Fortuny

Niels

Je sortais avec Nancy depuis à peu près un an.

Au début nous avions juste flirté en soirée, et on s'était revus quelques fois.

Je l'avais attirée dans mon lit, mon objectif premier, puis elle, elle m'avait attendrie et était donc devenue mon officielle. Au fil des mois notre relation était devenue de plus en plus sérieuse et à la fin de l'année scolaire, nous prîmes un appartement ensemble: j'étais casé.

Septembre commençait, avec un soleil digne de l'été et nous nous promenions, elle et moi, dans les ruelles du centre. En passant devant la vitrine d'une animalerie, Nancy se mit à faire des bruits bizarres que seule une fille peut faire. Elle s'émerveillait sur toutes les bestioles présentes devant nous. Une vraie gosse devant une télé géante.

« Oh regarde ce petit poisson avec ces yeux globuleux, il est trognon. Et oh! ce petit écureuil, il saute partout, on dirait qu'il est fou hi hi. Oh regarde-le-lui, il est trop beau! Viens on entre jeter un coup d'œil. »

Je l'ai donc suivie à l'intérieur où le vendeur, flairant les pigeons, nous accueillit avec faste et grand sourire.

Nancy s'arrêtait devant toutes les cages, tous les aquariums, elle les voulait tous. Voulait-elle former un zoo, pas très exotique, chez nous?

Grand seigneur que j'étais, je lui proposai d'en choisir un, celui qu'elle voulait; ce serait son cadeau de rentrée.

Espérant secrètement qu'elle choisisse un poisson (malgré son évident inutilité, son prix et son manque d'entretien me plaisaient) elle me regarda, les yeux pleins d'amour, et me désigna une cage en-dessous d'une dizaine d'autres:

« Je veux celui-là! S'il te plaît bébé... Il est trop trop mignon, je craque là. »

«Celui-là» était un lapin blanc parmi quatre autres dans une grande cage à l'hygiène douteuse. Les autres, bruns ou noirs, tournaient le dos à ce vilain petit canard recroquevillé sur lui-même. On ne voyait même pas sa tête.

On s'accroupit pour mieux le voir, et je donnais une pichenette dans le grillage pour le faire réagir. Les autres foncèrent dans un coin tandis que lui, leva timidement la tête et nous regarda avec son air de lapin.

Il avait les yeux de couleurs différentes: un bleu, un marron. Détail qui me gênait un peu vu que j'avais aussi des yeux vairons: un bleu, un vert.

« Oh chéri regarde, il est comme toi, il a les mêmes yeux! On peut pas le laisser ici, t'es comme son papa! »

Souriant de sa candeur, je cédai et le vendeur, qui n'avait rien raté de la scène, apparu et nous vendit la bête avec tout son attirail. On sortit enfin de là, elle heureuse, moi, ruiné.

Arrivés à la maison, on passa plus d'une heure à lui arranger sa cage et essayer de l'apprivoiser. Il me chia une «mignonne» petite crotte (selon Nancy) sur la main, et, à la deuxième tentative, il pissa sur mon jeans. C'était une sale bête.

Nancy, elle, l'adorait. Il ne déféquait pas sur elle, préférant se blottir entre ses magnifiques seins, dans sa position favorite, la boule. C'était un couillon pervers.

Après ces soixante longues minutes, je réussis à la convaincre de le remettre en cage et de s'occuper un peu de nous. Après tout, avec le cadeau que je venais de lui faire je méritais bien quelques attentions.

Elle me fit mon plat favori: steak, frites, salade. Classique.

Ensuite, elle m'entraîna dans la chambre pour un dessert coquin, sans oublier un:

«Bonne nuit petit lapinou! Dis demain il faut ABSOLUMENT qu'on lui trouve un prénom!»
La nuit fut torride. Nancy, sous ses airs angélique, était une vraie accro. Elle était folle de mon corps et moi du sien. Tous les deux obsédés, nous nous entendions à la perfection et nos ébats pouvaient durer la nuit entière.

Vers quatre heure du mat', après une dernière pipe salvatrice, je m'endormis blotti contre elle quand elle s'écria:

« Fortuny! On va l'appeler Fortuny! C'est mignon non? C'était le nom de ma famille d'accueil pendant mon échange scolaire en Catalogne!

- Comme tu veux bébé, laisse-moi juste dormir. »

Une nuit noire et vide, sans rêves, m'engloutit.

***

Après une dure journée de labeur (ah ah excusez de la blague, je suis étudiant en éducation physique), je retrouvai ma femme et son nouveau joujou. Elle aussi étudiait toujours. Elle faisait une thèse en lettres de je ne sais quoi, sur je ne sais quel auteur, à je ne sais quelle époque. C'était passionnant.

Nous avions donc beaucoup de temps libre, les cours à la fac n'étant pas vraiment obligatoires.

Elle m'expliqua qu'elle était restée toute la journée auprès du lapin, qu'elle l'avait laissé libre dans le salon mais qu'il n'avait presque pas bougé, se contentant de trembler et pisser un peu partout.

Ma chère et tendre s'inquiétait: était-il malade? Je lui répondis que non, qu'il avait besoin d'un peu de temps pour s'habituer à son nouvel habitat. Bien qu'elle me sache inculte en connaissance lapine, mon mensonge la rassura et nous pouvions laisser la bestiole de côté pour batifoler avant mon entraînement.

J'étais rugbyman depuis l'enfance et avais entraînement tous les lundis. Je jouais deuxième ligne dans la mêlée, ce qui m'avait valu de belles oreilles en chou-fleur et un nez pété. Mais je m'en foutais, mon corps et le reste de mon visage rattrapait ces quelques défauts.

J'adorais ce sport. Sa dose de violence, de respect et d'adrénaline. On se donnait à fond, on suait comme de bêtes, puis on buvait des bières. Le rêve de tout mâle.

***

La soirée fut compliquée. Je n'étais pas très en forme ; le souffle court et la crainte d'une blessure me pourrirent ma séance. A la fin nous fîmes quelques mêlées particulièrement douloureuses. Ils avaient tapé à l'hormone de croissance ou quoi?

En bon rugbyman, je me tus et finis l'entrainement comme tout le monde.

Énervé et frustré, je cherchai des excuses, qu'elles soient bidons ou non, et m'en pris à mon maillot devenu trop grand, mes chaussettes distendues, la météo trop sèche, le manque de protéines et autres.

Mes coéquipiers rigolèrent de ma préciosité et mauvaise foi. J'en fis autant pour la contenance et retourna, grognon, à la maison.

***

« Viens Fortuny, allez viens mon beau. Oh que tu es trognon, je t'adore! »
Voilà la phrase qui m'accueillit chez moi. Ma meuf assise au milieu du salon, appelant sa boule de poile pelotonnée contre le mur. Je grognai quelque chose et me dirigeai vers la cuisine. La bouffe n'était pas prête.
« Nancy, pourquoi t'as rien préparé ? Putain j'ai la dalle !

- Oh cœur, désolé. Je jouais avec Fortuny j'ai pas vu passer le temps.» Elle s'approcha de moi pour m'embrasser dans le cou.

« Va prendre ta douche ronchon, à ton retour t'auras des pâtes ! »

Sans répondre je partis à la salle de bain. L'eau coulait, bien chaude, remplissant la pièce de vapeur. Tel un fantôme, j'émergeai de ce brouillard et me regardai, nu, dans la glace.

J'avais perdu un peu de pec', surement le relâchement de l'été. Cet entrainement m'avait laissé quelques traces bleutées sur les côtes.

Pas grave, Nancy aimait bien, elle disait que ça faisait guerrier.

Après le dîner, le film, la baise, jouer avec le lapin, la deuxième baise, nous étions enfin au lit.

Elle, allongée à mes cotés, un bras en travers de mon torse, sa petite tête blottie contre mon flanc. Elle était mignonne comme tout. Même son petit ronflement pré-dodo était mignon. Je me laissais aller aussi quand une pensée surgit.

« Dis en fait bébé, je pense que la machine à laver a des problèmes. Mes affaires de rugby se sont élargies, j'ai l'air d'un sac maintenant.

- Mais non, j'ai encore fait une machine hier, mes affaires n'ont rien. répondit-elle dans un souffle avant de s'endormir. »

***

Le mardi nous allions à la fac ensemble. Sa faculté était juste en face de la mienne et nous nous retrouvions à midi pour dîner. Pendant le dîner elle me parla de sa thèse qui n'avançait pas, et, inlassablement, de Fortuny.

« J'espère qu'il va bien, pauvre petite bête. C'est comme un bébé, il a besoin d'attention.

- T'inquiète pas, il est habitué, on ne va pas planifier notre vie en fonction d'un lapin.

- T'as pas de cœur ou quoi ? T'aimerais bien rester tout seul, toute la journée dans une cage ?

- Sois pas bête, c'est qu'un lapin, il est né dans une cage et a vécu toute sa vie dans une cage avant que je ne te l'achète.

- Débile va. »

Elle se leva et me planta là, en plein milieu de la cafèt'.

Croyant à une blague, je compris que ce n'en n'était pas une quand elle franchit la porte. Choqué, je cherchai des réponses dans ma salade tout en me demandant si ma copine n'était pas devenue folle.

***

À dix-sept heures, pour mon retour à la maison, l'odeur de lasagnes m'accueillit ainsi que la vision de Nancy jouant avec son lapin.

« Désolé amour, je suis un peu émotive pour l'instant. Je t'ai fait des lasagnes pour me faire pardonner ! Mais s'il te plaît, essaye d'aimer un peu Fortuny. »

Je ne pouvais que craquer à ce sourire qu'elle me fit.

« Ok bébé, c'est bon. Passe-le moi un peu que je vois de quel bois il se chauffe. »

Ce petit con avait grandi. Du moins, j'en avais l'impression. Il me regarda avec ses yeux mal foutus et me montra ses petites dents.

« Je pense qu'il veut se battre avec moi, ah ah ! »

Mon ventre cria famine, je le déposai donc dans sa cage et me dirigeai vers la cuisine.

***

« Tu sais, je pense qu'il commence à s'habituer à moi. Il mange, il n'a plus peur de moi et est presque propre! Je suis trop heureuse, encore merci loulou! » Dit-elle en se mettant au lit.

« De rien bébé, tant que ça te fait plaisir.
- Ce qui me ferait vraiment plaisir, c'est que tu t'amuses avec aussi ! Tu devrais essayer, il est vachement malin.

- Oui oui, j'essayerai demain.» Dis-je en lui attrapant un sein. 

Elle me regarda avec son sourire coquin, et monta sur moi.

Doucement, sensuellement, elle enleva sa chemise de nuit, et m'embrassa le torse. Ses caresses me rendaient fou et je la retournai sur le dos. Elle enleva sa culotte, et me fit sentir comme elle était mouillée.

Je la pris brutalement, fis quelques aller-retour, l'entendit gémir, accélérai, agrippé à ses épaules, et, surpris, vins comme un gamin.

Gêné, je me retirai et m'excusai.

« C'est pas grave bébé, ça arrive même aux meilleurs... » Elle me caressait tendrement.

« Non, mais je ne comprends pas ça m'est plus arrivé depuis des années!

- Allez, c'est bon, tu te rattraperas demain. Puis maintenant qu'on a un lapin, tu veux peut-être baiser comme eux...» Dit-elle avec un sourire malicieux.

«Fais pas cette tête, tu sais que je blague. Je suis claquée moi, allez dors bien, je t'aime. »

Je me demandais ce qu'il m'arrivait. Je devais couvrir une maladie, une indigestion ou même une grippe! Ça expliquerait l'entrainement d'hier et ma... performance douteuse d'aujourd'hui. Demain je me reposerais, et ça irait mieux! Sur ce sage auto-diagnostique médical, je m'endormis.

***

La douleur me réveilla. J'avais l'impression qu'on m'arrachait les dents et que, dans leur sillage, elles entraînaient gencives, palais et sinus. Un régal.

C'était donc ça qui me rendait si mal depuis hier, j'avais une rage de dents.
Je me levai sans bruits et pris un Doliprane dans la cuisine. En repassant dans le salon, deux taches rouges flottaient dans la nuit, braquées sur moi.

D'un bon, je m'accroupis dans un coin, le bras relevés au-dessus de ma tête.

Après quelques secondes tétanisé, mes yeux s'habituèrent à l'obscurité et je vis Fortuny, assis sur sa cage, me regardant, sans ciller.

« Saleté de lapin, toi, tu passes la nuit dans ta cage et pas au-dessus. »

Une fois relevé, j'essayai de l'attraper, mais il s'enfuit sous les divans.

« Va au Diable, sale morpion »

***

Au matin, j'avais de la température et restai au lit. Nancy s'installa dans le salon pour lire un bouquin et me dit de crier si j'avais besoin de quoique ce soit.

J'avais effectivement besoin de quelque chose. Redevenir moi-même.

J'étais dans mon immense lit, dans le noir, délirant de fièvre, en transpiration. J'alternai sommeil-délire-éveil dépressif, durant la matinée mais à midi, n'en pouvant plus, j'appelai Nancy.

Elle ne répondit pas. Mon ancienne voix caverneuse faisait maintenant place à une petite voix essoufflée et glaireuse.

« Nancy... bébé s'il te plaît... Appelle le médecin, j'suis vraiment pas bien. »

Encore un appel sans réponse. Je me mis débout, difficilement. Ce lit était tellement haut.

Une fois entré dans le salon, je la vis, assise tranquillement à côté de la cage, parlant à son lapin. Avait-elle acheté un nouveau ? Il me semblait plus grand, plus élancé, presque un lièvre. Je délirai de fièvre.

« Ah c'est toi. Regarde ce que je lui ai appris : Fortuny, donne la patte ! »

Le lapin-lièvre se mit sur ses deux pattes arrières et en tendit une avant, comme une petite main.

« Roh, qu'il est fort, qu'il est beau. » Elle le prit dans ses bras et lui embrassa la tête.

« Qu'est-ce qui t'arrive?

- Je ne sais pas trop. Ça fait dix minutes que je t'appelle tu sais. Tu pourrais appeler le médecin ?

- On n'a plus vraiment d'argent pour l'instant... Fais pas ta chochotte, t'as juste une petite fièvre.

- Merde, mais qu'est-ce qui t'arrive-toi ? Tu vois pas que je suis malade ? Je délire de fièvre, je me sens faible. Me lever du lit est une épreuve pour moi ! Appelle ce médecin et... et ouais répare cette putain de machine, je marche sur mon pyjama tellement il est long ! »

Sans même écouter sa réponse, je retournai dans la chambre, mais percutant le lit au niveau des hanches, je m'effondrai dessus, évanoui.

***

Nancy me secoua.

« Tiens, désolé pour tantôt, j'étais énervée. Je n'arrive pas à me concentrer sur un livre et je stresse un peu pour ma thèse. »

Elle me tendit une assiette steak-frites-salade.

« Ah merci beaucoup. Arrête de jouer avec ce lapin déjà, ça t'aidera à te concentrer.

- Ne dis pas te bêtises. » Elle m'embrassa sur le front et sortit.

Le steak avait une belle couleur, mais était infect, quant aux frites, elles étaient trop croustillantes. Je recrachai ma première bouchée dans l'assiette. La salade avait l'air fraîche, presque régénératrice. Je goutai en me méfiant, mais elle était délicieuse. Je la dégustai avec patience en me demandant pourquoi Nancy avait fait un steak et des frites dégueulasses ? Elle m'en voulait à coup sûr, mais de quoi ? De ma panne de la vieille ?

***

Je me promenai dans le noir marchant le long d'un couloir sentant le froid sous mes poils. J'entendais Nancy dans la pièce d'à côté discuter avec une voix inconnue. Un ami étudiant qui l'aidait ? Ou un amant ?

Je m'approchai de la porte et voulu l'ouvrir mais la poignée était trop haute. À des kilomètres de hauteur.

« Hi hi arrête Fortuny, tu sais que j'ai un copain.

- Mais non, c'est un vulgaire morpion, comment peux-tu rester avec lui ? Je suis plus grand, plus beau, plus doux, plus intelligent. »

La voix inconnue était douce, rassurante ; le genre de voix qu'utilisaient mes peluches pour me répondre, petit, quand j'entamais la discussion avec elles, dans ce monde imaginaire qu'est l'esprit d'un enfant.

Je n'arrivais pas détester ce type, même si il était clairement fourbe. Je pris un peu de recul, fit quelques bonds, et m'envolai vers la poignée.

Je la saisis, m'y agrippai et tournai avec. C'est la tête en bas que je découvris la scène.

Nancy, assise sur une cage ouverte, parlait à un beau jeune homme dans le canapé. Il était grand, les dents légèrement en avant et de grandes oreilles. Ils me fixèrent tous les deux et ma copine dit à l'inconnu:

« Regarde mon nouveau lapin, il est mignon, non? »

Puis elle me regarda tendrement et susurra en s'approchant de moi:

« Allez chéri, c'est l'heure du dodo, Hop! dans la cage.»

Je fus réveillé en sursaut par un bruit dans la pièce à coté.

J'ouvris les yeux, mais dans l'obscurité je ne vis rien. Je fis une rapide vérification manuelle de mon corps. C'est bon, j'étais toujours un humain. Les mains, les pieds, le sexe, tout était là.

« Quel rêve idiot! je me blottis sur mon coussin. »

***

Quelqu'un m'attrapait par le cou. Je souffrais énormément, mais aucun cri ne pouvait sortir de ma bouche.

Je fus posé avec délicatesse dans de la paille, et pour voûte céleste, s'étalait sous mes yeux le plafond du salon à travers un grillage.

« Aujourd'hui tu restes bien sage dans ta cage hein loulou ? » Nancy me caressa le front, ferma la cage et s'éloigna.

Blotti au fond de mon nouvel enclos, j'observais la cuisine. Un lapin humanoïde, d'un bon mètre quatre-vingt, portant un de mes shorts et un de mes pulls, était accoudé à l'évier. Il souriait, ses deux grandes incisives dépassant fièrement.

Il enlaça Nancy et plongea sa gueule dans son cou. Elle pouffait, excitée. Pendant qu'il la tripotait, je voyais ses deux grandes oreilles reflétées au plafond. Presque un mètre chacune. D'un coup de patte puissant, la grande boule de poil claqua la porte.

J'étais seul, enroulé sur moi-même, me léchai les mains, pour ensuite me lisser les cheveux.

Et, tandis que Nancy gémissait de plaisir, moi, j'attendais l'heure de la bouffe.

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