendre de mensonges. Il n'y eut que ces petites larmes, dignes et honnêtes. Bouleversantes. La vérité était là et nous y faisions face.

Aqqaluk s'avança vers moi : « Yuralria paniq ? » Je hochais la tête. « Nuka. » Ils me prirent dans leurs bras avec une infinie tendresse, regardant mon visage, regardant mes mains. Je me mis à pleurer comme une enfant perdue, et retrouvée. De soulagement, de tendresse, de peur envolée. Je pensais à ma mère, à son sourire si elle nous avait regardés, à nos deux visages qui avaient enfin trouvé leur ressemblance.  

La nuit et les jours suivant passèrent dans cette étreinte. Je regardais leurs doux visages ridés, leurs manières délicates et je compris peu à peu des choses qui ne se formulent pas. Il n'y avait plus rien à juger. Ils me posèrent beaucoup de questions. Quand je leur appris qu'elle avait été un grand médecin, très célèbre en France, ils poussèrent des cris de joie. La petite avait réussi. La petite. Yuralria, celle qui danse. Ils avaient toujours pensé qu'elle reviendrait les voir. Que les français lui paieraient le voyage. Je ne leur dis pas qu'elle avait vécu avec une rancune terrible. Qu'elle n'avait jamais parlé d'eux, ni de son enfance, ou si rarement. Qu'elle ne m'avait laissé, avant de mourir, que ce morceau de papier avec trois mots « Ilulissat. Sinaaq. Aqqaluk. » En me demandant, pour elle, de les retrouver et de leur pardonner. 

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