Flou de rage

Eddy G.N. Lane

F comme Silvana Mantopulis Clara y Casta, la fille

La secrétaire me regarde, regarde son agenda :

―Vous êtes l'auteur de ''Les lettres à Flo''.

―Yes.

―Comment orthographiez-vous iesse, non, pardon, vous pouvez répéter votre réponse ?

―Oui ! La réponse est oui !

―Donc vous en êtes l’auteur. Flo (Phlau, Flot), comment orthographiez-vous, s'il vous plaît ?

―F comme Silvana Mantopulis Clara y Casta, la fille !

―Merci, vous patientez et le rédacteur vous recevra sous peu, merci.

Le bureau du Décideur est grand, agréable, ensoleillé. Le Décideur est petit, désagréable et sombre. Il ne m'invite pas de prendre place en face de lui alors je reste debout mais devant lui, quand même. Il me tend mon manuscrit.

―C’est flou !

―Flo?

―C’est flou.

―Flo ?

―Notre comité de lecture l'a lu, une pause pour me laisser du temps pour mes remerciements muets, oui, nous avons lu, un regard vers le haut annonçant une suite décisive pour mon avenir d’écrivain, mon avenir tout court. C’est flou !

―Flo?

―C’est flou !

―Flou Flo ? Flo flou ? C’est Fou !!

―Flou, flou !

―Avez-vous, vraiment lou ?

―Nous avons lu ! C’est flou ! Nous avons une ligne éditoriale ! Une ligne éditoriale qui est une tangente du code du Cercle Rond Rouge des poètes comme tels perçus … Le même code est proposé, discuté et retenu par le bureau Collegium Fidelis Copinarum dont les membres sont élus parmi les auteurs du Cercle Rond Rouge. Nous pouvons avancer, sans aucune fausse modestie d'avoir constitué un ''Cercle des Poètes comme tels perçus '' et que ce Cercle Rond

―Rouge ?

―C’est flou chez vous !

―Chez Flo ? Flou ?

―Chez vous ! Nous voulons des auteurs de talent. Qui ont du vécu, les auteurs qui savent transmettre ce vécu aux lecteurs par une narration intelligente. Sans vouloir vous offenser, je crains que vous ne puissiez pas entrer dans notre Cercle Rond Rouge. Nous ne pouvons pas nous permettre des expériences. Nous n'avons pas de garanties que vous pouvez décrire votre vécu tout en supposant que vous en avez un.

―Mais votre analyse est floue. C’est clair, c'est flou ! C’est fou ! Je n’ai pas de vécu ? Mais mon vécu est plus fort qu’une vie molle de vos poètes mourant en permanence dans les salons des retraités de la culture. Je suis le géant qui tire derrière lui la montagne sous laquelle coule la rivière de sa naissance. Mon vécu n’a pas été éjaculé en branlette pour vivre dans une éprouvette de votre Circus rond rouge. Mon vécu n'est pas une description. Mon vécu c’est de la bouche plaine de la terre avec le goût et l’odeur des promesses. J'ai connu la peur et le choque et la honte d'un survécu quand la mort massacre les enfants à côté de toi. Mon vécu c’est la couleur des rouges à lèvres des vierges et des putes, c’est le gout salé du sang, c’est partir à l'aube à côté de Pedro dans sa vieille ‘’chevy’’ pour aller passer une nuit avec Maria Dolores à l'autre bout du désert porto-ricain. J'ai fait du stop sur 5 000 km pour aller faire bouclier humain sur les ponts cibles militaires dans les Balkans … j'ai affronté le terrible Ukrainien Popetchenko dans un match de box en 15 rounds pour gagner 15 dollars par le round et 5 dollars par knock-down. J'ai été un loup parmi les hommes chassant les loups. J'ai osé sonner à la porte de mon proprio à trois heures du matin et réclamer trois morceaux du sucre, avec trois mois de retard de loyer … non, je rigole, j'avais payé, enfin j'ai voulu payer...

Il n'a pas réagi, il n'a, certainement pas compris ou bien je n’ai rien dit. Faux, il avait la trouille. Je fais le tour et m'assoie sur le bureau de son côte. Il avait l'air perdu.

―Un très grand écrivain a dit qu'il était plus difficile de trouver un bon lecteur qu'un bon auteur. Eh ban, c'est faux, le lecteur n'existe plus, il est parti, il est mort, il n'y a plus que la lectrice et la lectrice semble friande d’amour. Alors oublie les foutaises que je viens de te dire, je t’écrirai une magnifique histoire de 650 pages pure love. Ok ? T'es pas convaincu ? T'a raison, faut dire : elle est triste, quand elle est triste, faut dire il l'aime de tout son cœur tout les deux pages pour rassurer les lectrices. Je n’écris pas pour faire chialer une ménagère, je lui propose le suicide assisté si elle osera aller à la dernière page. Bon, bon, je déconne, elle restera en vie, votre cliente, ma lectrice. Et mon affaire c’est flou ?

―C’est flou !

―Flo ?

―Flou !
Je me lève. J'ai pris mon texte et suis sorti.

―Alors, c’était comment !

―Claire ! Il nous trouve flous !

―Flou ?

―Oui. Que faire ?

―Rien, viens on s’en va.

―Et c’est tout ? Flo, c’est tout ?

―Non, elle sourit, on s’en va … mais tu continues.
Je ne dis rien ! Je lui tends mon bras. Florence prend ma main.

―Parle-moi de ton prochain roman.

―C’est encore un peu flou, Flo.



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