Froid et discret

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Froid et discret.

C'est un art bien plus subtil que l'image que l'on s'en fait, celui que j'exerce bien souvent lorsqu'il fait encore noir.

Et quelle que soit la saison, je peux vous garantir qu'on ressent ce froid intense tout le reste de la journée.

Il n'y a pas forcément de travail tous les jours pour moi, mais lorsqu'un spécialiste est nécessaire, soyez sûrs qu'aucun autre téléphone que le mien ne sonne.

C'est Gilbert lame d'acier qu'on appelle, et personne ne saurait me remplacer avec autant de maestria.

Bien sûr, lorsque l'on est aussi apprécié des connaisseurs, la bataille fait rage en période de massacre intensif, et c'est régulièrement qu'on me demande de former un successeur, « juste au cas où » me dit-on, le genre de phrase qui me fait raidir l'échine.

Alors parfois, j'essaie de m'assoir sur mon image de vieux bourru solitaire, et je prends un petit jeune sous mon aile, quelque fois même un ancien détenu qui cherche une nouvelle activité pour remplir son assiette et trouver sa place dans ce monde impitoyable.

Ça commence toujours de la même façon, deux sonneries, et une voix neutre qui annonce invariablement:

- « Gilbert, viande froide à quatre heures, endroit habituel ».

Les nuits sont courtes dans ces moments là, et le rituel commence.

Mon vieux bleu de travail maculé de sang, avec mon éternel imperméable, histoire de ne pas effrayer les éventuels passants et d'éviter d'attirer l'attention de notre bienveillante maréchaussée.

La mallette de couteaux de boucher, après tout c'est bien pour ça que c'est fait, et ma petite écharpe, car il ne s'agirait pas de prendre un mauvais rhume; Même en travaillant rapidement, la température à cette heure et à cet endroit vous glace les veines en un rien de temps.

Le tableau est toujours semblable à mon arrivée, un corps sans vie encore tiède, qui attend patiemment Lame d'acier.

Pas besoin d'explications, pas de questions à poser, il faut juste que ça avance, et vite, d'autres m'attendent pour entrer en action.

C'est ce qui m'agace quand je dois former un nouveau, les questions.

- « Et pourquoi on fait ça ici? Ça caille, c'est sinistre, on y voit rien en plus!

-Les contrôles mon ptit gars, les contrôles... Et puis tu voudrais pas qu'on fasse de la découpe en pleine rue quand même, et puis l'après midi tant qu'on y est? »

Quelle bande d'idiots que je récupère à chaque fois.

-« Et pourquoi on commence toujours par les membres? »

Faut voir leur tête quand je leur réponds que c'est pour éviter de laisser des empreintes!

Imbéciles.

J'étais vraiment si benêt que ça quand j'ai commencé?

Et petit à petit, le tableau change, les formes évoluent, on récupère le sang pour éviter de rendre l'endroit impraticable, et puis on a toujours quelque chose à en faire.

Les quelques restes de déchets organiques, par contre, on nettoie comme il faut, ça deviendrait vite irrespirable, même si une fois encore, les yeux restent grands ouverts quand je raconte que c'est pour pas laisser d'A.D.N. Sur place...

D'une grande carcasse, j'arrive en deux ou trois heures à faire de petits paquets, faciles à transporter, prêts à être dévorés lorsque les derniers détails seront réglés.

-« Et après, une fois que tout ça est terminé, qu'est-ce qu'on fait?

-Ce n'est plus de notre ressort mon grand, il y a des gens formés pour ça, on nettoie local et couteaux, on camoufle comme on peut nos tenues de travail, et on rentre à la maison prendre une douche, un bon verre de rouge et à la sieste, on ne sait pas à quelle heure on aura besoin de nous demain.

-Oui Monsieur Gilbert.

-C'est soit Monsieur, soit Gilbert, mais pas les deux, faut choisir et savoir faire court mon bonhomme.

-Oui m'sieur. »

Et après avoir terminé les dernières petites corvées, on laisse la place et on repart doucement comme on est venus.

Dans le déroulement habituel, c'est après la sieste et le repas du midi que je ressors pour aller chercher ce qui me revient.

Petit passage au café, en face de la deuxième entrée du local, histoire de voir si les affaires ne vont pas trop mal, et quand la boutique est vide j'entre discrètement.

-« Alors les artistes, content des services de lame d'acier?

-Ha, Gilbert, super travail, t'imagines pas le temps qu'on gagne quand on arrive juste après toi!

-Ho si, je sais bien, mon paternel faisait le même métier que toi, t'as déjà oublié?

-Bien sûr que non, mais je n'en reviens jamais. On t'a mis trois côtelettes, un bon morceau d'boudin, et demain tu pourras récupérer ton demi jambon.

-A quel prix tout ça?

-Le prix de ton silence, comme d'habitude, emballez, c'est pesé!

-Merci camarade, à demain mon cochon!

-Quand je vois ce que tu en fais, je préfère mon canard; A demain lame d'acier.

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