Fou-thèse
ophelie-plume
Il s’allume et vibre. Pour la cinquième fois de la soirée. Je finis par décrocher.
« Caro, c’est Mathilde, qu’est-ce que tu fous ? J’essaie de te joindre depuis deux heures. On improvise une soirée chez Marc avec la bande, tu viens ? »
Silence. Non pas que je n’en ai pas envie. Quoique. Mais « pas ce soir » lui dis-je. Soupir. « Je bosse sur ma thèse là. Ca fait des semaines que je repousse, j’ai rendez-vous jeudi avec mon directeur de thèse, si je n’ai pas avancé, il va croire que j’ai abandonné. Je sais, tu vas me dire que je m’y mettrai demain, que je peux me détendre ce soir, mais je me suis fixé comme objectif d’avancer toute la semaine, si je commence à décaler, tu me connais, je ne commencerai jamais. Procrastination quand tu nous tiens… »
« OK », me fit-elle, « tu marques un point là. On en profitera pour toi. Bon courage ma belle. Ca a pas l’air funky ton truc. »
« Pas funky, c’est ça oui », pensais-je. On est même à mille lieues de l’éclate avec les musées juifs et le traitement de l’image nazie. Le truc qui calme toujours en soirée quand on me demande ce que je fais. Ca a ses avantages ceci dit. Mais pourquoi est-ce que je pense « soirée » quand je viens d’en décliner une ? Reprends-toi Caro. Ce n’est pas le moment de fléchir. Jeudi. Rappelle-toi.
J’avale un reste de pizza froide. Par envie ou manque de temps ? Pause. Suis-je vraiment en train de calculer à gagner quelques secondes par-ci par-là ? Ca frôle le ridicule. J’allume une cigarette et sors l’énorme dossier de la pile de documents qui s’entassent sur mon bureau. Depuis quand ne l’ai-je pas ouvert ? Depuis quand n’y ai-je pas pensé ? Où avais-je laissé ma réflexion ? Vais-je réussir à relire mes dernières notes, griffonnées un soir quelques minutes avant la fermeture du Mémorial de la Shoah ? Trop de questions se bousculent alors que je n’ai même pas ouvert la pochette. J’hésite un instant à tout envoyer chier. Après tout, elle va me servir à quoi cette thèse ? Enseigner en université ? Diriger de superbes rétrospectives ? Et après ? Je suis déjà très satisfaite de mon cadre de vie actuel, pourquoi en changer ? Me prouver que je suis capable de produire un travail académique ? Je le sais déjà. Me tenir à des objectifs et arrêter de tout faire foirer juste avant la dernière ligne droite ? On en revient toujours à ça. Avancer sur cette thèse donc.
L’écran affiche la bibliographie que j’ai déjà constituée. Je replonge dans mes notes. Certaines sont illisibles. Je m’en souviens encore : l’ordinateur n’avait plus de batterie, j’ai gribouillé avec frénésie sur le premier papier que j’ai trouvé. J’étais dans un état proche de l’écriture automatique, de la crise d’angoisse même. Déjà à l’époque je voulais en finir avec ce travail de recherche. C’était il y a cinq mois. J’ai l’impression de ne pas en voir le bout. J’en ai le vertige. Il faut que je me calme, et que je me concentre. C’est contre-productif. Je n’ai pas planté Marc et les autres pour ruminer tout ça, il faut avancer. « IL LE FAUT ! » me scande cette voix interne.
2h24. Je regarde la table basse. Une bouteille de Mouton-Cadet aux trois-quarts vide, un cendrier qui déborde. Il est temps de faire une pause. Ne pas allumer la télé. Ni Twitter. Eviter toute tentation. Ne pas être distraite trop longtemps. Avancer. Ecrire. Effacer. Corriger. Enregistrer. Ecrire. Effacer. Corriger. Enregistrer. Ecrire. Effacer. Eteindre. En oubliant d’enregistrer. Réaliser. Jurer. Reprendre. Lire. Annoter. Réfléchir, de nouveau. Réécrire. Se relire ? Se relire. Non, ne pas se relire, remettre à plus tard. A une heure moins avancée de la nuit. Pour avoir l’esprit clair. Dormir. Et recommencer les soirs suivants.
Le même cirque se déroule depuis trois jours déjà. Je ne prends plus la peine d’allumer mon téléphone. Ils savent. Ils comprennent. Enfin, je l’espère. J’ai rendez-vous demain. Je dois encore avancer. Et dormir, si je veux tenir des propos cohérents. Il faut faire un choix. Continuer de travailler. Je suis sur une bonne lancée. Ecrire. Corriger. Enregistrer. Ecrire. Effacer. Corriger. Ec…
Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip. Saloperie de réveil. Je finis par me lever pour me préparer un café. Je passe devant l’ordinateur. La page est toujours vierge. Il faut que je m’y mette. Cette semaine. Immanquablement. Mon prochain rendez-vous a lieu dans un mois, je ne veux pas devoir y consacrer l’intégralité de mes soixante-douze heures précédentes. Je vais appeler Mathilde, ce soir je ne sortirai pas avec Marc et la bande.