futur imparfait
henrival
Si j’ai bonne mémoire tout avait commencé dans les années 2000, l’essor de l’Internet puis du télétravail, la hausse de l’insécurité, la dégradation de l’environnement et la pub qui valorisait la technologie : « Avec le nouveau téléphone machin, plus besoin de sortir de chez soi pour être avec ses amis ». Amis… En scrutant le parc et les enfants qui jouaient, je saisis la commande du cristo-vitre et choisis une vision urbaine, clic, vue sur le sacré cœur, clic, la tour Eiffel. Finalement je vais vivre à New York aujourd’hui, clic. Pour couvrir le bruit de la ventilation j’ai enclenché la sacemusique dans la section rétro, libre de droit d’auteur (sous conditions d’abonnement premium). J’ai ouvert ma session network, après deux minutes, le temps des contrôles de routine de mes droits d’accès par le serveur de régulation du security-net entreprise, j’ai pris mon poste, un peu en avance. Mon travail consistait à piloter une machine outil sur une chaîne de fabrication au Laos. Comme tous mes net-collègues je n’étais identifiable que par mon matricule, comment savoir si le 7196fr-43 avait passé une bonne soirée devant son home cinéma ou si le 9562de-90 vivait une relation épanouie avec une cyber compagne, sûrement pas en conversant devant la machine à café. Tous les distributeurs avaient été supprimés pour cause d’insalubrité cinq ans avant le grand démantèlement des structures de bureau. Aujourd’hui chacun prenait sa pause « hors champs de webcam vigilance » à son ludhome, terme générique désignant le lieu de vie, de travail et de loisirs, équipé d’air pur, d’eau filtrée et de lumière non cancérigène. Au terme de mes huit heures réglementaires de contribution à la croissance, je fis immédiatement quelques courses sur Hypernet, afin d’être livré avant l’heure du repas. Cuisiner me permettait d’oublier la solitude, ainsi que la fonction table d’hôte du cristo-vitre. Cela faisait maintenant trois ans que je vivais seul, Caroline était partie peu après avoir obtenu assez de crédit pour accéder au niveau de classe 3. Sa rencontre avec Marc sur « compagnons par classe » m’avait entraîné vers la dépression, autant que ma relégation au huitième étage dans un ludhome célibataire plus exigu. D’ici peu, en espérant une augmentation de mes émoluments de croissance, ou dès que j’aurai suffisamment économisé de crédits pour accéder à la classe 3, j’essayerai de la reconquérir sur le réseau. Bien sur, je pourrai tenter ma chance auprès d’une autre compagne, mais je n’avais noué aucun contact motivant avec des classes 2 sur le réseau d’immeubles interconnectés accessibles sans risque de sortie extérieure. En attendant, mes parents me manquaient, bien sur on pouvait se voir et converser via skype télécoms, mais l’absence de contact physique depuis dix ans me rendait nostalgique. Selon la règle, ils avaient été relogés dans un réseau d’immeuble parental dès lors que j’eu atteint mes vingt ans, afin que nous puissions chacun jouir des aspirations et loisirs partagés par notre tranche d’âge, enfin selon l’énoncé de la règle… Demain c’est samedi, et le soir je pourrai accéder au centre de loisirs de notre réseau d’immeuble et me retrouver physiquement avec quelques centaines de mes colocataires classe 2. J’ai pris rendez vous avec Stéphane et Sophie, un couple en attente d’autorisation d’enfanter, nous retrouverons sans doute Phil, Jonathan et Marjorie pour aller danser et boire quelques verres en évoquant notre semaine, ou plutôt en essayant de l’oublier et rêver à de meilleurs lendemains, à un changement de classe, un meilleur ludhome, une vie de couple, et même pourquoi pas à un voyage à l’extérieur…