Fuite

Natacha Karl


           Combien de nuits? De nuits sans dormir? À faire semblant de respirer comme si elle dormait? À faire la gisante au fond de son lit en attendant l'impossible repos, le sommeil dévasté? Combien de nuits encore à compter les heures au cadran du réveil? 

       Cette nuit-là, elle se lève. La punition est trop lourde. Elle enfile ses chaussures, jette un imperméable sur sa chemise de nuit. Elle ouvre la porte de la maison et se noie dans l'odeur de la nuit. Enfin, elle respire. La nuit l'attire et l'aspire. Elle ne pense pas à mettre des vêtements de jour, ni à prendre sac à main ou portable. Elle ne pense qu'à fuir cette maison où le sommeil la fuit. Cette maison qui la taraude, qui l'empoisonne. Elle marche, elle s'en va, ne pense pas à ce qu'elle quitte.

            Elle a quatre ans. Elle suit sa maman engloutie par la nuit. Elle se souvient de cette berline blanche... Elle marche le long de la route, sur un petit trottoir. Des voitures roulent vite sur le boulevard. Leurs phares trouent la nuit sombre. Elle marche dans la nuit comme une somnambule. Elle ne s'arrête pas, elle marche comme à la recherche de cette berline blanche venue de son passé. Elle ne se rend pas compte qu'elle s'est enfuie de chez elle. 

            Le jour se lève; ses yeux se ferment peu à peu. Elle a marché toute la nuit, quitté les faubourgs de la ville. Elle se traîne le long de la route, manque tomber dans le talus. La pluie se met à tomber. Bientôt ses cheveux dégoulinent; ça la réveille. Elle ne sait plus vraiment où elle est, où sa course de somnambule l'a menée. Elle continue à avancer, jusqu'au prochain carrefour où elle espère que les panneaux indicateurs lui diront où elle se trouve. 

            Pendant ce temps-là, chez elle, son mari s'est réveillé de son sommeil de plomb; son bébé lui aussi s'est réveillé, en pleurant. Il a faim, il veut qu'on s'occupe de lui. Son mari grogne : Marion, qu'est-ce que tu fous? Y' a le bébé qui veut son biberon!!

          Il ne s'est pas encore rendu compte qu'il parle dans le vide, il appelle Marion dans toutes les pièces, de la salle de bains à la cuisine, pour finir par s'apercevoir qu'elle n'est pas là. Son sac à mains, son portable sont là!! Que se passe-t-il ? La voiture est là!

          Assommé, il fait le biberon du bébé -qu'il arrête de pleurer bon sang!-, le prépare et le laisse à la crèche. Puis il s'en va au commissariat pour signaler la disparition de sa femme et se heurte à un mur. On ne peut pas encore parler de disparition inquiétante. Elle est majeure, bla bla... Jérôme est blanc comme un linge quand il débarque à son travail avec deux heures de retard. Il a un très mauvais pressentiment. Bien sûr, il ne lui dit pas tous les jours qu'il l'aime à sa Marion; bien sûr, depuis la naissance du petit, ils sont débordés et surtout Marion... mais de là à ce qu'elle fiche le camp de la maison en pleine nuit, il ne pensait pas que c'était à ce point!!!

        Oui, depuis la naissance du petit, il avait remarqué qu'elle était perturbée Marion, qu'elle ne dormait pas bien alors que lui s'écroulait d'un sommeil de plomb parce qu'il était crevé... Il passe sa journée, entre deux clients à téléphoner, aux parents de Marion, à ses amies. Toujours la même réponse, non ils ne savent rien. Quelques-unes réagissent comme il faut, mesurant comme lui la gravité de la situation. La question qu'ils se posent, c'est : où va-t-elle ? 

            Sa fuite a forcément un but, une destination. Sinon, ils ne pourront pas la retrouver... Marion, où fuis-tu? Que fuis-tu? Pourquoi n'as-tu pas parlé? Deux jours de passent ainsi où Jérôme se partage entre le bébé, son travail et son enquête, pour retrouver Marion...

 

            Marion est arrivée à l'océan. C'est là qu'elle voulait arriver. Elle avait 10 euros en poche et s'est nourrie d'un sandwich, un croissant. Elle n'a pas faim, pas soif de toute façon. Elle n'a pas sommeil. Elle veut juste que ça s'arrête de cogner dans sa tête, elle veut juste ne plus voir cette berline blanche qui s'échappe sous ses yeux de petite fille. Elle ne se rend pas compte qu'elle est en train de faire pareil à son bébé.  Il ne sait pas marcher, il ne l'aura pas vue quitter la maison dans la nuit, avec son imperméable sur sa chemise de nuit blanche, les cheveux emmêlés... Elle fuit, son passé, son présent, son bébé, son mari, sa maison? Elle fuit, ses insomnies, sa vie d'aujourd'hui? 

           

           Sur la plage, elle s'est assoupie deux-trois heures mais ça n'a pas suffi à lui remettre les idées en place, à la recentrer dans sa vie. Elle continue de fuir, elle entre dans l'océan, elle n'a même pas quitté son imperméable ; il flotte à la crête des vagues qui l'ont emportée au plus loin de sa fuite, là où le temps est sans importance, là où l'oubli peut-être est possible... 





  • Ton texte, pour moi, montre le désarroi qu'affronte toutes les jeunes mères après la naissance d'un premier enfant. Pour moi, même au troisième c'étaient des pleurs chaque soir. Une émotivité, sensibilité à fleur de peau mais cela n'a pas duré longtemps. Pour d'autres, c'est la dépression comme pour la femme de ta nouvelle qui se remémore les blessures du passé....
    Bravo pour ce très bel écrit Natacha !

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci Louve. Cette tentation de la fuite, ici chez une jeune accouchée, nous pouvons tous la connaître un jour je crois; et certains vont très loin dans leur fuite, beaucoup trop loin... hélas!

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Poup%c3%a9e des survivantes

      Natacha Karl

  • Un livre pourrait vous intéresser, celui d'un psychologue qui a étudié la question des répercussions de l'enfance sur la vie d'adulte, avec une approche différente : celle de l'enfant intérieur qui sommeille en nous. "Guérir son enfant intérieur" de Moussa Nabati. Que vous vous intéressiez de près ou de loin à ce genre de sujets, il est profond et agréable à lire.
    Votre texte l'était aussi, et le personnage est psychologiquement bien construit justement... si un jour vous voulez faire une fin heureuse vous pourrez vous appuyer sur les mécanismes décrits dans ce livre! Continuez à écrire, les éclats de lumière essaimeront par-ci par-là
    Bien à vous
    Andréa

    · Il y a plus de 6 ans ·
    21765009 129430894369158 8985084520168090888 n

    koya-al-gaad

    • Merci Andrea pour votre lecture si attentive! Je vous remercie pour le conseil de lecture. L'enfant interieur, oui... Dand ce texte, je suis allée un peu loin; dans la vie, moins loin heureusement!

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Poup%c3%a9e des survivantes

      Natacha Karl

    • Très intéressant! Je suis allée me renseigner sur le livre et je vois que l'auteur s'appuie sur les poupées russes; qui sont très présentes chez moi et notamment dans mon livre " Les survivantes". Il n'est pas de hasard, il est des rendez-vous... Merci encore!

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Poup%c3%a9e des survivantes

      Natacha Karl

    • La fiction aide à se projeter de façon plus concrète, ce texte peut aider, vous comme d'autres, à prendre conscience de certains états. Et savoir c'est le premier pas vers la maîtrise de soi!
      Je ne crois pas au hasard non plus. Peut-être faut-t-il que je lise votre livre. Il est sur Amazon?
      Continuez d'écrire, les survivantes aimeront, et ça aidera

      · Il y a plus de 6 ans ·
      21765009 129430894369158 8985084520168090888 n

      koya-al-gaad

    • Oui, merci, je continue à écrire, bien sûr! En effet, mon livre est sur Amazon. Bonne journee!

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Poup%c3%a9e des survivantes

      Natacha Karl

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